CHAPITRE XXX
Le capitaine Jodral revint juste après la tombée de la nuit en cravachant son cheval, sa robe ample claquant au vent.
— Nous sommes perdus, mon général ! hurla-t-il, l’air hébété.
— Reprenez-vous, Jodral ! lança le général Piras. Qu’avez-vous vu ?
— Ils sont des millions, mon général ! répondit Jodral, au bord de l’hystérie.
— Vous n’avez jamais vu un million de quoi que ce soit, Jodral ! Vous seriez bien en peine de reconnaître un million d’hommes même s’ils se jetaient sur vous. Alors, qu’y a-t-il là-bas ?
— Ils traversent la Sarna, mon général, répondit Jodral en s’efforçant d’empêcher sa voix de trembler. Les rapports concernant cette flotte étaient exacts. J’ai vu les vaisseaux.
— Où ça ? nous sommes à dix lieues de la côte.
— Ils ont remonté la Sarna, mon général, et ils attachent leurs bateaux côte à côte pour former des ponts.
— C’est absurde ! La Sarna fait deux lieues de large à cet endroit ! Ça n’a pas de sens !
— Je sais ce que j’ai vu, mon général. Les autres éclaireurs vont bientôt vous le confirmer. Kaftal est en flammes. On voit la lueur de l’incendie jusqu’ici.
Jodral se retourna et indiqua une énorme lueur orange, mouvante, vers le sud, juste au-dessus des collines qui longeaient la côte entre les forces cynesganes et la mer.
Le général Piras lâcha un juron. C’était la troisième fois de la semaine que ses éclaireurs lui annonçaient le franchissement de la basse Sarna ou de la Verel, mais il n’avait pas encore vu la queue d’un ennemi. En d’autres circonstances il se serait contenté de faire fouetter ses éclaireurs, ou pire, mais cette fois… Les forces qui assaillaient la côte sud étaient composées de chevaliers de l’Église de Chyrellos – des sorciers pour tout homme normal – qui étaient capables de disparaître et de reparaître à plusieurs lieues sur l’arrière. Il convoqua son adjudant sans cesser de jurer.
— Sallat ! cracha-t-il. Réveille les hommes et dis-leur de se préparer ! Si ces maudits chevaliers traversent la Sarna ici, nous devrons donner l’assaut avant qu’ils n’aient pris pied de ce côté du fleuve.
— Ce n’est qu’une ruse, mon général, répondit l’adjudant en regardant son capitaine avec mépris. Chaque fois que ces imbéciles voient trois pêcheurs dans un bateau, on nous annonce la traversée du fleuve.
— Je sais, Sallat. Mais que veux-tu ? Si je laisse passer les chevaliers, le roi Jaluah me fera couper la tête, répondit Piras en écartant les mains dans une attitude fataliste. Sonne la charge, Sallat. Peut-être, cette fois, trouverons-nous un véritable ennemi en arrivant au fleuve.
Zalasta raccompagna les deux prisonnières à leur petite cellule – d’une propreté irréprochable, maintenant – après une de ces entrevues silencieuses, atroces, avec Klæl, le Dieu aux ailes de chauve-souris. Aleanne tremblait comme une feuille. Ehlana se sentait vidée de toute émotion. Il y avait une séduction perverse dans le coup de sonde étrangement doux de cet esprit infini, et chaque fois Ehlana se sentait violée, salie.
— C’est la dernière fois, Ehlana, dit Zalasta. Si ça peut vous consoler, votre mari l’intrigue toujours autant. Il n’arrive pas à comprendre qu’une créature dotée d’un tel pouvoir puisse se soumettre de son plein gré à…
Il hésita.
— À une femme, Zalasta ? acheva-t-elle avec lassitude, à sa place.
— Ce n’est pas ça, Ehlana. Certains des mondes que domine Klæl sont dirigés par des femmes et les hommes n’y jouent qu’un rôle reproducteur. Non, simplement Klæl n’arrive pas à comprendre ce qui vous unit, Émouchet et vous.
— Vous devriez lui expliquer ce que c’est que l’amour, Zalasta. Mais vous n’y comprenez rien vous-même, n’est-ce pas ?
Son visage se figea.
— Bonne nuit, Majesté, lança-t-il d’un ton froid, puis il tourna les talons et referma la porte de la cellule derrière lui.
Ehlana colla son oreille à la porte avant que l’écho du bruit qu’elle avait fait en se refermant ne se soit estompé.
— Ils ne me font pas peur, fit la voix du roi Santheocles.
— Alors vous êtes encore plus stupide que je ne le pensais, répondit sèchement Zalasta. Tous vos alliés ont été écrasés, et vous êtes cernés par vos ennemis.
— Nous sommes des Cyrgaïs, rétorqua Santheocles. Personne ne peut nous résister.
— C’était peut-être vrai il y a dix mille ans, quand vos ennemis étaient vêtus de peaux de bêtes et vous attaquaient avec des poignards de silex. Maintenant, vous avez affaire à des chevaliers de l’Église bardés d’acier, à des guerriers atans qui renverseraient vos soldats d’une pichenette, à des Péloïs qui traversent vos armées comme le vent, à des Trolls qui, non contents de tuer vos hommes, les dévorent, et surtout à Aphraël, qui a le pouvoir d’arrêter le soleil et de vous changer en pierre. Et pour couronner le tout, vous avez affaire à Anakha et au Bhelliom, ce qui veut dire que vous êtes menacé d’anéantissement.
— Cyrgon le tout-puissant nous protégera, fit Santheocles avec une obstination imbécile.
— Allez dire ça à Otha du Zémoch, rétorqua Zalasta d’un ton sarcastique. Il vous expliquera comment le Dieu Aîné Azash a hurlé quand Anakha l’a détruit. Il arrive ! dit-il d’une voix étranglée. Il est plus près que nous ne le pensions !
— De quoi parlez-vous ? demanda Ekatas.
— Anakha ! Il est là ! s’exclama Zalasta. Réveillez vos généraux, Santheocles ! Dites-leur de rameuter leurs troupes et de leur faire fouiller les rues de Cyrga ! Anakha est dans nos murs ! Dépêchez-vous, mon vieux ! Anakha est là, et la mort rôde avec lui dans les rues ! Viens avec moi, Ekatas ! Il faut prévenir Cyrgon et Klæl l’éternel ! La nuit du jugement est proche !
ô Bleu, toi qui bannis tout souci, tout ennui,
Élevant nos cœurs à des hauteurs inouïes…
Elron compta une nouvelle fois sur ses doigts et lâcha un juron. Il avait beau faire, le dernier vers était toujours bancal. Il lança sa plume à l’autre bout de la pièce et se prit la tête à deux mains dans une attitude théâtrale de désespoir artistique : le poète en proie aux affres de la création.
Puis il éleva vers le ciel un visage plein d’espoir. Il venait d’avoir une inspiration : après tout, il écrivait la dernière strophe de son chef-d’œuvre, les critiques n’avaient rien à dire.
Elron tourna et retourna cette décision dans sa tête. Il maudissait le jour où il avait décidé de traduire l’œuvre la plus importante de sa carrière en alexandrins héroïques. Il détestait les alexandrins. C’était une forme de versification contraignante, qui obéissait à des lois trop strictes, et il avait l’impression d’être ligoté par une corde sur laquelle un ennemi maléfique aurait exercé une violente traction à chaque fin de ligne. Décidément, la genèse de son Ode au Bleu lui infligeait des souffrances comparables à celles de l’accouchement.
Il était tellement absorbé qu’il n’aurait su dire depuis combien de temps les cris se faisaient entendre. Il se leva, agacé, et alla regarder, par la fenêtre, ce qui se passait dans la rue. Quel était donc ce vacarme ?
Les soldats de Scarpa – des serfs incultes et mal lavés, pour la plupart – couraient dans tous les sens en hurlant de terreur. Allons, que leur arrivait-il encore ?
Elron se pencha un peu pour regarder ce qui se passait à l’autre bout de la rue. Une drôle de lumière venait de la partie de Natayos qui était encore envahie par les ronces et les broussailles. Elron fronça le sourcil. Ça ne ressemblait pas à la lumière des torches. C’était une lueur blanche, blafarde, qui né vacillait pas. Et qui venait d’une douzaine de sources différentes.
Puis Elron entendit la voix de Scarpa s’élever au-dessus du tumulte. Ce dingue hurlait des ordres d’un ton impérieux, mais personne ne l’écoutait. La racaille qui était son armée se déversait dans les rues de la ville en ruine et courait vers la porte principale, se bousculait, braillait, jouait des coudes et donnait des coups bas pour franchir la porte désespérément obstruée. De l’autre côté de la palissade, Elron voyait des torches qui fuyaient dans la jungle. Au nom du Ciel, que se passait-il ?
C’est alors qu’il sentit ses os se liquéfier. Il regarda, pétrifié d’horreur, les silhouettes luisantes qui émergeaient des ruines et s’avançaient implacablement le long de l’avenue menant à la porte. Après avoir dépeuplé Panem-Dea, Norenja et Synaqua, Ceux-qui-brillent arrivaient à Natayos !
Le poète ne resta pétriié qu’un moment. Son esprit soudain le retard. Il ne fallait pas songer à fuir. La foule se pressait à la porte et même ceux qui étaient juste devant avaient peu de chances de réussir à sortir. Elron se précipita à sa table et souffla sa chandelle, plongeant la pièce dans l’obscurité. Il courut frénétiquement de pièce en pièce, en trébuchant dans les ténèbres, à la recherche d’autres chandelles allumées susceptibles de trahir sa présence.
Puis, s’estimant rassuré, celui qu’on connaissait en Astel sous le nom de Sabre regagna furtivement sa chambre et scruta peureusement la rue par le coin de sa fenêtre.
Scarpa était planté sur un mur branlant, sa cape de velours élimé drapée sur ses épaules, sa couronne minable de guingois sur la tête, et lançait des ordres contradictoires à des régiments qu’il était seul à voir.
Non loin de là, Cyzada récitait une incantation en esquissant des gestes compliqués avec ses doigts. Dieu sait quels maléfices il espérait attirer sur les créatures silencieuses, lumineuses, qui avançaient vers lui. Sa voix caverneuse monta de plusieurs octaves, devint discordante, et il battit l’air des deux bras, exagérant frénétiquement ses gestes.
L’un des envahisseurs incandescents s’approcha de lui. Le Styrique se mit à hurler et recula précipitamment, mais trop tard. La main phosphorescente l’avait effleuré. Il tomba en arrière comme s’il avait reçu un coup violent. Dans le mouvement il se retourna, et Elron vit son visage.
Le poète eut un haut-le-cœur et porta ses deux mains à sa bouche pour étouffer tout bruit susceptible de trahir sa présence. Cyzada d’Esos se dissolvait. Son visage déjà méconnaissable glissait sur les os de sa face comme de la cire fondue, et une tache qui s’étendait rapidement maculait le devant de sa robe blanche. Il eut quelques soubresauts spasmodiques en direction de Scarpa qui délirait de plus belle, tendit avidement vers lui ses mains squelettiques, dénudées par la chair réduite à une sorte de sanie immonde. Et le Styrique s’écroula lentement sur les pierres, la pourriture gargouillante qu’était devenu son corps trempant le tissu de sa robe.
— Les archers aux premiers rangs ! ordonnait Scarpa de sa voix profonde, théâtrale. Arrosez-les de flèches !
Elron se laissa tomber sur le plancher de sa chambre et s’éloigna de la fenêtre en rampant.
— La cavalerie sur les flancs ! ordonna Scarpa. Sabre au clair !
Le poète se dirigea à tâtons vers sa table.
— Garde impériale ! hurla Scarpa ! Au pas de marche !
Elron trouva le pied de la table, se redressa, rassembla fébrilement les papiers épars dessus.
— Premier régiment… chaargez ! commanda Scarpa d’une voix de stentor.
Dans sa précipitation, Elron renversa la table. Il laissa échapper un gémissement.
— Deuxième régiment...
Scarpa s’interrompit net et il se mit à hurler. Elron chercha à tâtons les pages inestimables de l’Ode au Bleu tombées à terre.
— Maman ! s’écria Scarpa d’une voix stridente. Pitiépitiépitié !
La voix de stentor se réduisit à une sorte de grincement liquide, implorant : « Pitiépitiépitié ! », puis se perdit dans un gargouillis terrible, et ce fut le silence.
Les mains crispées sur les pages qu’il avait réussi à récupérer, Sabre abandonna ses recherches, et fila à quatre pattes sous le lit.
Bhlokw traversa le terrain jonché de gravier en traînant la patte, une expression de reproche sur sa face velue.
— Tu as mal agi, U-lat, fit-il d’un ton accusateur. Nous sommes compagnons de meute, et tu as dit une chose qui n’était pas vraie.
— Voyons, Bhlokw, je n’ai jamais rien fait de tel, protesta Ulath.
— Tu as mis dans le ventre que j’ai dans la tête l’idée que les grosses bêtes avec du fer sur la figure étaient bonnes à manger. Elles ne sont pas bonnes à manger.
— Quoi, Bhlokw, elles étaient mauvaises ? releva Tynian, consterné.
— Très mauvaises, Tin-in. Je n’ai jamais rien mangé de si mauvais.
— Je ne savais pas, Bhlokw, répondit Ulath d’un ton d’excuse. Je pensais que, grands comme ils étaient, avec un ou deux, tu serais calé.
— Je n’en ai mangé qu’un, répondit Bhlokw. Il était tellement mauvais que je n’en ai pas voulu d’autre. Même les Ogres n’en voudraient pas, et pourtant… Je suis mécontent que tu m’aies dit une chose qui n’était pas vraie, U-lat.
— Je m’en veux, avoua Ulath. J’ai parlé sans savoir, et c’était très mal, je le reconnais.
La reine Betuana prit Tynian à part.
— Combien de temps nous faudra-t-il pour arriver à la Cité Occulte, Tynian-chevalier ? demanda-t-elle.
— Votre Majesté parle-t-elle du temps que ça va prendre ou du temps que nous aurons l’impression que ça prend ?
— Les deux.
— Il nous semblera que ça dure des semaines, Betuana-reine, mais en réalité, nous y arriverons instantanément. Nous avons quitté Mathérion il y a quelques semaines en temps réel, Ulath et moi, mais nous avons l’impression d’être sur la route depuis près d’une année. C’est très bizarre. Enfin, on finit par s’y faire au bout d’un moment.
— Nous devrions partir si nous voulons être à Cyrga avant le matin.
— Je vais dire à Ulath d’en parler à Ghnomb. C’est lui qui fige le temps, mais c’est aussi le Dieu du Manger et je crains qu’il ne nous en veuille. Les Trolls ont tué les guerriers de Klæl dans l’espoir de les manger, et ils n’ont pas aimé ça.
— Comment faites-vous pour supporter ces Trolls-bêtes ? demanda-t-elle en frémissant. Ce sont des créatures horribles.
— Ils ne sont pas si mauvais, au fond. Ils ont un sens moral élevé, ils sont d’une loyauté farouche envers leur meute, ils ne savent pas mentir et ils ne tuent que pour manger, ou pour se défendre. Dès qu’Ulath aura fini de faire ses excuses à Bhlokw, nous invoquerons Ghnomb et nous lui demanderons d’arrêter le temps afin que nous soyons à Cyrga en temps et en heure. C’est ça qui risque de prendre le plus de temps, ajouta-t-il en faisant la grimace. Il faut être patient quand on essaie d’expliquer quelque chose aux Dieux des Trolls, et ce n’est pas si facile que ça en a l’air de faire amende honorable avec eux. Ils n’ont pas de mots pour dire « pardon » ou « je regrette ». Sûrement parce qu’ils ne font jamais rien dont ils pourraient avoir honte.
— Restez tranquille, Gahenas ! souffla Liatris. Ils sont dans la pièce à côté.
Elles étaient cachées dans un réduit obscur des appartements privés de Gahenas. Liatris écoutait à la porte, une dague à la main.
Elles attendaient, les nerfs tendus à bloc.
— Ils sont partis, annonça Liatris. Attendons encore un peu quand même.
— Vous voulez bien me dire ce qui se passe ? demanda Gahenas avec irritation.
— Chacole a envoyé des gens pour vous tuer, répondit Elysoun. Nous sommes venues aussitôt que nous l’avons découvert.
— Chacole ? Mais pourquoi ?
— Parce que vous en savez trop long sur ses projets.
— Ce projet imbécile d’impliquer Cieronna dans une fausse tentative d’assassinat ?
— Ce n’est pas une fausse tentative, et Cieronna n’est concernée ni de près ni de loin. Chacole et Torellia projettent d’assassiner notre mari pour de bon.
— Trahison ! hoqueta Gahenas.
— Pas vraiment. Chacole et Torellia appartiennent à des familles royales en guerre larvée avec l’empire tamoul, et elles reçoivent leurs ordres de leur pays d’origine. L’assassinat de Sarabian serait plutôt un acte de guerre.
Elysoun s’interrompit et ferma les yeux, en proie à une soudaine nausée.
— Qu’y a-t-il ? Ça ne va pas ? demanda Liatris.
— Ce n’est rien. Ça va passer. J’aurais dû manger quelque chose quand vous m’avez réveillée, c’est tout.
— Vous êtes blanche comme un linge. Vous êtes malade ?
— Je suis enceinte, si vous voulez vraiment le savoir.
— Ça vous pendait au nez, fit Gahenas d’un ton pincé. Je suis même étonnée que ce ne soit pas arrivé plus tôt, compte tenu de votre conduite. Je devrais plutôt dire votre inconduite. Vous savez qui est le père ?
— Sarabian, répondit Elysoun en haussant les épaules. Vous croyez que nous pouvons sortir, maintenant ? Je pense que nous ferions mieux de rejoindre notre mari le plus vite possible. Si Chacole a envoyé des gens pour tuer Gahenas, il est probable qu’elle en a fait autant pour Sarabian.
— Elle a dû poster des espions à toutes les portes, objecta Liatris.
— Pas toutes, ma chère, rétorqua Elysoun avec un sourire. J’en connais au moins trois dont elle ignore l’existence. Vous voyez, Gahenas, le fait d’avoir une vie sociale active présente certains avantages. Jetez un coup d’œil dans le couloir, Liatris. Nous allons tirer Gahenas d’ici avant que les assassins de Chacole ne reviennent.
Le Cyrgaï qui montait la garde à la porte de bronze recula peureusement quand Émouchet gravit les dernières marches à la tête de ses compagnons.
— Yala Cyrgon ! dit-il en plaquant son poing ganté d’acier sur son pectoral.
— Réponds, Anakha ! souffla Xanetia. C’est la coutume.
— Yala Cyrgon ! fit Émouchet en se frappant la poitrine, prenant soin de ne pas laisser s’ouvrir la cape empruntée au garde du temple, sous laquelle il portait sa cotte de mailles en lieu et place du pectoral.
Le garde ne remarqua rien et rejoignit ses collègues dans le poste de garde qui jouxtait la porte. Émouchet et ses compagnons franchirent la porte et s’engagèrent dans une large rue menant à une place centrale.
Il semblait, d’en bas, que les seuls bâtiments situés à l’intérieur de l’enceinte supérieure de Cyrga étaient la forteresse et le temple, mais ce n’était pas tout à fait vrai. Il y avait des constructions basses, à l’air utilitaire. Sans doute des entrepôts, se dit Émouchet.
— Talen, souffla-t-il par-dessus son épaule, trouve un endroit où nous serons à l’abri pendant que Xanetia part en reconnaissance.
Le gamin se fondit dans les ombres. Un instant plus tard, en réponse à un ordre chuchoté, ils s’approchaient furtivement d’une porte qu’il avait ouverte.
— Ne bougez pas de là, murmura la voix d’Aphraël dans le noir. Nous allons chercher Ehlana et Aleanne, Xanetia et moi.
— Où étais-tu passée ? demanda Talen.
— Oh, par-ci, par-là, répondit-elle. J’avais demandé à ma famille d’aider les autres à nous rejoindre, et je voulais être sûre que tout se passait comme prévu.
— Alors ?
— Alors tout va bien. Allons-y, Xanetia. Nous avons du pain sur la planche.
— Ah, les voilà ! fit Setras. Nous n’en étions pas si loin, en fin de compte.
— Vous êtes sûr, Divin Setras, que ce sont les bons pics, cette fois ? demanda Heldin de sa voix de basse, en lorgnant les deux spires étincelantes qui se dressaient au milieu d’un amas de roches noires, disloquées, de l’autre côté du désert.
— Absolument ! répondit joyeusement Setras. Ils sont exactement tels qu’Aphraël me les a décrits. Vous avez vu comme ils brillent au clair de lune ? Il n’y a plus qu’à trouver la porte. Elle doit être sur la ligne qui part de l’espace entre les deux pics.
— Vous êtes sûr ? demanda Bergsten. C’est ainsi qu’on la repère au sud, mais en va-t-il de même ici, au nord ?
— On voit bien que vous n’avez jamais rencontré Cyrgon. C’est l’être le plus borné que j’aie jamais vu. S’il y a une porte au sud, il doit y en avoir une au nord, vous pouvez lui faire confiance. Attendez-moi ici ; je reviens tout de suite.
Il s’éloigna dans le désert, en direction des deux pics qui brillaient sous la lune.
— Il y a une chose qui m’échappe, fit l’Atana Maris dans son élène un peu hésitant. Ce Setras est un Dieu ; alors comment fait-il pour se perdre ? S’il était humain, je dirais qu’il est bête à manger du foin. Mais étant un Dieu, il ne peut être stupide, n’est-ce pas ?
— Sur ce sujet, c’est Sa Grâce qu’il faut consulter, répondit Heldin. C’est notre expert en théologie.
— Est-ce possible, Bergsten-prêtre ? insista Maris. Un Dieu peut-il être stupide ?
— Notre Dieu ne l’est pas, éluda Bergsten. Et je suis sûr que le vôtre non plus.
— Vous ne répondez pas à ma question, Bergsten.
— Vous avez raison, Atana. Et je n’y répondrai pas. Si vous voulez vraiment le savoir, je vous emmènerai à Chyrellos quand tout ça sera fini, et vous pourrez interroger Dolmant.
— C’est bien trouvé, messire Bergsten, murmura Heldin.
— Vous, ta gueule.
— A vos ordres, Votre Grâce.
— C’est vraiment archaïque, fit Bévier d’un ton réprobateur.
— En tout cas, ça a l’air solide, rétorqua Kalten.
— Pas d’accord. Le corps principal du palais a été érigé tout contre le mur d’enceinte. Ça économise la construction d’un mur, mais ça compromet l’intégrité structurelle de l’ensemble. Donne-moi quelques mois, quelques catapultes, et je te réduis tout ça en pièces détachées.
— Je pense que la catapulte n’était pas inventée quand ils ont bâti ça, objecta Émouchet. C’était probablement la plus redoutable forteresse du monde, il y a dix mille ans.
Ils observaient le sinistre édifice depuis une petite fenêtre de l’entrepôt où ils s’étaient cachés. Comme l’avait fait remarquer Bévier, le bâtiment principal était adossé à l’enceinte qui séparait la ville haute du reste de Cyrga. De courtes tours abritant des escaliers montaient à l’assaut du grand donjon central qui dominait le reste du palais. Le bâtiment semblait avoir été construit moins pour dominer la cité que pour contempler le temple de calcaire blanc. Les Cyrgaïs n’avaient d’yeux que pour leur Dieu et tournaient le dos au reste du monde.
Talen ouvrit la porte de l’entrepôt pour laisser entrer Aphraël et Xanetia et la referma aussitôt derrière elles. Une douce lueur éclaira le visage de l’Anarae.
— Nous les avons trouvées, annonça la Déesse-Enfant. Le cœur d’Émouchet fit un bond dans sa poitrine.
— Comment vont-elles ?
— Leur sort n’est guère enviable. Elles sont fatiguées, affamées et terrifiées. Zalasta les a emmenées voir Klæl, et ça suffirait à terroriser n’importe qui.
— Où sont-elles ? demanda Mirtaï d’une voix tendue.
— Tout en haut de la plus haute tour, à l’arrière du palais.
— Vous leur avez parlé ? demanda Kalten.
Aphraël secoua la tête.
— C’aurait été très imprudent.
— Dites, Xanetia, intervint pensivement Bévier, les gardes du temple se déplacent-ils librement dans le palais ?
— Que nenni, doux sire. Ils n’ont aucune raison d’y entrer.
— Alors nous pouvons nous débarrasser de ça, fit Kalten en ôtant le casque de bronze décoré et la cape sombre qu’il avait fauchés dans la ville basse. Nous ressemblons encore à des Cyrgaïs. Qu’est-ce qui nous empêcherait de voler d’autres uniformes et d’entrer comme si de rien n’était ?
— Ce serait trop dangereux, répondit Xanetia. Les soldats qui gardent le palais appartiennent à la même famille royale et se connaissent tous.
— Nous devons trouver un moyen d’entrer dans cette tour ! fit désespérément Kalten.
— Si nous ne pouvons nous introduire dans le palais, nous pouvons peut-être y entrer par l’extérieur, fit calmement Mirtaï.
— En l’escaladant, vous voulez dire ? demanda Kalten, incrédule.
— Ce n’est pas aussi difficile que ça en a l’air, Kalten. Les parois sont faites de blocs de pierre grossièrement taillés, qui offrent toutes les prises nécessaires. Je pourrais escalader ce mur comme une échelle s’il le fallait.
— Je n’ai pas votre agilité, Mirtaï, reprit-il d’un ton d’excuse. Je ferais n’importe quoi pour sauver Aleanne, mais elle sera bien avancée si je m’écrase cinq cents pieds plus bas, sur les dalles de la cour.
— Nous avons des cordes, Kalten. Je veillerai à ce que vous ne tombiez pas. Talen pourrait escalader cette paroi comme un écureuil, et j’en ferais presque autant. Si Stragen et Caalador étaient là, ils seraient déjà à mi-hauteur de cette tour.
— Nous portons des cottes de mailles, Mirtaï, objecta Bévier. Gravir une paroi verticale avec soixante-dix livres d’acier sur les épaules n’est pas une mince affaire.
— Eh bien, enlevez-la.
— Je pourrais en avoir besoin en arrivant au sommet.
— Aucun problème, affirma Talen. Nous en ferons un balluchon que nous tirerons derrière nous. Ça me plaît, Émouchet. C’est simple et de bon goût. Mirtaï a été entraînée par Stragen et Caalador et je suis un monte-en-l’air né. Nous vous enverrons des cordes à tous les niveaux de l’escalade. Vous pourrez hisser vos cottes de mailles et vos épées derrière vous. Nous devrions être en haut de cette tour en un rien de temps. Ce n’est pas si compliqué, Émouchet. Nous pouvons le faire.
— Je ne vois pas d’autre solution, concéda Émouchet.
— Eh bien, allons-y, décréta Mirtaï. Tirons Ehlana et Aleanne de là, et quand elles seront en sûreté, nous pourrons réduire cet endroit à néant.
— Quand j’aurai récupéré mon vrai visage, ajouta fermement Kalten. J’estime qu’Aleanne a bien droit à ce minimum d’égards.
— Faisons-le tout de suite, Xanetia, approuva Aphraël. Sans ça il va nous enquiquiner toute la nuit.
— Enquiquiner ? releva Kalten.
— De quelle couleur étaient tes cheveux, déjà ? Violets, c’est ça, hein ?