CHAPITRE X

La ville de Sarna se trouvait en Tamoulie occidentale, juste au sud de la frontière avec l’Atan, dans la gorge formée par le fleuve qui lui donnait son nom. Elle était entourée par des montagnes escarpées couvertes de forêts qui gémissaient dans le vent descendant des steppes du nord. Il faisait froid, et le ciel de plomb crachait des grêlons piquants sur l’armée qui avançait lentement vers le fond de la gorge. Vanion et Itagne ouvraient la marche, emmitouflés dans leurs lourdes capes.

— On était mieux sur l’île d’Aphraël, fit Itagne en frissonnant. A-t-on l’habitude, en Éosie, de faire campagne en hiver ?

— Les Lamorks s’attaquent mutuellement en hiver, mais nous nous efforçons généralement d’attendre les beaux jours, répondit Vanion. C’est une question de bon sens et d’économie. En hiver, il faut acheter du fourrage pour les chevaux, et ça coûte cher. Voilà pourquoi les rois d’Élénie sont enclins au pacifisme dès qu’il commence à neiger.

Il se dressa sur ses étriers et regarda vers l’avant.

— Betuana nous attend, dit-il en se rasseyant. Allons la rejoindre.

Ils talonnèrent leurs chevaux et partirent au trot.

La reine d’Atan avait pris la tête à Dasan, sur le versant est des montagnes. Elle avait de bonnes raisons d’agir ainsi, évidemment, mais Vanion la soupçonnait d’obéir à l’impatience plus qu’à la nécessité. Elle était trop courtoise pour le dire, mais elle considérait que les chevaux les ralentissaient et sautait sur toutes les occasions de les devancer à la course. Elle les attendait, en compagnie d’Engessa, au bord de la route, à une demi-lieue de la ville. Ils étaient tous deux vêtus de peaux d’otarie.

— Pas de problème ? demanda la reine des Atans.

— Aucun, Majesté, répondit Vanion en mettant pied à terre. Nous étions espionnés, mais ça n’a rien d’inhabituel. Et de votre côté ?

— Les Cynesgans se déplacent ostensiblement vers la frontière, Vanion-précepteur, répondit Engessa. Nous avons désorganisé leurs lignes de ravitaillement et tendu des embuscades à leurs éclaireurs pour les déstabiliser, mais il est assez évident qu’ils prévoient de traverser la ligne en force.

— C’est plus ou moins ce que nous pensions, acquiesça Vanion. Si cela vous convient, Majesté, je vais dire à mes hommes de s’installer, puis nous poursuivrons notre discussion l’esprit tranquille.

— Certainement, acquiesça Betuana. Nous leur avons fait préparer des quartiers. Quand repartez-vous pour Samar ?

— Demain ou après-demain. Tikumé avait une vaste zone à couvrir. Ses Péloïs sont probablement étalés en ligne un peu mince, là-bas.

— Il a fait demander des renforts à Pela, répondit Engessa. Il y aura une force significative à Samar d’ici une semaine à peu près.

— Parfait. Je vais faire presser les hommes.

Le soir tomba vite au fond de la gorge de la Sarna, et il faisait nuit noire quand Vanion rejoignit les autres au quartier général de la garnison. Comme tous les bâtiments atans, c’était une construction austère, dépourvue de tout ornement inutile. La seule exception consistait en une grande carte couvrant un mur entier de la salle de réunion. Elle était enluminée de couleurs vives, et agrémentée çà et là d’illustrations fantaisistes.

Vanion avait pris un bain et revêtu une tenue civile. Son – armure noire était impressionnante, ce qui se révélait parfois utile, mais personne n’avait trouvé le moyen de la rendre confortable ou d’en éliminer l’odeur.

— Les quartiers vous conviennent-ils ? s’enquit Betuana.

— Parfaitement, Majesté, répondit-il en prenant place dans un fauteuil. Vous a-t-on informée des détails de notre entretien avec la Déesse-Enfant ?

— Itagne-ambassadeur m’a fait son rapport, acquiesça-t-elle. L’on se demande pourquoi l’on en a été exclue, ajouta-t-elle au bout d’un moment.

— Pour des raisons théologiques, Majesté, expliqua Vanion. Les Dieux respectent une étiquette d’une délicieuse complexité. Aphraël ne voulait pas offenser votre Dieu en invitant ses enfants sur son île. Et puis, si l’empereur Sarabian était présent, ainsi que l’ambassadeur Itagne, Oscagne, le ministre des Affaires étrangères n’était pas là non plus.

— Nous sommes, l’empereur et moi, ce que l’on pourrait appeler des sceptiques, des agnostiques, répondit Itagne en se renfrognant. Alors qu’Oscagne est un athée irréductible. Cette explication vous convient-elle ?

— Elle en vaut une autre. Il faudra que j’en parle à Aphraël.

— Je ne vois pas le domi Kring, remarqua Engessa en parcourant l’assistance du regard.

— Il a emmené ses hommes vers Samar peu après votre départ. Il s’est dit qu’il serait plus utile là-bas qu’à Sarna. Vous savez ce que les Péloïs de l’Ouest pensent des montagnes et des forêts. Les Cynesgans ont-ils tenté des percées à travers la frontière ?

— Pas encore, répondit Engessa. Ils se massent dans des zones de regroupement et font venir du ravitaillement. Une force importante est sortie de Cynestra il y a quelque temps, fit-il en montrant un point sur la carte. Ils sont basés de l’autre côté de la frontière. Une autre force a pris une position similaire à Samar.

— Cyrgon est plus un général qu’un Dieu, à bien des égards, confirma Vanion. Il n’avancera pas en Tamoulie en laissant des positions fortifiées derrière ses lignes. Il cherchera à neutraliser Samar et Sarna avant d’aller plus loin. Ses forces doivent avoir pour ordre de prendre Sarna, de fermer la frontière sud de l’Atan et de prendre vers Tualas, au nord-est, afin de barrer la route aux Atans qui pourraient descendre des montagnes.

— Il n’y a pas assez de Cynesgans en ce bas monde pour empêcher les Atans de sortir du pays, nota Betuana.

— Certes, mais il y en a sûrement assez pour les ralentir, d’autant que Cyrgon peut recruter des hommes dans le passé. Je crois comprendre ses intentions. Mathérion est sur une péninsule dont Tosa marque l’entrée. Je suis prêt à parier que c’est là qu’aura lieu la bataille principale. Scarpa ira vers le nord à partir de Natayos. Les Cynesgans du Sud projettent sans doute de prendre Samar, puis de se diriger vers la mer d’Arjun pour le rejoindre avant de remonter vers le golfe de Micae et Tosa. Une très mauvaise surprise les attend dans les montagnes de Tamoulie. Je gage que Cyrgon regrettera amèrement d’avoir jamais entendu parler des Trolls.

— Je vais faire envoyer des hommes à Tosa, proposa Betuana.

— Ça devrait suffir à bouleverser leurs projets, ajouta Engessa. Des raids en force sur la frontière retarderont l’attaque principale.

— C’est tout ce que nous demandons, fit Vanion avec un petit rire. Retenez-les le plus longtemps possible. Quand cent mille chevaliers de l’Église seront massés sur sa frontière ouest, Cyrgon ne pensera plus à Tosa.

 

— Ne t’en fais pas pour lui, Fron, dit Stragen. Il est de taille à se défendre.

— Ce n’est qu’un gamin, Vymer, objecta Émouchet. Il ne se rase même pas tous les jours.

— Reldin a cessé d’être un gamin avant que sa voix ne mue, fit pensivement Stragen en s’adossant à son oreiller. Dans notre secteur d’activité, on n’a pas d’enfance. J’imagine que c’est très amusant de jouer au cerceau et au volant, mais…

Il haussa les épaules.

— Que feras-tu quand tout ça sera fini ? demanda Émouchet. En supposant que nous soyons encore en vie…

— Une dame de notre connaissance m’a proposé le mariage. Ça fait partie d’un arrangement commercial très intéressant. L’idée de me marier ne m’avait jamais tenté, mais l’association est trop séduisante sur le plan professionnel pour que je la laisse passer.

— Ce n’est sûrement pas la seule raison.

— Non, admit Stragen. Après le sang-froid dont elle a fait preuve cette nuit-là, à Mathérion, je ne la laisserai plus partir. C’est l’une des personnes les plus courageuses que j’aie jamais rencontrées.

— Et puis elle est très jolie, aussi.

— Tu as remarqué, hein ? fit Stragen en soupirant. J’ai peur de finir par devenir à peu près respectable.

— Affreux.

— Oui, hein ? Enfin, j’ai une petite chose à faire avant. Je voudrais offrir à ma bien-aimée la tête de certain poète astelan de notre connaissance. Si je pouvais trouver un bon taxidermiste, je la lui ferais volontiers empailler et monter en trophée.

— C’est le genre de cadeau de mariage dont rêvent tontes les filles.

— Peut-être pas toutes, rectifia Stragen avec un immense sourire, mais c’est une fille très spéciale.

 

— Ils sont si nombreux, U-lat, insista Bhlokw. Si je n’en prenais qu’un, ils ne s’en apercevraient pas, hein ?

— Je suis sûr que si, Bhlokw, répondit Ulath. Les hommes-choses font très attention aux membres de leur troupeau. Si tu en manges un, ils sauront que nous sommes là. Attrape plutôt un de leurs chiens.

— C’est bon, le chien ?

— Ça, je n’en ai pas idée. Tu devrais en manger un, comme ça on le saurait.

L’énorme Troll à la fourrure luisante poussa un grognement et s’assit sur son derrière.

Le processus que Ghnomb avait décrit comme le fractionnement de chaque instant produisait des effets assez étranges. D’abord la lumière était atténuée et même en plein midi on se serait cru au crépuscule, ensuite les habitants de Sopal semblaient se déplacer selon une démarche rapide, sautillante. Le Dieu du Manger leur avait assuré qu’on ne pouvait les voir parce qu’ils étaient présents dans une petite partie de chaque instant seulement. Ulath trouvait cette explication illogique, et pourtant force lui était de reconnaître que ça marchait.

Tynian revint le long de la rue en secouant la tête.

— Je saisis un mot de temps en temps, mais le reste n’est que du charabia.

— Voilà qu’il recommence à faire ces bruits d’oiseau, protesta Bhlokw.

— Tu devrais parler troll, Tynian, fit Ulath. Tu inquiètes Bhlokw.

— J’oubliais, admit Tynian en revenant au langage hideux des Trolls. Je suis… Comment dit-on qu’on voudrait ne pas avoir fait une chose ?

— Il n’y a pas de mot pour dire ça, Tin-in, répondit Bhlokw.

— Pourrais-tu demander à Ghnomb de faire en sorte que nous comprenions ce que disent les hommes-choses ? demanda Ulath. Si nous savions ce qu’ils disent, nous saurions quels membres du troupeau sont au courant, pour les maléfiques, et nous pourrions les suivre.

— Les hommes-choses sont très bizarres. Je parlerai à Ghnomb en revenant. Il comprendra peut-être. Pour l’instant, j’ai faim. Je vais manger un chien, dit-il en levant sa grande carcasse. Je peux vous en ramener un, si vous voulez.

— Euh… non, merci, Bhlokw, répondit Tynian. Je n’ai pas faim, là. Mais c’est très gentil.

— Nous sommes compagnons de meute, maintenant, répondit Bhlokw avec un haussement d’épaules. C’est ce qui se fait.

Et il s’éloigna en traînant les pieds.

 

— Dirgis est tout près, remarqua Aphraël alors qu’elles quittaient Delphaeus. Et puis Edaemus n’est pas très chaud pour nous aider, alors je ne tiens pas à l’offenser en fricotant avec le temps sur son territoire.

— C’est la première fois que tu utilises ce terme, remarqua Séphrénia.

— Ça doit être l’influence d’Émouchet. C’est un terme assez commode, à vrai dire : il recouvre des tas de choses sur lesquelles nous ne tenons pas à nous étendre en présence d’étrangers.

— Combien de temps penses-tu, ô Déesse, qu’il nous faudra pour arriver à Natayos ? demanda Xanetia.

Elle ne brillait plus et avait à nouveau modifié sa coloration.

— Quelques heures à peine en temps réel, répondit Aphraël. Je ne puis nous faire avancer par bonds comme le Bhelliom, mais je pourrais parcourir une grande distance en volant si la situation l’exigeait vraiment.

— La situation n’est pas si désespérée, nota Séphrénia en grinçant des dents.

— Ça lui donne mal au cœur, expliqua la Déesse-Enfant.

— Ça m’épouvante, rectifia Séphrénia. C’est une expérience atroce, Xanetia. Vous ne pouvez pas imaginer l’effet que ça fait de planer à cinq mille pieds, sans rien d’autre que le vide entre son corps et le sol. Elle m’a fait cinq fois le coup au cours des trois derniers siècles. Après ça, je ne suis bonne à rien pendant des semaines.

— Je te dis toujours de regarder les nuages et tu t’obstines à fixer le sol, protesta Aphraël. Enfin, je vais tâcher de m’y prendre autrement. Nous passerons la nuit à Dirgis, puis demain matin nous descendrons vers Natayos. Nous resterons dans les bois pendant que Xanetia ira jeter un coup d’œil en ville. Si ma mère est vraiment là-bas, nous devrions mettre fin à cette petite crise dans les délais les plus brefs. Quand Émouchet saura exactement où elle est, il s’abattra sur Scarpa et son père comme une montagne vengeresse. Quand il en aura fini, il ne devrait même pas rester un tas de ruines de Natayos ; juste un grand trou dans le sol.

 

— Il les a trop bien décrits pour avoir tout inventé, annonça Talen qui venait de faire un petit tour dans les quartiers chauds de Beresa. Il les a vus.

— Possible, mais c’est trop important pour que nous accordions foi à des rumeurs. Quel genre d’individu est-ce ? demanda Émouchet.

— C’est un Dacite, répondit Talen. Un voyou de Jura. Je suis tombé sur lui dans une taverne pouilleuse. Il s’est enrôlé dans l’armée de Scarpa parce qu’il était alléché à l’idée de prendre part au pillage de Mathérion. Quand il a découvert en arrivant à Natayos qu’il serait peut-être obligé de se battre, il a sérieusement déchanté. Je lui ai dit que je pensais m’enrôler chez Scarpa, moi aussi, et il a essayé de m’en dissuader. « N’y chonge même pas, fils. Y a que des ennuis à r’tirer d’tout cha », et ainsi de suite. Il m’a dit qu’il pensait déserter, de toute façon, que Scarpa était fou à lier et se croyait invincible. Il pense qu’il lui suffirait de souffler sur les Atans pour qu’ils déguerpissent. Bref, Scarpa est revenu à Natayos avec Krager, Elron et le baron Parok. La reine et Aleanne étaient avec eux ; Zalasta les a accueillis à la porte. Il n’avait pas l’air content de la façon dont Scarpa avait traité ses prisonnières. Ils se sont engueulés et Zalasta a noué son fils dans un drôle de nœud magique. Scarpa aurait rampé comme un ver sur une pierre chauffée à blanc pendant un moment. Puis Zalasta a emmené les dames dans un grand bâtiment spécialement préparé pour elles : une bâtisse assez luxueuse, si on fait abstraction des barreaux aux fenêtres.

— On aurait pu lui faire la leçon, avança Émouchet, rongé d’inquiétude. Il n’était peut-être pas aussi ivre qu’il en avait l’air.

— Crois-moi, Fron, il était rond comme une queue de pelle. J’avais tiré une bourse à un passant, juste pour ne pas perdre la main, et j’avais beaucoup d’argent. Je l’ai assez fait boire pour assommer un régiment. Il n’était pas en état de raconter des salades, je t’assure.

— Moi, je le crois, dit Stragen. Il y a trop de détails pour que ce soit une histoire fabriquée de toutes pièces.

— Et si ce gaillard était chargé de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, pourquoi aurait-il gâché sa salive à bourrer le mou à un jeune vide-gousset ? renchérit Talen. Nous avons changé de bobine depuis la dernière fois que Zalasta nous a vus, et je doute qu’il l’ait deviné.

— Je demeure persuadé que nous avons intérêt à garder nos distances, reprit Émouchet. Xanetia va entrer à Natayos d’ici un ou deux jours, et elle nous dira si c’est bien Ehlana qui est enfermée dans cette maison.

— Nous pourrions nous rapprocher un peu quand même, proposa Stragen.

— Pourquoi ? La distance ne veut rien dire pour mon ami ici présent, fit Émouchet en effleurant la bosse sous sa tunique. Dès que je serai sûr qu’Ehlana est là, nous rendrons une petite visite à Zalasta et à son bâtard. Il se pourrait même que j’invite Khwadj à nous accompagner. Il a des projets intéressants pour eux.

 

La lumière fut très brillante tout à coup. Les citoyens de Sopal cessèrent de sautiller comme des puces sur un tambour et se mirent à marcher normalement. Il avait fallu une demi-journée à Ulath pour convaincre Ghnomb de les ramener dans le temps normal, et cette idée lui inspirait encore de sérieuses réserves.

— Je t’attends dans cette taverne, proposa Tynian alors qu’ils sortaient de la ruelle étroite. Tu te rappelles le mot de passe ?

Ulath acquiesça d’un grommellement.

— Je n’en ai pas pour longtemps, dit-il en s’approchant de deux voyageurs qui venaient d’arriver en ville.

— Il est joli, votre arçon, voisin, dit-il à l’un d’eux, un homme au nez cassé monté sur un cheval rouan. Quelle est cette matière ? On dirait de la corne de bélier.

Bérit jeta un regard surpris à l’Élène blond qui l’interpellait ainsi, remarqua sa veste d’uniforme dépenaillée.

— Je n’ai pas pensé à le demander au sellier, sergent, répondit-il. Mais vous pourriez peut-être nous recommander une bonne auberge ?

— Celle où je suis descendu n’est pas mal. Elle se trouve à trois rues, par là, fit Ulath en tendant le doigt. L’enseigne représente un sanglier, sauf que je n’ai jamais vu de sanglier qui ressemble à ça.

— Merci du conseil.

— On vous y verra peut-être, avec mon ami. On descend souvent dans la taverne, après dîner.

— Nous y passerons. Si nous décidons de rester.

Ulath hocha la tête, remonta un peu la rue et entra dans une taverne. Il rejoignit Tynian à une table, près du feu.

— Qu’as-tu fait de notre ami à fourrure ? demanda-t-il.

— Il est allé chercher un autre chien, répondit Tynian. On dirait qu’il y prend goût. C’était peut-être une erreur, sergent. Si nous restons trop longtemps, il n’y aura plus un clébard en ville.

Ulath s’assit devant lui.

— Je suis tombé sur un compatriote élène, dans la rue, dit-il assez fort pour être entendu des tables voisines.

— Ah bon ? fit Tynian avec indifférence. Un Astelan ou un Édomite ?

— Difficile à dire. Il a le nez cassé et on a du mal à déterminer son origine. Il cherchait une bonne auberge. Je lui ai conseillé la nôtre. On le reverra peut-être là-bas. Ça fait du bien de parler élène, pour changer. J’en ai marre d’entendre tous ces gens baragouiner en tamoul. Si tu as fini, je voudrais aller au port voir si quelqu’un pourrait nous faire traverser le lac jusqu’à Tiana.

Tynian vida sa chope.

— On y va, acquiesça-t-il en se levant.

Les deux hommes sortirent de la taverne et regagnèrent leur auberge en parlant de tout et de rien.

— Faut que je jette un coup d’œil au sabot antérieur gauche de mon cheval, annonça Ulath en arrivant. On se retrouve dans la taverne, d’accord ?

— Où voudrais-tu que je sois ? rétorqua Tynian en riant. Khalad était à l’écurie, comme l’espérait Ulath. Il étrillait Faran avec ostentation.

— Je vois que vous avez décidé de descendre ici, commença Ulath d’un ton détaché.

— C’était le plus commode, répondit Khalad avec un haussement d’épaules.

— Écoute bien, souffla Ulath d’une voix réduite à un murmure. Nous avons appris certaines choses. Il n’arrivera rien ici. Tu vas recevoir un autre message te disant de traverser le lac et d’aller à Tiana. Prenez garde à vos paroles sur le bateau parce qu’il y aura un espion à bord, un Arjuni avec une grande balafre sur la joue.

— Compris.

— À Tiana, tu recevras d’autres instructions. Tu devras contourner le lac jusqu’à Arjun.

— Ce n’est pas le chemin le plus court, objecta Khalad. Par la route, on y serait en moitié moins de temps.

— Ils veulent peut-être te faire prendre l’air. Je ne serais pas étonné que, d’Arjun, ils t’envoient à Derel. Si Kalten dit vrai, Ehlana est à Natayos et ce serait la prochaine étape logique.

— Je vais prévenir Bérit, acquiesça Khalad. Je préfère éviter la taverne. Je suis sûr qu’on nous surveille, et si nous commençons à parler à d’autres élènes, nous risquons de mettre la puce à l’oreille de nos anges gardiens.

Soudain, les chevaux se mirent à hennir et à heurter les parois de leurs stalles.

— Qu’est-ce qui leur arrive ? demanda Khalad. Et qu’est-ce que c’est que cette drôle d’odeur ?

Ulath poussa un juron.

— Écoute, Bhlokw, dit-il en troll, tu ne devrais pas entrer dans le repaire des hommes-choses. Ce n’est pas bien. Tu as mangé du chien, et les hommes-choses et leurs bêtes le sentent.

Il y eut un silence vexé, mais le compagnon invisible d’Ulath quitta l’écurie.

 

Betuana et Engessa accompagnèrent Vanion et les chevaliers vers le sud de Sarna. Sur une suggestion d’Engessa, ils continuèrent vers l’ouest et tombèrent sur les montagnes de l’est de la Cynesga.

— Nous les surveillons, Vanion-précepteur, fit le gigantesque Atan qui les suivait en courant à petites foulées. Leur principal dépôt de vivres est à cinq lieues à l’ouest de la frontière.

— Si vous n’avez rien qui presse, Majesté, nous pourrions faire un détour et mettre le feu à ce dépôt, proposa Vanion à Betuana qui courait de l’autre côté de son cheval. Mes chevaliers ne tiennent pas en place ; un peu d’exercice leur ferait du bien.

— Il fait assez frais, observa-t-elle avec un sourire. Un bon feu serait le bienvenu !

Le dépôt de vivres en question s’étendait sur près de cinq acres dans un bassin rocheux, nu comme le dos de la main. En voyant approcher la colonne de cavaliers en armure, les hommes en robe ample qui gardaient le camp se précipitèrent à leur rencontre au galop, manœuvre qu’avec un peu de mansuétude, on pourrait qualifier d’erreur tactique. Rien, dans ce désert, ne faisait obstacle à la charge des chevaliers de l’Église. Les deux forces se heurtèrent dans un vacarme retentissent et les chevaliers continuèrent, après un instant d’hésitation, les sabots ferrés de leurs montures écrasant les corps des blessés tandis que les chevaux des Cynesgans s’enfuyaient en poussant des hennissements de terreur.

— Très impressionnant, convint Betuana en courant à côté de la monture de Vanion. Mais je ne sais pas si je supporterais le poids et l’odeur de l’armure pendant des mois d’affilée pour deux petites minutes de plaisir.

— Toute forme de combat présente des inconvénients, Majesté, fit Vanion en soulevant sa visière. Si l’on s’encombre d’une armure, c’est avant tout pour dissuader les adversaires éventuels de chercher la confrontation. Ça économise des vies humaines, sur le long terme. Je propose maintenant que nous fassions ce feu afin que votre Majesté puisse se réchauffer les pieds.

Une colline arrondie, couverte de poussière, se dressait sur la route du dépôt de vivres. Vanion fit signe à ses hommes de se séparer afin de le contourner. Les deux groupes se rejoindraient de l’autre côté. Ils partirent au galop, dans un bruit de tonnerre.

C’est alors que la colline s’ébranla. La poussière qui la recouvrait forma un immense nuage tourbillonnant, et les deux gigantesques ailes déployèrent leur insondable nuit, révélant la face triangulaire de Klæl. La bête des ténèbres ultimes se mit à rugir, dévoilant les éclairs qui étaient ses crocs.

De l’abri de ces ailes immenses surgit une armée comme Vanion n’en avait jamais vu, une armée composée de guerriers aussi grands que les Atans, mais plus massifs. Leurs bras nus étaient énormes, et ils portaient un pectoral d’acier qui leur moulait la poitrine, révélant des muscles impressionnants. Leur casque arborait des ornements exotiques – cornes, antennes et ailes d’acier. Comme leur pectoral, la visière de leur casque semblait moulée sur leur visage et reproduisait leurs traits avec fidélité. Ces faces de métal poli, aux sourcils d’une largeur impossible, n’avaient rien d’humain. Telle celle de Klæl lui-même, elles s’étrécissaient vers un menton en pointe. Les fentes qui étaient les yeux lançaient des éclairs, et deux trous jumeaux marquaient l’emplacement du nez. Leur bouche ouverte révélait d’innombrables crocs effilés.

Ces guerriers infernaux jaillirent impétueusement des ailes protectrices, dans la foudre qui dansait autour d’eux. Ils brandissaient des atrocités d’acier qui ressemblaient à un croisement de hache et de massue.

Les chevaliers étaient trop près pour se replier en ordre. Ils se ruèrent à un train d’enfer vers un anéantissement dont ils ne devaient pas comprendre la nature.

L’impact, lorsque les armées se heurtèrent, ébranla le sol. Le choc initial fut suivi d’une cacophonie de coups et de hurlements, les cris d’agonie des chevaux se mêlant au bruit du métal qui se déchire.

— Sonne la retraite ! hurla Vanion au chef des Génidiens. Souffle dans cette corne d’Ogre à t’en faire péter le cœur ! Que nos hommes dégagent !

Le carnage fut terrifiant. Les chevaux et les hommes furent déchiquetés par cette armée inhumaine. Vanion enfonça ses éperons dans les flancs de sa monture qui fit un bond en avant. Il plongea sa lance dans le pectoral d’acier de l’un des monstrueux guerriers et vit un sang jaune, épais – mais était-ce vraiment du sang ? – jaillir des lèvres d’acier du masque. La créature tomba en arrière sans cesser de balancer son arme de cauchemar. Vanion lâcha sa lance, qui resta fichée dans le monstre, et dégaina son épée.

Ce fut long. La chose encaissait des coups qui auraient démembré un être humain. Mais Vanion finit par l’abattre un peu comme un paysan débite en rondins un arbre récalcitrant.

— Engessa !

Le hurlement de rage et de désespoir de Betuana retentit par-dessus le vacarme de la bataille.

Vanion fit volter son cheval et vit la reine des Atans voler au secours de son général abattu. Même les monstrueuses créatures que Klæl avait déchaînées frémirent devant sa fureur.

Vanion se rapprocha d’elle en frappant d’estoc et de taille, son épée décrivant des moulinets dans la lumière glaciale, faisant gicler le sang jaune.

— Vous pouvez le porter ? demanda-t-il à Betuana.

Elle se pencha et souleva le corps de son ami sans effort apparent.

— Reculez ! hurla Vanion. Je vous couvre !

Il dressa le rempart de sa monture devant les monstres qui se ruaient sur elle.

Betuana courut vers l’arrière, le corps inerte d’Engessa dans les bras. De grosses larmes roulaient sur ses joues.

Vanion serra les dents, leva son épée et chargea.

 

Séphrénia était épuisée en arrivant à Dirgis.

— Je n’ai vraiment pas faim, dit-elle à Xanetia et Aphraël lorsqu’elles eurent pris une chambre dans une auberge du centre ville. Tout ce que je demande, c’est un bon bain chaud et douze heures de sommeil.

— Te sens-tu bien, ô ma chère sœur ? demanda Xanetia.

— Oui, ma chère, répondit Séphrénia avec un sourire las en posant la main sur son bras. Je suis juste un peu fatiguée. Toute cette frénésie commence à me peser. Allez manger, vous deux. Faites-moi monter une théière, je ne veux rien d’autre pour le moment. Je descendrai pour le petit déjeuner. Essayez de ne pas faire de bruit quand vous monterez vous coucher.

Elle passa une agréable demi-heure plongée jusqu’aux oreilles dans l’eau fumante de la maison de bains et regagna sa chambre.

La pièce n’était pas grande, mais grâce au poêle en faïence, il y faisait agréablement chaud. Séphrénia aimait cette invention tamoule. Elle tira une chaise près du poêle et commença à brosser ses longs cheveux noirs.

— Tu as encore cette vanité, Séphrénia ? dit une voix familière. Après toutes ces années ?

Elle se redressa d’un bond.

Zalasta était assis dans un coin de la pièce. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Au lieu de la robe styrique, blanche, qu’elle lui avait toujours vue, il portait un justaucorps de cuir à la mode arjuni, un pantalon de grosse toile et des bottes à la semelle épaisse. Il avait renoncé à son identité au point de porter une courte épée à la ceinture. Ses cheveux blancs étaient feutrés, il avait la barbe emmêlée et les yeux hagards.

— Ne me fais pas de scène, mon amour, je t’en prie, lui dit-il d’une voix lasse et dépourvue d’émotion en dehors d’une sorte de profond regret. Qu’avons-nous fait de mal, Séphrénia ? soupira-t-il tristement. Qu’est-ce qui nous a déchirés et amenés à cette triste situation ?

— Tu ne demandes pas ça sérieusement, j’espère ? répliqua-t-elle. Je t’ai aimé, Zalasta. Pas comme tu aurais voulu, bien sûr, mais c’était de l’amour quand même. Ne pouvais-tu l’accepter et oublier l’autre ?

— Ça ne me serait jamais venu à l’idée.

— Émouchet va te tuer, tu le sais.

— Peut-être. Mais franchement, à présent, ça m’est égal.

— Alors, à quoi bon ? Pourquoi es-tu venu ici ?

— Je voulais te voir une dernière fois, entendre le son de ta voix. Tout aurait pu être différent sans Aphraël, dit-il en se levant. C’est elle qui t’a corrompue en t’emmenant chez ces Élènes. Qu’avais-tu à faire avec eux ? Tu es styrique, Séphrénia. Les Styriques n’ont pas à se commettre avec des barbares.

— Tu te trompes, Zalasta. Anakha est un Élène. Voilà ce que nous avons à faire avec eux. Tu ferais mieux de t’en aller. Aphraël est en bas, en train de dîner. Si elle te trouve ici, elle te mangera le cœur.

— Tout de suite. Mais d’abord, j’ai quelque chose à faire. Après, elle pourra disposer de moi à sa guise. Pourquoi, Séphrénia ? demanda-t-il, le visage crispé sur un insondable désespoir. Comment as-tu pu supporter le contact impur de ce sauvage élène ?

— Vanion ? Tu ne comprendrais pas. Tu ne pourras jamais comprendre. Fais ce que tu as à faire et va-t’en, dit-elle d’un ton de défi en se levant. Ta seule vue me rend malade.

— Très bien, fit-il, le visage aussi dur, soudain, que la pierre.

Il tira une longue dague de bronze de son justaucorps. Elle n’en fut pas vraiment surprise. Il était encore assez styrique malgré tout pour abhorrer le contact de l’acier.

— Tu ne peux pas savoir comme je regrette, dit-il en s’approchant.

Elle se débattit, lui griffa le visage et les yeux tout en appelant à l’aide. Elle éprouva un instant de triomphe quand, lui saisissant la barbe, elle le vit grimacer de douleur. Elle tira dessus dans un sens et dans l’autre, lui déformant le visage, mais il réussit à se libérer et la repoussa brutalement. En reculant, elle trébucha sur un fauteuil. Elle tenta de reprendre son équilibre, mais il la prit par les cheveux, et elle sut qu’elle était perdue. Elle évoqua désespérément le visage de Vanion, s’emplit les yeux et le cœur de son image tout en s’efforçant encore de déchiqueter la figure de Zalasta avec ses ongles.

Alors il lui plongea sa dague dans le sein et la retira.

Elle poussa un cri, tomba en arrière, crispa ses mains sur sa blessure et sentit le sang gicler entre ses doigts.

Il la prit dans ses bras.

— Je t’aime, Séphrénia, dit-il d’une voix brisée tandis que la lumière disparaissait de ses yeux.