CHAPITRE XXVII
— Ils sont partis, souffla Talen. Vous pouvez y aller. Kalten et Émouchet sortirent des broussailles, se jetèrent sur la carriole chargée de bois et la mirent hors de vue. Il était près de midi.
— Je pense toujours que c’est une idée stupide, grommela Kalten. Même si nous arrivons à franchir la porte, comment ferons-nous pour décharger nos armes et nos cottes de mailles sans attirer l’attention ? Et comment allons-nous sortir de l’enclos des esclaves pour les récupérer ?
— Fais-moi confiance.
— Ce gamin est usant, geignit Kalten.
— Tout ira bien, répondit Bévier. Xanetia nous a dit que les surveillants cynesgans ne faisaient pas très attention à leurs esclaves. Enfin, pour le moment, je suggère que nous partions avec cette carriole avant que ses propriétaires ne découvrent sa disparition.
Ils tirèrent la voiture déglinguée sur la piste et rejoignirent Xanetia et Mirtaï qui les attendaient dans les buissons.
— Voilà nos héros avec leur prise de guerre, annonça Mirtaï d’un ton funèbre.
— Je vous adore, chère petite sœur, rétorqua Émouchet, mais je vous trouve un peu insolente. Kalten n’a pas tort. Les gardes cynesgans sont peut-être trop bêtes pour faire attention à nous, mais les autres esclaves risquent de nous remarquer et d’attirer l’attention sur nous.
— Je vais m’en occuper, répondit le gamin en se laissant tomber à genoux pour scruter le dessous de la charrette. Aucun problème, répondit-il avec assurance en se relevant et en essuyant la poussière de ses genoux.
Ils avaient ôté les manches et le capuchon des robes cynesganes qu’ils avaient achetées à Vigayo et les avaient coupées au-dessus du genou. Elles ressemblaient maintenant beaucoup aux sarraus des esclaves qui trimaient dans les champs et les bois autour de Cyrga.
Pendant que les autres s’égaillaient dans les bois pour faucher des rondins sur les tas faits par les esclaves, Talen resta auprès de la voiture. Le temps qu’ils reviennent, il avait fini ce qu’il faisait, ainsi que le constata Émouchet.
— Tu veux voir ça ? proposa le gamin.
Émouchet s’agenouilla pour examiner le travail. Talen avait coincé le bout de minces branches d’arbres entre le fond de la charrette et le montant, et les avait entrelacées pour en faire une sorte de nacelle qui doublait tout le fond.
— Tu es sûr que ça ne va pas se démantibuler avec les secousses ? demanda Émouchet d’un ton dubitatif. Nous aurons bonne mine si nos armes et nos cottes de mailles tombent par terre au moment où nous franchirons les portes.
— Je monterai dedans moi-même si tu veux, répliqua Talen.
— Attache les épées ensemble et mets de l’herbe autour des cottes de maille pour étouffer les cliquetis, grommela Émouchet.
— Oui, ô glorieux chef. Et combien d’autres choses auxquelles j’ai déjà pensé vas-tu encore me dire ?
— Fais ce que je te dis, Talen. Et épargne-moi tes insolences.
— Je ne dis pas ça pour vous embêter, Mirtaï, disait Kalten. C’est juste que vous avez de très jolies jambes.
Mirtaï releva un peu le bas de sa jupe, examina ses longues jambes dorées et jeta un regard noir à Kalten.
— C’est vrai qu’elles ne sont pas mal, hein ?
— En effet, et on les verra moins si vous les couvrez de boue. Les gardes postés aux portes ne sont sûrement pas aveugles ; si l’un d’eux remarque vos jambes, il risque de se poser des questions, et il se pourrait qu’il ait envie de voir ça de plus près.
— Il n’a pas intérêt, répondit-elle laconiquement.
— Il y a moins de repaires d’hommes-choses à cet endroit Sopal ou à l’endroit Arjun, nota Bhlokw en arrivant à Zhubay.
Ils savaient qu’il n’en était rien, mais ils avaient l’impression d’avoir voyagé pendant plusieurs jours.
— En effet, répondit Ulath. C’est un endroit plus petit, et il y a moins d’hommes-choses.
— Il y a des tanières de toile de l’autre côté du trou d’eau, ajouta le Troll en indiquant les tentes dressées sur la rive opposée de l’oasis.
— Ce sont les tanières de ceux que nous chassons, confirma Ulath.
— Es-tu sûr que nous avons le droit de les tuer et de les manger ? reprit Bhlokw. Vous ne m’avez pas laissé faire à l’endroit Sopal, à l’endroit Arjun et à l’endroit Nat-os.
— Ici, tu peux. Nous avons mis des appâts exprès pour les attirer afin de pouvoir les chasser et les manger.
— Avec quoi appâte-t-on les hommes-choses ? demanda Bhlokw, intéressé. Ce serait bon à savoir si les Dieux vont mieux dans leur tête et nous permettent à nouveau de chasser les hommes-choses.
— Nous les appâtons avec des pensées, Bhlokw. Ils sont venus ici parce que certains de nos compagnons de meute leur ont mis dans la tête l’idée que les grands hommes-choses à la peau jaune y seraient aussi et ils veulent se battre avec eux.
Le visage de Bhlokw se convulsa, esquissant ce qui pouvait passer pour un sourire.
— C’est un bon appât, U-lat, dit-il. Je vais faire venir Ghworg et Ghnomb et leur dire que nous allons chasser, maintenant. Combien pouvons-nous en tuer et en manger ?
— Tous, Bhlokw. Tous.
— Ce n’est pas bien pensé, U-lat. Si nous les tuons tous, ils ne se reproduiront pas et il n’y en aura plus à chasser la saison prochaine. Il faut toujours en laisser fuir quelques-uns pour qu’ils puissent se reproduire et que nous ayons toujours à manger.
Ulath réfléchit pendant que Bhlokw lançait le sort d’invocation. Les Trolls étaient des chasseurs, non des guerriers, et il n’avait pas le temps de lui expliquer le concept de guerre totale. Il décida d’en rester là.
Bhlokw s’entretint un moment avec ses Dieux dans la lumière grisâtre du Non-Temps, puis il leva sa face de brute et hurla ses ordres aux Trolls.
La grande masse hirsute déferla du haut de la colline, se divisa comme les deux bras d’un fleuve en arrivant au village, le contourna, s’engagea entre les tentes des Cynesgans, et ce fut la curée. Bhlokw fit un signe, la lumière métallique du temps figé vacilla et le soleil revint.
Ça fit pas mal de bruit, évidemment. Aucun individu normalement constitué ne peut sans se mettre à hurler voir un Troll sortir de nulle part et se dresser devant lui.
Le carnage fut terrifiant. Les Trolls ne se contentaient pas de tuer les Cynesgans ; ils les découpaient en morceaux dans la perspective du festin qui devait s’ensuivre.
— Il y en a qui s’échappent, observa Tynian en indiquant un certain nombre de Cynesgans qui fuyaient, paniques, vers le sud en cravachant désespérément leurs chevaux.
— Les reproducteurs, répondit Ulath en haussant les épaules. C’est un concept troll. Ils assurent la reproduction du troupeau, et comme ça, les Trolls ne risquent pas de mourir de faim. S’ils les mangeaient tous aujourd’hui, il n’en resterait plus pour le dîner de demain.
Tynian eut un frisson de dégoût.
— Je suis bien d’accord, acquiesça Ulath. Mais il faut respecter les us et coutumes de ses alliés.
Au bout d’une demi-heure, toutes les tentes étaient aplaties, il n’y avait plus un ennemi vivant dans le secteur et les Trolls s’installèrent pour festoyer. La menace cynesgane du nord avait été radicalement éliminée ; les Trolls pouvaient maintenant rejoindre l’armée qui marchait sur Cyrga.
Khalad se redressa d’un bond et repoussa sa couverture.
— Bérit ! appela-t-il sèchement.
Bérit s’éveilla en sursaut et tendit machinalement la main vers son épée.
— Non, fit Khalad. Vous n’aurez pas besoin de ça. Vous savez ce que c’est que le grisou ?
— Jamais entendu parler, répondit Bérit en bâillant à se décrocher la mâchoire.
— Il faut que je parle à Aphraël. Combien de temps vous faudrait-il pour m’apprendre le sort ?
— Ça dépend. Je ne pourrais pas lui traduire ce que tu as à dire ?
— Non. J’ai des questions à lui poser, et vous n’y comprendriez rien. Il faut que je lui parle en personne. C’est très important, Bérit. Il n’est pas indispensable de parler la langue pour répéter les paroles, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais trop rien. Séphrénia et le Styrique qui lui a succédé à Démos ne voulaient pas que nous récitions les paroles sans comprendre. Ils disaient que nous devions penser en styrique.
— C’était peut-être leur vision des choses ; ce n’est pas forcément celle d’Aphraël. Essayons toujours. Nous verrons bien si ça marche.
Ça leur prit près de deux heures. Bérit crevait de sommeil et commençait à devenir hargneux.
— Je n’arriverai jamais à prononcer tous les mots convenablement, dit enfin Khalad. Il y a des sons que ma bouche ne peut articuler. Enfin, on va bien voir…
— Tu vas la mettre de mauvais poil, l’avertit Bérit.
— Ça lui passera. Allez, c’est parti.
Khalad articula le sort comme il put tandis que ses doigts esquissaient les gestes accompagnateurs.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Khalad ? fit une voix à ses oreilles.
— Je te demande pardon, Flûte, répondit-il humblement, mais il y a urgence.
— Bérit va bien, j’espère ? demanda-t-elle avec angoisse.
— Il va très bien. C’est juste que j’avais besoin de te parler en personne. Tu sais ce que c’est que le grisou ?
— Oui. C’est ce qui tue parfois les mineurs. Où veux-tu en venir ? Je suis occupée, là.
— Un peu de patience, ô Divine. J’essaie de m’expliquer clairement. Tu as dit que les soldats de Klæl respiraient quelque chose qui ressemblait au gaz des marais et tu sais que nous avons vu certains de ces guerriers se précipiter dans une grotte. Eh bien, je me demande si Klæl n’a pas rempli la grotte de gaz des marais afin que ses soldats puissent y respirer. À moins que le gaz ne s’y soit déjà trouvé…
— Tu pourrais en venir au fait, s’il te plaît ?
— Y a-t-il un rapport entre le grisou et le gaz des marais ?
Elle poussa un de ces longs soupirs qui disaient mieux qu’un discours à quel point elle était exaspérée.
— Un énorme rapport, Khalad : c’est la même chose.
— Je t’aime, Aphraël ! fit-il en riant. Je me disais bien, aussi. Nous sommes dans le désert et il n’y a pas de marais dans la région. Je me demandais vraiment où Klæl aurait pu trouver du gaz des marais pour remplir cette grotte. Il n’a pas eu besoin de le faire. Si le gaz des marais est la même chose que le grisou, il n’avait qu’à trouver une grotte dans laquelle passait une veine de charbon.
— Très bien. Maintenant que j’ai répondu à tes questions et satisfait ta curiosité scientifique, je peux partir ?
— Encore un instant, ô Divine Aphraël, fit-il en se frottant les mains avec jubilation. Tu pourrais faire entrer un peu de notre air dans cette grotte de sorte qu’il se mélange avec le grisou que respirent ces soldats ?
Il y eut encore une de ces longues pauses.
— Ça, Khalad, c’est une idée horrible ! dit-elle enfin.
— Et ce qui est arrivé à messire Abriel et aux chevaliers de Vanion, ce n’était pas horrible ? C’est la guerre, Aphraël, et nous devons absolument la gagner. Si les soldats de Klæl peuvent retourner dans cette grotte pour reprendre leur souffle, ils en ressortiront et attaqueront nos amis chaque fois que nous aurons le dos tourné. Nous devons trouver le moyen de les neutraliser et je pense le connaître. Pourrais-tu nous ramener à la grotte où nous avons vu ces soldats ?
— Très bien, fit-elle d’un ton morne.
— Que complotez-vous, tous les deux ? demanda Bérit.
— Un moyen de gagner la guerre, Bérit. Ramassez vos affaires. Aphraël nous ramène à cette fameuse grotte.
— Il en vient toujours ? demanda Vanion à Endrik qui fermait la marche.
— Oui, messire ! hurla Endrik en réponse. Mais il y a pas mal de retardataires.
— Très bien. Ils commencent à faiblir, fit Vanion en regardant l’étendue désolée. Nous avons toute la place qu’il nous faut. Nous allons les faire courir un peu.
— C’est très cruel, Vanion, fit Séphrénia d’un ton réprobateur.
— Ils ne sont pas obligés de nous suivre, ma tant aimée. Pressons un peu l’allure, messieurs, ordonna-t-il en se dressant sur ses étriers. Je veux que ces monstres piquent un sprint.
Les chevaliers s’engagèrent au galop dans le désert.
— Ils rompent la formation ! annonça Endrik au bout d’une demi-heure.
Vanion leva son bras cuirassé d’acier pour ordonner la halte. Puis il retint son cheval et regarda vers l’arrière.
Les géants avaient renoncé à les poursuivre et se ruaient en titubant vers les collines qui se dressaient à quelques lieues de là, vers l’ouest.
— Ça recommence, constata Vanion. D’après Aphraël, les autres ont constaté le même phénomène. Les guerriers de Klæl nous poursuivent un moment, puis c’est la débandade et ils courent vers les collines les plus proches. Que peuvent-ils bien y trouver ?
— C’est bizarre, en effet, répondit Séphrénia.
— Quand nous amorcerons l’avance finale sur Cyrga, reprit Vanion avec gravité, nous n’aurons pas le loisir d’épuiser ces monstres à la course, or il y a gros à parier que Klæl formera des unités plus conséquentes que celle-ci. Nous devons trouver un moyen de les neutraliser pour de bon, ou nos chances d’arriver vivants à Cyrga sont à peu près nulles.
— Messire Vanion ! beugla l’un des chevaliers, affolé. Il en vient d’autres !
— Où ça ? demanda Vanion en regardant autour de lui.
— À l’ouest !
Vanion regarda en direction des collines qui se dressaient sur l’horizon et vit deux régiments de guerriers masqués : celui qu’ils avaient affronté un peu plus tôt s’éloignait en désordre. L’autre venait vers eux, et contrairement au premier, celui-ci ne donnait pas signe de fatigue.
— Ridicule ! murmura Talen en palpant son bracelet de cheville du bout de ses doigts sensibles.
— Tu dis toujours que tu ouvrirais n’importe quoi, fit Kalten dans un murmure accusateur.
— Même toi, tu y arriverais, Kalten. Je n’ai jamais vu ça.
— Débarrasse-nous de ces chaînes, Talen, et fais-nous grâce de tes commentaires, souffla Émouchet.
Ils étaient entrés dans la ville sans encombre, au coucher du soleil, en se mêlant aux ramasseurs de bois. Ils les avaient suivis vers une place carrée située non loin de la porte, avaient déchargé leur voiture sur l’un des tas de bois, appuyé ladite voiture sur un mur de pierre, avec les autres. Puis ils avaient docilement suivi le mouvement et s’étaient retrouvés parqués comme du bétail dans de grandes baraques. Là, les Cynesgans leur avaient fixé à la cheville un anneau de fer relié au mur par une chaîne.
On leur avait donné une soupe à l’eau dans laquelle flottaient trois légumes, puis ils avaient attendu la tombée de la nuit, couchés sur la paille sale qui jonchait le sol. Xanetia n’était pas avec eux. Elle errait dans les rues, silencieuse et invisible.
— Arrête de bouger, Kalten ! souffla Talen. Comment veux-tu que j’enlève ta chaîne si tu remues comme ça ?
— Pardon.
Le gamin se concentra un instant, et la serrure céda avec un cliquetis. Puis il rampa sur la paille crissante.
— Pas de familiarités ! protesta Mirtaï dans les ténèbres.
— Pardon. Je cherchais ta cheville.
— Oui, eh bien, elle est à l’autre bout de ma jambe.
— Qu’est-ce que vous faites, les gars ? fit une voix geignarde, derrière Kalten.
— Ça ne te regarde pas, lança Kalten. Retourne dormir.
— Dites-moi ce que vous faites ou j’appelle les gardes.
— Fais-le taire, Kalten, murmura Mirtaï. C’est un mouchard.
— Je m’en occupe, répondit Kalten avec détermination.
Ils l’entendirent s’éloigner sur la paille crissante.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda la voix pleurnicharde de l’esclave. Comment t’es-tu…
Il ne devait jamais achever sa question. Il y eut un soudain bruit de lutte dans la paille, puis un gargouillis sifflant.
— Que se passe-t-il ? demanda une voix hargneuse depuis la baraque des surveillants.
La porte s’ouvrit et un pinceau de lumière barra la cour.
Il n’y eut pas de réponse, juste quelques bruits spasmodiques dans la paille. Kalten regagna sa place, le souffle un peu court, enroula rapidement sa chaîne autour de sa cheville et la couvrit de paille.
Ils attendirent en rentrant la tête dans les épaules, mais le surveillant cynesgan avait manifestement renoncé à poursuivre ses investigations. Il regagna sa baraque et referma la porte derrière lui, replongeant la cour dans les ténèbres.
— Allons-y ! ordonna Émouchet.
— Comment allons-nous retrouver Xanetia ? souffla Kalten alors qu’ils traversaient l’enclos.
— C’est elle qui nous retrouvera.
Il ne fallut que quelques secondes à Talen pour forcer la serrure de la porte, et ils se glissèrent au dehors. Ils suivirent une rue ténébreuse vers la large place où était entassé le bois, marquèrent un temps d’arrêt avant de la traverser et se faufilèrent dans les ténèbres jusqu’à la rangée de carrioles appuyées au mur.
— Tu vois des gardes ? demanda Kalten.
— Qui pourrait veiller sur un tas de bois ? répliqua Talen en rampant sous la voiture, puis ils entendirent grincer et craquer les branches de la nacelle de fortune. Tenez ! annonça-t-il.
Il leur passa leurs armes, leurs cottes de mailles et leurs tuniques, et ils se sentirent tous très soulagés d’avoir retrouvé leur équipement.
— Il va falloir que nous attendions un peu, fit Khalad. Aphraël doit souffler de l’air dans cette grotte.
— Tu es sûr que ça va marcher ? demanda Bérit d’un ton dubitatif.
— Non, pas vraiment, mais on ne risque rien à essayer, hein ?
— Tu n’es même pas sûr qu’ils sont encore dans la caverne.
— Ça n’a pas vraiment d’importance. De toute façon, ils ne pourront plus s’y cacher.
Khalad enroula un bout de chiffon trempé d’huile autour d’un de ses carreaux d’arbalète. Puis en prenant bien soin de dissimuler les étincelles, il frotta son silex sur la lame d’acier. Au bout d’un moment, la mèche d’amadou s’enflamma. Il alluma le bout de chandelle, éteignit la mèche et plaça soigneusement la chandelle derrière une pierre de belle taille.
— Aphraël n’a pas l’air d’aimer ton idée, fit Bérit alors qu’un petit vent frais se mettait à souffler.
— Je n’ai pas aimé non plus ce qui est arrivé à messire Abriel, rétorqua froidement Khalad. J’avais un profond respect pour ce vieil homme, et ces monstres au sang jaune l’ont réduit en charpie.
— Alors tu fais ça par vengeance ?
— Pas seulement. C’est aussi une façon commode de nous débarrasser d’eux. Demandez à Aphraël de me prévenir quand il y aura assez d’air dans la grotte.
— Combien de temps ça va prendre, à ton avis ?
— Je n’en ai pas idée. Aucun des mineurs qui ont vu un coup de grisou de près n’est revenu pour le raconter. Je ne sais pas très bien ce qui va se passer ici. Quand le gaz des marais prend feu, il brûle et s’éteint. La combustion du grisou est un peu plus spectaculaire.
— Pourquoi as-tu fait envoyer de l’air dans la grotte ? demanda Bérit.
— Le feu est vivant. Il faut qu’il respire.
— Tout ça, ce sont des suppositions. Tu ne sais pas si ça va marcher ou non. Et si ça marche, tu ignores ce qui va se passer.
— Ma théorie de départ est assez solide, répondit Khalad avec un sourire crispé.
— Je crois que tu es dingue. Tu pourrais mettre le feu à tout le désert avec cette stupide expérience.
— Je voudrais bien voir ça. J’arrive juste à distinguer l’embouchure de la grotte. Si j’essayais ?
— Si tu rates ?
— Je n’aurai qu’à recommencer.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je te demandais… Il s’interrompit et tendit l’oreille.
— Aphraël te fait savoir que le mélange est bon, maintenant. Tu peux tirer dès que tu seras prêt.
Khalad enflamma le chiffon imbibé d’huile au-dessus de la flamme de la bougie, encocha le carreau embrasé, plaça le bras de son arbalète sur une pierre et visa soigneusement.
— C’est parti ! dit-il en appuyant lentement sur la détente. Il y eut un choc sourd, la flèche enflammée fila dans le noir et disparut dans l’ouverture de la grotte. Il ne se passa rien.
— Autant pour ta solide théorie de départ, fit sardoniquement Bérit.
Khalad lâcha un juron et frappa le sol du poing.
— Ça doit marcher, Bérit. J’ai fait exactement…
Le bruit fut tellement assourdissant qu’ils ne l’entendirent même pas. La colline explosa, et une boule de feu de cent pieds de diamètre jaillit du cratère qui l’avait soudain remplacée. Sans réfléchir, Khalad se jeta sur la tête de Bérit, couvrant sa propre nuque avec ses mains.
Par bonheur, ils ne reçurent sur la tête que du gravier. Les plus grosses pierres retombèrent au loin, dans le désert.
La pluie de pierres se poursuivit pendant des minutes qui leur semblèrent durer des heures. Les deux jeunes gens attendirent, tendus à bloc, couverts de contusions, la fin des conséquences de l’expérience de Khalad.
Puis, peu à peu, la pluie de pierres cessa.
— Espèce d’abruti ! hurla Bérit. Tu aurais pu nous tuer tous les deux !
— J’ai peut-être commis une petite erreur de calcul, concéda Khalad en s’ébouriffant les cheveux pour les débarrasser de la poussière. Il faudra que je refasse mes calculs avant de recommencer.
— Quoi, recommencer ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ça marche, Bérit, fit patiemment Khalad. Il faut affiner un peu le processus, mais toute découverte comporte quelques imprécisions, au départ.
Il se leva et se flanqua une tape du plat de la main sur le crâne pour éliminer le bourdonnement qu’il avait dans l’oreille.
— Je perfectionnerai mon invention, messire, promit-il en aidant Bérit à se relever. La prochaine fois, ça sera mieux. Maintenant, si vous demandiez à Aphraël de nous ramener au camp ? Il est probable qu’on nous espionne, alors n’éveillons pas les soupçons.