CHAPITRE XXIX
La lune effleurait l’horizon, à l’est, d’une pâle imitation d’aurore. Elle s’éleva majestueusement, énorme et blafarde, au-dessus des plaques de sel blanc, étincelantes.
— Bonté divine ! s’exclama Bérit en contemplant l’horreur environnante.
Ce qu’il avait pris pour des pierres blanches, rondes, se révéla à la pâle clarté des étoiles être des crânes blanchis, jonchant un champ d’ossements, des têtes de mort qui braquaient sur les deux le regard accusateur de leurs orbites vides.
— Je crois que nous sommes arrivés au bon endroit, observa Khalad. La note d’Émouchet parlait bien d’une « Plaine d’Ossements ».
— Regarde ça ! hoqueta Bérit. On dirait que ça n’en finit pas !
— Espérons que si, quand même, puisque nous devons la traverser, répondit Khalad en scrutant intensément l’horizon, vers l’ouest. Ah, voilà ! fit-il en indiquant un reflet lumineux au centre d’une rangée de collines noires, à une certaine distance au-delà de la terrible plaine.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le point de repère que je cherchais. Ce qu’Émouchet a appelé « les Piliers de Cyrgon ». Quelque chose reflète la lumière de la lune. C’est là-bas que nous devons aller.
— Qui est-ce ? souffla Bérit en tendant le doigt vers une silhouette qui approchait, à pied, dans le désert d’ossements.
— Peut-être un message de Krager, allez savoir, fit Khalad en dégainant son épée. Je suggère que nous restions sur nos gardes. Le moment approche où nous aurons cessé d’être utiles.
Le promeneur semblait avancer sans se presser. Lorsqu’il fut assez près, ils réussirent à distinguer ses traits.
— Attention, Khalad ! fit Bérit dans un rauque murmure. Il n’est pas humain !
Khalad le sentit plus qu’il ne le vit. C’était une impression indéfinissable, une présence surhumaine plus qu’autre chose. La silhouette était celle d’un jeune homme d’une beauté prodigieuse. Il avait des cheveux aux boucles serrées et de grands yeux lumineux dans un visage aux traits classiques.
— Ah, vous voilà, messieurs ! dit-il avec urbanité dans un élène sans accent. Je vous cherchais. Quel endroit lamentable ! fit-il en regardant autour de lui. Exactement le genre d’endroit où l’on peut s’attendre à voir vivre les Cyrgaïs. Cyrgon est vraiment un tordu. Il adore la laideur. Vous le connaissez ? Un type épouvantable. Aucun sens de la beauté. C’est ma cousine Aphraël qui m’envoie, annonça-t-il avec un sourire radieux, un peu vague. Elle aurait bien aimé venir en personne, mais elle était trop occupée. Enfin, elle est toujours occupée, elle ne peut pas rester tranquille. Elle voulait que je vous dise quelque chose… Mais qu’est-ce que c’était, déjà ? J’oublie tout, en ce moment… Non, fit-il en levant la main. Ne me dites rien. Ça va me revenir. C’est terriblement important, et nous avons quelque chose d’urgent à faire… Bah, ça me reviendra en cours de route. Au fait, vous n’auriez pas une idée de l’endroit où nous devons aller, par hasard ?
— Ça ne marchera pas, Aphraël, fit Kalten d’un ton morose. J’ai déjà essayé alors que j’étais ivre mort et ça n’a rien changé. Je deviens fou quand je sens l’eau se refermer sur ma tête.
— Essaie quand même, insista la Déesse en tenue minimum. Ça va te détendre, tu verras.
Elle lui fourra la chope dans la main.
— Ça sent bon, fit-il en humant le contenu avec méfiance. Qu’est-ce que c’est ?
— Oh, un truc qu’on boit quand on fait la fête.
— Le nectar des Dieux ? avança-t-il, les yeux brillants. Hmm, pas mal ! s’exclama-t-il avec enthousiasme après y avoir trempé ses lèvres. Pas mal du tout, même ! Le type qui aurait la recette de ce breuvage ferait…
Il s’interrompit et ses yeux devinrent vitreux.
— Étendez-le par terre, ordonna Aphraël. Vite, avant qu’il ne soit trop raide. Je n’ai pas envie de traîner un type tordu comme un bretzel dans ce tunnel.
Talen était plié en deux, les mains crispées sur la bouche pour étouffer son rire.
— Il y a un problème ? demanda la Déesse d’un ton acerbe.
— Non, non, répondit-il entre deux hoquets. Tout va bien.
— Je n’ai pas fini avec celui-là, murmura Aphraël à l’oreille d’Émouchet.
— Tu crois que ça va marcher pour Kalten ? Tu vas arriver à le traîner sous l’eau sans qu’il se noie ?
— Je bloquerai sa respiration, répondit-elle, puis elle parcourut les autres du regard. Bon, si quelqu’un a un problème, c’est le moment d’en parler avant que nous soyons tous sous l’eau. Vous n’avez rien à me dire, messire Bévier ? On dirait que tu es en proie à une sorte de crise de je ne sais quoi.
— Ce n’est rien, ô Divine, marmonna-t-il en évitant délibérément de la regarder. Tout ira bien. Je nage comme un poisson.
— Alors qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je préfère ne pas en parler.
— Ah, les hommes ! soupira-t-elle.
Puis elle descendit dans le puits menant à l’eau invisible qui se ruait vers le mur intérieur.
— Descendez-moi Kalten, ordonna-t-elle. C’est parti !
— J’aimerais bien les mettre hors d’état de nuire, ceux-là, murmura Séphrénia à l’oreille de Vanion alors qu’ils regardaient le campement des marchands d’esclaves du haut d’une butte de gravier.
— Moi aussi, ma tant aimée, répondit Vanion. Mais ça devra attendre. Si tout se passe comme prévu, nous réglerons ça en arrivant à Cyrga. Je pense que ce sont des plaques de sel, plus loin, sur la piste.
— Nous le saurons quand la lune se lèvera, répondit-elle.
— Tu n’as pas eu de nouvelles d’Aphraël ?
— Rien d’intelligible. Il y a beaucoup d’écho quand elle est en deux endroits à la fois. J’ai cru comprendre que la situation n’allait pas tarder à se décanter à Mathérion, et elle était en train de nager avec Émouchet.
— De nager ? Dans le désert ?
— Il faut croire qu’ils ont trouvé un endroit où nager. Au fait, Kalten sait nager ?
— Je ne dirais pas que son style est très gracieux, mais il réussit à avancer à la surface de l’eau. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Elle a un problème avec lui alors qu’ils devaient nager. Retournons auprès des autres. La seule vue de ces esclavagistes me fait bouillir.
Ils redescendirent de la butte et trouvèrent Launesse, un chevalier cyrinique, planté auprès d’un personnage à la beauté classique – larges épaules, cheveux bouclés et sourcils fournis.
— Ah, Séphrénia ! fit l’être qui était manifestement surhumain, d’une voix qui devait porter jusqu’en Thalésie. Content de te revoir !
— Très heureuse, moi aussi, Divin Romalic, répondit-elle en réprimant un soupir las.
— Je t’en prie, ma tant aimée, murmura Vanion. Dis-lui de parler moins fort.
— Personne d’autre ne peut l’entendre, lui assura-t-elle. Les Dieux parlent fort, mais à certaines oreilles seulement.
— Ta sœur me prie de te transmettre son bonjour, annonça Romalic d’une voix de tonnerre.
— Sois remercié, ô Divin Romalic, de te faire son interprète.
— Trêve de tergiversations, Séphrénia, déclama le gigantesque Dieu en peignant sa barbe avec ses doigts. Es-tu préparée à nous servir tous et à prendre ta vraie place ?
— Je n’en suis pas digne, ô Divin Romalic, répondit-elle modestement. Il ne manque assurément pas d’êtres plus sages et mieux faits pour cette tâche.
— Qu’est-ce que c’est que ces salamalecs ? demanda Vanion.
— Pff, il y a des siècles que je me défile, mais Romalic ramène toujours la question sur le tapis.
Soudain, tout se mit en place dans l’esprit de Vanion.
— Séphrénia ! s’exclama-t-il. Ils veulent que tu sois leur super-prêtresse, c’est ça ?
— Pas moi, Aphraël. Ils croient qu’ils vont la circonvenir en me le proposant à moi. Ça ne m’intéresse absolument pas, et ils seraient assez ennuyés que j’accepte, mais ils ont peur d’elle et c’est un moyen de la solliciter.
— Aphraël te prie de te hâter, proclama Romalic. Vous devez tous être aux portes de Cyrga avant l’aube, car c’est la nuit décisive où Cyrgon et Klæl doivent s’affronter et, nous l’espérons, s’anéantir. En ce moment précis, Anakha avance vers son dessein dans les rues de la Cité Occulte. Hâtons-nous vers Cyrga ! ordonna-t-il d’une voix tonitruante.
— Il est toujours comme ça ? murmura Vanion.
— Romalic ? Oh oui. C’est vraiment le dieu idéal pour des chevaliers cyriniques. Viens, mon tant aimé. Nous allons à Cyrga.
Émouchet remonta à la surface et laissa bruyamment échapper l’air qu’il avait emmagasiné dans ses poumons. Il y avait des lumières floues, vacillantes, loin au-dessus d’eux, mais dans le bassin il faisait un noir d’encre.
— Kalten, réveille-toi ! dit Aphraël.
Il y eut un cri de surprise et pas mal de clapotis.
— Oh, ça suffit ! protesta la Déesse. C’est fini et tu t’en es parfaitement tiré. Xanetia, ma chère, nous pourrions avoir un peu de lumière ?
À la lueur du visage de Xanetia, Émouchet constata que la Déesse était debout jusqu’à la taille dans le bassin et tenait Kalten par le col de sa tunique.
Il aida ensuite Bévier à haler la fine corde au bout de laquelle était attaché le balluchon contenant leurs cottes de mailles et leurs épées.
— Et maintenant ? demanda Talen. Nous sommes au fond d’un puits. Il y a bien des ouvertures, là-haut, mais nous n’avons pas moyen d’y arriver, ajouta-t-il en indiquant les parois verticales qui s’élevaient au-dessus du bassin.
— Tu l’as apporté, Mirtaï ? demanda Aphraël.
— Excusez-moi un instant, fit la géante en plongeant sous l’eau pour retirer sa tunique, et elle refit surface avec le rouleau de corde qu’elle avait enroulé autour de son épaule, sous sa tunique. J’aurai besoin d’un point d’appui, dit-elle en soulevant le grappin attaché à un bout de la corde. Je ne pourrai pas lancer ça en me tenant dans l’eau.
— C’est bon, messieurs, fit Aphraël d’un petit ton primesautier. Tout le monde se retourne.
L’obscurité dissimula le sourire d’Émouchet. Aphraël semblait inconsciente de sa propre nudité, mais celle de Mirtaï, c’était une autre paire de manches. Il entendit l’eau qui gouttait des membres fuselés de la géante à la peau dorée tandis qu’elle se dressait, supposa-t-il, à la surface.
Puis il entendit le sifflement du grappin auquel elle faisait décrire des cercles de plus en plus larges. Le sifflement s’interrompit pendant un instant interminable, affolant, et il y eut un tintement suivi par un raclement alors que les pointes d’acier mordaient la pierre.
— Joli, commenta Aphraël.
— Un coup de chance, répondit Mirtaï. D’habitude, il faut deux ou trois essais.
Émouchet sentit quelqu’un lui effleurer l’épaule.
— Tenez-moi ça pendant que je me rhabille, fit Mirtaï en lui tendant la corde. Et puis nous allons récupérer votre femme.
— Au nom du Ciel, Bergsten, qu’attendez-vous pour y aller ? protesta Setras en surgissant dans le dos du patriarche, qui sursauta violemment et se retourna d’un bond. Il faut vraiment vous presser. Aphraël veut que tout le monde soit en place d’ici demain matin.
— Nous sommes tombés sur des guerriers de Klæl, ô Divin Setras, gronda Heldin. Ils sont dans cette grotte, ajouta-t-il en indiquant une ouverture à peine visible à flanc de colline, de l’autre côté de l’étroite gorge.
— Pourquoi n’avez-vous rien fait ? Je vous ai dit comment il fallait procéder.
— Nous avons mis une lanterne à l’intérieur, mais il y a une porte dans la grotte, rétorqua l’Atana Maris.
— Eh bien, ouvrez-la ! Il faut absolument que nous soyons à Cyrga demain matin. Aphraël m’en voudra beaucoup si nous sommes en retard.
— Nous ne savons pas comment l’ouvrir, répondit Bergsten, et quelle que soit l’heure, je ne partirai pas en laissant ces monstres derrière moi, et tant pis si Aphraël n’est pas contente.
Le beau Dieu stupide agaçait considérablement Bergsten.
— C’est toujours moi qui fais tout, ici, soupira Setras. Attendez-moi. Je vais régler ça et nous pourrons y aller. Nous sommes affreusement en retard, vous savez. Il va falloir nous grouiller si nous voulons être là-bas demain matin.
Il traversa tranquillement le goulet rocheux et entra dans la grotte.
— Cet ahuri commence à me taper sur le système, marmonna Bergsten. Quand j’essaie de lui expliquer quelque chose, j’ai l’impression de parler à une brique. Comment peut-il être aussi…
Il s’interrompit juste avant de proférer un blasphème.
— Le revoilà, annonça l’Atana Maris.
— J’en étais sûr, fit Bergsten, non sans satisfaction. Il n’est pas plus futé que nous, en fin de compte.
Setras s’approchait d’eux en fredonnant allègrement quand la colline disparut dans une explosion qui ébranla le monde. Un nuage de flammes en jaillit avec un rugissement terrifiant, projetant Bergsten et ses compagnons à terre et engloutissant le cousin d’Aphraël.
— Bonté divine ! s’écria Bergsten en observant le cataclysme.
Puis Setras sortit d’un pas de promenade de ce déluge de feu. Pas un poil de sa barbe n’avait bougé.
— Alors, fit-il, tout guilleret, ce n’était pas si difficile, hein ?
— Comment avez-vous fait pour ouvrir la porte, ô Divin Setras ? demanda Heldin, intrigué.
— Je ne l’ai pas ouverte, mon vieux. C’est eux, répondit Setras en souriant.
— Et qu’est-ce qui a bien pu les amener à faire une chose pareille ?
— Eh bien, j’ai frappé à la porte. Même les monstres ont parfois du savoir-vivre. Bon, si nous y allions, maintenant ?
— J’ai lu dans l’esprit de ceux que j’ai rencontrés que les autres Cyrgaïs les évitaient dans toute la mesure du possible, et que tous devaient s’incliner sur leur passage, annonça Xanetia.
— Ça pourrait être utile. L’ennui, c’est que nous ne leur ressemblons guère, nota Bévier.
— Cela ne devrait pas poser un problème insurmontable, doux sire, lui assura Xanetia. Il serait possible, s’il en était besoin, de modifier à nouveau tes traits et ceux de tes compagnons. La Divine Aphraël pourrait sans doute effectuer la métamorphose en combinant les deux sorts qui te dissimulent encore.
— Nous verrons ça plus tard, dit Flûte. Pour l’instant, je voudrais savoir comment cette partie de la cité est organisée.
La Déesse avait retrouvé sa forme plus familière et Bévier, pour ne citer que lui, semblait nettement soulagé.
— M’est avis, ô Divine, que ce mont n’est pas d’origine naturelle, fit Xanetia. Les flancs sont d’une régularité uniforme, les avenues qui montent vers le sommet sont plus des escaliers que des rues et les rues transversales l’encerclent à intervalles réguliers.
— Rien de très original, observa Mirtaï. Il y a beaucoup de gens dans le secteur ?
— Que non point, Atana. Il est tard, et la plupart ont depuis longtemps gagné leur gîte.
— Nous pouvons tenter le coup, fit pensivement Kalten. Si Flûte et Xanetia parvenaient à nous faire ressembler à des Cyrgaïs, nous devrions arriver à entrer dans la ville haute.
— Pas habillés comme ça, objecta Émouchet.
Talen surgit des ombres et réintégra le passage menant au puits central du bassin. Le jeune voleur était presque aussi invisible que Xanetia.
— Des soldats, annonça-t-il dans un souffle. Ils ne sont pas comme les autres. Ils ne patrouillent pas dans les ruelles latérales. Ils gravissent les marches qui montent vers la ville haute, et ils ne portent pas le même genre d’armure.
— Décris-les-moi, jeune maître, demanda Xanetia d’une voix intense.
— Ils portent une cape, répondit Talen. Ils ont une sorte d’emblème sur leur pectoral. Et puis leurs casques sont différents aussi.
— Des gardes du temple, annonça Xanetia. Ceux-là même dont je parlais à l’instant.
Émouchet et Bévier échangèrent un long regard.
— C’est le genre de tenue dont tu rêvais, pas vrai, Émouchet ? avança Bévier.
— Combien sont-ils ? demanda Émouchet.
— J’en ai compté dix, répondit Talen. Émouchet réfléchit un instant.
— Allons-y, décida-t-il. Mais essayons de ne pas faire trop de bruit.
Il s’engagea dans le passage qui menait à la rue.
— Bonté divine, Ulath ! s’exclama Itagne. Ne me faites plus jamais ça ! J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre !
— Pardon, Itagne. Il n’y a pas de moyen vraiment élégant de sortir du Non-Temps. Allons parler avec Betuana et Engessa.
Ils rejoignirent la reine et son général.
— Messire Ulath vient d’arriver avec des nouvelles, Majesté, annonça courtoisement Itagne.
— Ah. De bonnes ou de mauvaises nouvelles, Ulath-chevalier ?
— Un peu des deux, Majesté, répondit-il. Les Trolls sont à quelques lieues à l’est.
— Et la bonne nouvelle ?
Ulath eut un petit sourire.
— Ça, c’était la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que les guerriers de Klæl sont embusqués à moins d’une heure de marche, au sud. Ils sont en plein sur votre chemin, or il faut vous dépêcher. Émouchet et les autres vont récupérer Ehlana et sa dame de compagnie cette nuit, et il veut que nous convergions vers la cité d’ici demain matin.
— Nous devons donc affronter les Klæl-bêtes, conclut-elle.
— Il ne manquait plus que ça, murmura Itagne.
— Nous avons mis au point une sorte de tactique, continua Ulath, mais pour ne point offenser Votre Majesté, nous avons préféré lui en parler d’abord. Les troupes de Klæl se préparent à vous attaquer. J’imagine que vous préféreriez régler le problème vous-même, mais dans l’intérêt général, je vous demande si vous consentiriez à renoncer à ce plaisir ?
— Je vous écoute, Ulath-chevalier, répondit-elle.
— Nous pourrions évidemment déjouer le piège, mais Klæl peut sûrement jouer avec le temps et avec l’espace comme Aphraël et ses cousins, et nous n’aimerions pas que ces monstres nous prennent à revers, ultérieurement. Je vous propose donc d’autoriser les Trolls à déguster les guerriers de Klæl en guise de petit déjeuner.
— Quel est le problème, ami Anosian ? demanda Tikumé en le voyant approcher. On dirait que vous avez vu un fantôme.
— C’est bien pire que ça, ami Tikumé, répondit Anosian. Je viens d’être réprimandé par un Dieu. Rares sont les hommes qui survivent à une telle expérience.
— Aphraël ? avança Kring.
— Non, ami Kring. Cette fois, c’était son cousin Hanka. Il n’y va pas de main morte. C’est à lui que les chevaliers génidiens adressent leurs invocations.
— Et qu’avez-vous fait pour lui déplaire ?
— Je sabote parfois un peu mes sorts, répondit Anosian en faisant la grimace. Aphraël a la bonté de me pardonner. Mais pas son cousin, répondit-il en frémissant rétrospectivement. Le Divin Hanka va nous avancer un peu. Nous devons être aux portes de Cyrga d’ici demain matin.
— C’est loin ? demanda Kring.
— Je n’en ai pas idée, admit Anosian. Et compte tenu des circonstances, j’ai préféré m’abstenir de lui poser la question. Hanka veut que nous partions immédiatement vers l’est.
— Si nous ne savons pas à quelle distance nous en sommes, reprit Tikumé, comment pouvons-nous être sûrs d’y être d’ici demain matin ?
— Oh, pour y être, nous y serons, ami Tikumé, lui assura Anosian. Mais je vous propose de nous mettre en route. Le Divin Hanka est connu pour son caractère emporté. Si nous ne partons pas tout de suite, il pourrait décider de nous envoyer à Cyrga en nous y lançant.
Le garde du temple adopta une posture guerrière – une pose raide, théâtrale, telle qu’on en remarque sur les frises sculptées par des artistes maladroits. Kalten écarta son épée d’un geste désinvolte et lui flanqua un coup sur le côté de son casque. Le garde recula en titubant et tomba lourdement sur le sol dallé. Il tenta de se relever mais Kalten lui balança son pied dans la figure et l’étendit pour le compte.
— Il n’y en a plus ? demanda-t-il.
— C’était le dernier, murmura Bévier. Ne les laissons pas au milieu de la rue. La lune va bientôt se lever au-dessus des montagnes et d’ici peu on y verra comme en plein jour dans ce bassin.
Ça n’avait pas traîné. Émouchet et ses amis étaient sortis d’une ruelle ténébreuse et s’étaient jetés sur le détachement par-derrière. La surprise avait joué en leur faveur, et l’incompétence de ce régiment d’apparat avait fait le reste. Émouchet en conclut que les Cyrgaïs en imposaient de loin, mais que leur entraînement s’était tellement formalisé au fil des siècles qu’il était devenu plutôt une manière de danse qu’une réelle préparation au combat. Et comme les Cyrgaïs ne pouvaient traverser la ligne maudite tracée par les Styriques, ils n’avaient pas livré bataille depuis dix mille ans. Ils n’étaient donc pas préparés à tous les petits trucs sordides auxquels se réduit parfois le combat rapproché.
— Je ne vois toujours pas comment nous allons nous tirer de là, haleta Talen en tirant un garde inerte dans l’ombre. Un coup d’œil et les hommes qui montent la garde à la porte comprendront que nous ne sommes pas des Cyrgaïs.
— C’est réglé, lui annonça Émouchet. Xanetia et Aphraël vont faire en sorte que nous ressemblions suffisamment à des Cyrgaïs pour franchir la porte sans être inquiétés. Surtout si les gardes du temple inspirent la crainte à tout le monde, comme l’affirme Xanetia.
— À propos, fit Kalten, quand nous aurons franchi ces portes, je veux retrouver ma tête à moi. Nous avons une chance non négligeable de nous faire tuer cette nuit, et j’aimerais être enterré sous ma véritable identité. Et si par hasard nous réussissons, je ne veux pas faire à Aleanne la peur du siècle en lui tombant dessus avec la figure d’un étranger. Après tout ce qu’elle a déjà subi, elle aura bien gagné de voir ma charmante frimousse.
— Aucune objection, acquiesça Émouchet.