CHAPITRE III
Ils parlèrent pendant des heures. À chaque « peut-être », « c’est possible », « probablement » ou « d’un autre côté », Émouchet se sentait bouillir. Ces spéculations ne les menaient nulle part. Il était assis un peu à l’écart des autres, la boucle de cheveux d’Ehlana enroulée autour de ses doigts en une caresse étrangement vivante.
Tout était de sa faute. Il n’aurait jamais dû laisser Ehlana venir en Tamoulie. Et le pire c’est qu’elle était en danger depuis sa naissance, à cause de lui, parce qu’il était Anakha. Xanetia avait dit qu’Anakha était invincible, mais elle se trompait. Il était aussi vulnérable que n’importe quel homme marié. En épousant Ehlana, il avait mis son existence en danger, un danger qui durerait jusqu’à la fin de ses jours.
Il n’aurait jamais dû l’épouser. Il l’aimait, et mettre l’autre en danger était une piètre preuve d’amour. Il se maudissait de ne pas avoir repoussé cette idée aberrante lorsqu’elle l’avait évoquée. Il était soldat, et les soldats ne devraient jamais se marier. Surtout les vieux vétérans couturés de cicatrices, couverts de plaies et de bosses, avec leur fardeau d’ans, de batailles et d’ennemis encore vivants. Il n’était qu’un vieux fou égoïste, à moitié sénile, qui avait abusé de cette oie blanche amoureuse de lui. Ehlana avait déclaré avec emphase qu’elle mourrait s’il refusait de l’épouser, mais ce n’était pas vrai, il le savait. On meurt de vieillesse ou quand on prend un coup d’épée dans le ventre, pas d’amour. Il aurait dû lui rire au nez, rejeter son ultimatum ridicule et lui faire épouser un beau jeune homme bien né, qui aurait eu un métier de tout repos. Au moins, elle serait en sécurité à Cimmura et pas aux mains d’une bande de sorciers déments, dégénérés, et de Dieux étrangers pour qui sa vie n’avait aucune valeur.
Et ils continuaient à palabrer… À quoi bon ? Les jeux étaient faits : Émouchet obéirait aux instructions parce que la vie d’Ehlana en dépendait. Les autres tenteraient de l’en dissuader, c’était couru d’avance, et leurs arguties ne feraient que l’agacer. Le mieux à faire était probablement de quitter Mathérion avec Khalad et le Bhelliom sans attendre qu’ils le rendent fou avec leurs bavardages interminables.
Une brise pétillante sur sa joue, la caresse d’un doux museau sur sa main le tirèrent de ses sinistres pensées.
— Souffre que je trouble tes pensées, sire chevalier, fit la biche blanche d’un ton d’excuse. Ma maîtresse souhaite te parler.
Émouchet regarda autour de lui avec stupeur. Il n’était plus dans le salon bleu de Mathérion, mais dans le temple d’albâtre d’Aphraël. Les voix des autres avaient laissé place au clapotis des vagues léchant la plage dorée de la petite île verdoyante posée, tel un joyau, sur la mer. Une douce brise jouait dans les branches des chênes antiques, sous le ciel de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Tu m’as oublié, reprit d’un ton attristé la douce créature blanche aux yeux liquides.
— Pas un seul instant. Je me souviendrai toujours de toi, tendre créature, car je t’aime depuis le premier jour, répondit-il, cette expression fleurie s’imposant à lui sans effort.
La biche blanche poussa un soupir de contentement et posa sa tête neigeuse sur ses genoux. Il caressa son cou blanc arqué tout en regardant autour de lui.
Aphraël, la Déesse-Enfant, était tranquillement assise, vêtue d’une robe blanche et entourée d’un halo, sur la branche d’un chêne voisin. Elle souleva sa flûte de Pan et en tira un trille moqueur.
— Qu’est-ce qui te prend, Aphraël ? lança Émouchet, écartant les paroles fleuries qui lui venaient spontanément aux lèvres.
— Je me suis dit que tu aurais peut-être envie de parler, répondit-elle en abaissant sa flûte. Tu préfères que je te laisse te morfondre encore un peu ou que je te donne un fouet pour te flageller ? Prends ton temps, Père. Cet instant durera autant qu’il me plaira. J’espère que ma musique ne troublera pas tes ruminations, dit-elle en reprenant sa flûte. Tu as un air favori ?
— Qu’est-ce qui te prend ? répéta-t-il.
— Tu donnes l’impression de vouloir t’infliger je ne sais quelle pénitence, et ce n’est vraiment pas le moment. Je ne serais pas une Déesse si je n’étais pas capable de faire deux choses en même temps, hein ?
Il la foudroya un moment du regard, puis renonça.
— Si on parlait ? proposa-t-il.
— Tu as déjà repris tes esprits ? C’est stupéfiant !
— Où est cet endroit ? demanda-t-il en regardant autour de lui avec curiosité.
— Où je veux, répondit-elle d’un ton évasif. Je l’emmène avec moi, partout où je vais. Dis-moi, tu pensais sérieusement prendre Khalad par la peau du dos, emporter le Bhelliom, sauter sur le dos de Faran et tenter d’aller dans trois directions à la fois ?
— Vanion et les autres ne font que bavarder, Aphraël. Nous n’irons pas loin comme ça.
— Tu as parlé de ton idée au Bhelliom ?
— La décision m’appartient, Aphraël. Ehlana est ma femme.
— Je te trouve vraiment courageux de décider pour le Bhelliom sans le consulter. Ne te laisse pas abuser par sa courtoisie affectée. Ce n’est qu’une impression produite par son langage archaïque. Si désespéré que tu sois, il n’acceptera pas de faire une chose qu’il sait être mauvaise. Et si tu insistes trop, il se pourrait qu’il décide de créer un nouveau soleil – à six pouces de ton cœur.
— J’ai les anneaux, Aphraël. C’est encore moi qui commande.
Elle lui rit au nez.
— Tu crois vraiment que les anneaux ont un pouvoir sur le Bhelliom, Émouchet ? Ils n’en ont aucun. Ce n’était qu’un subterfuge pour dissimuler le fait que le Bhelliom a une conscience, une volonté et des buts propres. Anneaux ou non, il pourrait faire ce qu’il veut à tout instant.
— Alors pourquoi a-t-il besoin de moi ?
— Tu es une nécessité, Émouchet. Comme le vent, la pluie ou les marées. Comme Klæl, le Bhelliom, ou moi-même. Un jour, il faudra que nous ayons une longue conversation sur la nécessité, mais là, nous manquons un peu de temps.
— Et ton petit numéro d’hier, cette conversation en public avec toi-même, tu crois que c’était nécessaire aussi ?
— Ce que j’ai fait hier n’était pas nécessaire, Père, mais c’était utile. Je suis qui je suis et je n’y peux rien. Quand j’effectue l’une de ces transitions, c’est généralement en présence de gens qui connaissent les deux petites filles, et qui finissent tôt ou tard par remarquer leur ressemblance. Je mets toujours un point d’honneur à faire en sorte que les petites filles se rencontrent en public. Ça met un point final aux questions embarrassantes et aux soupçons intempestifs.
— Tu sais que Mmrr a failli mourir de peur ?
— J’arrangerai ça avec lui. Les animaux ont toujours posé un problème. Ils ne se laissent pas abuser comme les humains.
— Que vais-je faire, Aphraël ? demanda-t-il dans un gros soupir.
— J’espérais que ça te remettrait les idées en place de venir ici. Un petit séjour dans la réalité a souvent cet effet.
Il leva les yeux vers le ciel aux couleurs de l’arc-en-ciel.
— C’est l’idée que tu te fais de la réalité ?
— Pourquoi ? Elle ne te plaît pas ?
— Elle est très jolie, répondit-il en caressant distraitement le cou de la biche blanche. Mais ce n’est qu’un rêve.
— Tu en es vraiment sûr, Émouchet ? Tu es vraiment sûr que ce n’est pas ça la réalité, et que le reste n’est qu’un rêve ?
— Ne commence pas. Tu me donnes mal à la tête. Que dois-je faire ?
— Je pense que tu devrais avoir une bonne conversation avec le Bhelliom. Toutes ces jérémiades et ces velléités de décisions arbitraires l’ont beaucoup inquiété.
— Très bien. Et après ?
— Je ne suis pas allée plus loin pour l’instant. Mais j’y travaille, mon p’tit chou, ajouta-t-elle avec un grand sourire.
— Elles s’en sortiront, Kalten, fit Émouchet en posant une main consolatrice sur l’épaule de son ami éploré.
Kalten leva vers lui des yeux pleins d’une insondable détresse.
— Tu en es sûr, Émouchet ?
— Tout ira bien à condition que nous ne perdions pas la tête. Ehlana était dans une situation bien pire quand je suis rentré du Rendor, et nous l’avons sauvée, pas vrai ?
Kalten se redressa et tira un bon coup sur son pourpoint bleu.
— Tu as peut-être raison. Je crois que je vais taper sur quelques personnes, annonça-t-il avec une sinistre résolution.
— Ça t’ennuierait que je t’accompagne ?
— Tu pourrais peut-être même me donner un coup de main. J’ai réfléchi à quelque chose : si tu suis les instructions de Krager, il va te faire courir d’un bout à l’autre de la Tamoulie pendant l’année à venir, tu t’en doutes.
— J’ai le choix, peut-être ? Ils vont me tenir à l’œil.
— Et alors ? J’ai repensé à la première fois que j’ai vu Bérit. Je revenait du Lamorkand où j’avait été exilé et je m’étais arrêté dans une taverne, du côté de Cimmura. Bérit était là, avec Kurik, et il portait ton armure. Je te connais depuis que nous sommes tout gosses, et même moi j’ai cru que c’était toi. Si je me suis laissé prendre, la ressemblance devrait abuser les espions de Krager. Laissons Bérit parcourir la Tamoulie de long en large. Nous avons mieux à faire tous les deux.
— C’est la meilleure idée que j’aie entendue jusque-là, nota Émouchet, puis il parcourut ses compagnons du regard. Je pourrais avoir votre attention, s’il vous plaît ? fit-il à voix haute. C’est le moment de nous mettre au travail, annonça-t-il tandis que les autres se tournaient vers lui avec appréhension. Kalten vient de me rappeler que Bérit s’était jadis fait passer pour moi. Nous sommes à peu près de la même taille et mon armure lui va plus ou moins. La visière abaissée, je défie qui que ce soit de dire que ce n’est pas moi. S’il accepte de jouer le rôle d’un vieux guerrier blanchi sous le harnois, nous pourrions réserver quelques surprises à Krager et à ses amis.
— Tu n’as même pas besoin de le demander, Émouchet, répondit Bérit.
— Attendez de connaître les détails avant de vous porter volontaire, objecta Khalad d’un ton peiné.
— C’est exactement ce que me disait ton père, convint Bérit.
— Et vous ne l’écoutiez pas.
— C’est un plan intéressant, acquiesça Oscagne d’un ton quelque peu réservé malgré tout. Mais n’est-il pas extrêmement dangereux ?
— Je n’ai pas peur, Votre Excellence, se récria Bérit.
— Ce n’est pas pour vous que je m’inquiète, jeune seigneur, mais pour la reine Ehlana. Si quelqu’un perce le stratagème à jour…, fit Oscagne en écartant les mains devant lui dans un geste d’impuissance.
— Il ne peut garder sa visière éternellement baissée, objecta Sarabian.
— Il y a peut-être une autre solution, intervint Séphrénia. Avons-nous suffisamment confiance l’une dans l’autre, Anarae, pour coopérer d’une façon plus approfondie que nous ne l’avons jamais fait ? demanda-t-elle en regardant Xanetia.
— J’écouterai ta proposition avec intérêt, ma chère sœur.
— Si je ne m’abuse, la magie delphaïque est essentiellement dirigée vers l’intérieur, ce qui expliquerait pourquoi personne ne peut la détecter, poursuivit Séphrénia. Au contraire, la magie styrique agit sur l’environnement et rayonne vers l’extérieur. Si nous pouvions les combiner…
— C’est une idée intéressante, commenta Aphraël d’un ton rêveur.
— Je ne vois pas où tu veux en venir, protesta Vanion.
— Nous allons tenter une expérience, l’Anarae et moi, reprit Séphrénia. Si elle réussit, Bérit devrait tellement ressembler à Émouchet qu’ils pourront se passer de miroir pour se raser ; ils n’auront qu’à se regarder l’un dans l’autre.
— Tant que chacune de nous deux sait exactement ce que fait l’autre, ce n’est pas très difficile, leur assura Séphrénia un peu plus tard.
Bérit et Émouchet l’avaient rejointe, ainsi que Xanetia et Vanion, dans la chambre qu’elle partageait avec ce dernier.
— Tu penses vraiment que ça a une chance de marcher ? demanda Émouchet avec inquiétude. Ce n’est pas une tête formidable, mais c’est la mienne, tu comprends.
— L’expérience ne comporte aucun danger, Anakha, confirma Xanetia. Mon peuple a maintes fois quitté sa vallée pour se mêler aux gens du dehors. Tel était notre moyen de dissimuler notre identité.
— Voilà plus ou moins comment ça marche, reprit Séphrénia. Xanetia lance un sort delphaïque qui devrait normalement imprimer tes traits à son visage, mais au dernier moment je lance un sort styrique qui renvoie le sort vers Bérit.
— Quand tu lanceras ton sort, tu ne crains pas que tous les Styriques de Mathérion le sentent ? objecta Émouchet.
— C’est le plus beau de l’affaire, intervint Aphraël. Le sort proprement dit est celui de Xanetia, or ils ne peuvent percevoir la magie delphaïque. Cyrgon lui-même pourrait être dans la pièce voisine qu’il ne se rendrait compte de rien.
— Tu es sûr que ça marchera ?
— Il n’y a qu’une façon de le savoir.
Émouchet ne sentit rien, évidemment. Il n’était que le modèle, après tout. Il regarda, un peu déconcerté, Bérit changer de traits, puis il l’examina attentivement.
— C’est vraiment à ça que je ressemble, de profil ? demanda-t-il, troublé.
— Je ne vois pas la différence entre vous deux, confirma Vanion.
— J’ai vraiment le nez tordu, hein ?
— Nous pensions que tu étais au courant, depuis le temps.
— C’est la première fois que je me vois de profil, rétorqua Émouchet en regardant Bérit d’un air critique. Tu devrais essayer de froncer un tout petit peu les sourcils, suggéra-t-il. Ma vue n’est plus ce qu’elle était. Tu verras, quand tu auras mon âge.
— J’essaierai de m’en souvenir, répondit Bérit d’une voix changée.
— J’ai vraiment cette voix-là ? demanda Émouchet, consterné. Décidément, se voir et s’entendre par les yeux et les oreilles des autres est un sacré exercice d’humilité. Enfin… Je n’ai rien senti, et toi ? demanda-t-il en regardant Bérit.
Bérit hocha la tête en déglutissant péniblement.
— Quel effet ça t’a fait ?
— Je préfère ne pas en parler, fit Bérit en explorant prudemment son nouveau visage du bout de ses doigts frémissants.
— Il est impossible de les distinguer, s’émerveilla Kalten en regardant d’abord Bérit, puis Émouchet.
— C’était un peu voulu, lui rappela Émouchet.
— Tu es qui, toi ?
— Un peu de sérieux, Kalten.
— Maintenant que nous savons comment faire, nous allons changer votre visage à tous, afin que vous puissiez vous déplacer librement, déclara Séphrénia. Puis nous donnerons vos visages à des gens qui resteront ici, au palais. Malgré la Fête des Moissons, nous pouvons nous attendre à être surveillés de près. Ça devrait régler le problème.
— Nous verrons ça plus tard, trancha Vanion en étalant sa carte sur la table. Pour l’instant, Bérit et Khalad doivent se mettre en route ; occupons-nous d’eux. Quel est l’itinéraire normal pour aller à Beresa ?
— La plupart des gens prennent le bateau, objecta Oscagne. Mais ceux qui tiennent à y aller par voie de terre traversent la péninsule micaenne et rejoignent le continent grâce au bac.
— Je ne vois pas de route par là, fit Vanion en fronçant le sourcil.
— La région est très peu peuplée, messire Vanion, convint Oscagne. Les rares pistes qui traversent les marais salants n’apparaissent pas sur la carte.
— Enfin, vous verrez, soupira Vanion en regardant les deux jeunes gens. Quand vous aurez franchi les montagnes de Tamoulie, vous tomberez bien sur la route qui contourne la jungle par l’ouest.
— À votre place, j’éviterais les montagnes, intervint Ulath. Il y a des Trolls par là, maintenant.
— Tu ferais mieux de prévenir Faran, Émouchet, suggéra Khalad. Je doute qu’il se laisse abuser parce que Bérit arbore ta figure, or Bérit devra le monter s’il veut être crédible.
— Bien, poursuivit Vanion. Suivez la route qui va jusqu’à Lydros, puis celle qui contourne la pointe sud de l’Arjuna jusqu’à Beresa. C’est la route la plus logique et c’est probablement celle qu’ils s’attendent à vous voir emprunter.
— Ça va prendre un moment, remarqua Khalad.
— Il est évident que c’est ce que veulent Krager et ses amis. S’ils étaient pressés, ils auraient dit à Émouchet de s’y rendre par la mer.
— Donne l’anneau de ta femme à Bérit, Émouchet, suggéra Flûte. Zalasta peut sentir sa présence, donc Cyrgon en est capable aussi, et Klæl en a forcément le pouvoir. Sans ça, il n’aura servi à rien que nous donnions ton visage à Bérit.
— C’est mettre Bérit et Khalad en grand danger, protesta Séphrénia.
— C’est pour ça que nous sommes payés, petite mère, rétorqua Khalad.
— Je veillerai sur eux, promit Aphraël. Appelle-moi, ordonna-t-elle à Bérit.
— Pardon ?
— Au moyen du sort, Bérit, expliqua-t-elle avec une patience exagérée. Je veux être sûre que tu le connais bien.
— Oh…
Bérit articula soigneusement le sort d’invocation en décrivant, avec ses mains, les gestes complexes qui accompagnaient les paroles magiques.
— Tu as mal prononcé kajerasticon, rectifia-t-elle. Séphrénia s’efforçait sans grand succès de réprimer un fou rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Talen.
— La prononciation de Bérit a donné un sens comique à l’énoncé du sort, expliqua Stragen.
— Qu’a-t-il dit ? insista Talen, intéressé.
— Peu importe, coupa sèchement Flûte. Nous ne sommes pas ici pour répéter des plaisanteries déplacées sur la différence entre les garçons et les filles. Exerce-toi sur ce sort, Bérit. Maintenant, l’invocation secrète.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Itagne à l’oreille de Vanion.
— Un moyen d’attirer l’attention de la Déesse-Enfant sans susciter sa présence, répondit Vanion. Ça permet de transmettre des messages d’une personne à une autre.
La façon dont Bérit prononça le second sort ne souleva aucune objection.
— De toute façon, Bérit, c’est probablement celui que tu utiliseras le plus souvent, souligna Vanion. Krager a interdit à Émouchet de recourir à la magie, alors tâche de le faire discrètement. Si tu reçois des instructions complémentaires en cours de route, suis-les ostensiblement, mais préviens Aphraël.
— Il n’y a plus de raison de l’affubler de l’armure d’Émouchet, nota Khalad.
— C’est juste, acquiesça Vanion. Une cotte de mailles devrait faire l’affaire. Nous tenons à ce qu’ils voient ta frimousse, Bérit. Et maintenant, vous feriez mieux d’aller dormir, tous les deux. Vous vous levez tôt, demain matin.
— Pas trop tôt quand même, corrigea Caalador. Il ne manquerait plus que les espions aient une panne d’oreiller et ratent leur départ. À quoi bon changer de bobine si personne n’est là pour le voir, hein ?
Il faisait froid et humide dans la cour, le lendemain matin, et une brume automnale, impalpable, flottait sur la cité étincelante. Émouchet mena Faran hors de l’écurie.
— Faites bien attention à vous, conseilla-t-il sobrement aux deux jeunes gens en cotte de mailles et cape de voyage.
— Vous l’avez déjà dit, Émouchet, lui rappela Khalad. Je ne suis pas sourd, et Bérit non plus.
— Tu ferais mieux d’oublier ce nom-là, répliqua Émouchet d’un ton critique. Fourre-toi bien dans la tête que ton jeune ami ici présent est moi. Un lapsus au mauvais moment pourrait fiche tout notre plan à l’eau.
— J’y songerai.
— Vous avez besoin d’argent ?
— Je commençais à me dire que vous ne me le demanderiez jamais.
— Toi, tu es aussi dur que ton père, fit Émouchet en lui tendant sa bourse.
Puis il saisit fermement Faran par le menton et le regarda droit dans les yeux.
— Je veux que tu partes avec Bérit, Faran, dit-il. Fais exactement comme si c’était moi.
Faran agita les oreilles et détourna le regard.
— Attention ! ajouta Émouchet avec autorité. C’est très important.
Faran poussa un soupir.
— Il a compris, Émouchet, nota Khalad. Il n’est pas stupide. Il a mauvais caractère, mais il n’est pas stupide.
Émouchet tendit les rênes à Bérit. Puis il songea à quelque chose.
— Il faudrait que nous ayons un mot de passe, dit-il. Avec nos nouveaux visages, vous ne nous reconnaîtrez pas si nous devons entrer en contact avec vous. Quelque chose d’ordinaire…
— Que diriez-vous de bélier ? suggéra Bérit. Ça ne devrait pas être trop difficile à glisser dans la conversation, et nous l’avons déjà utilisé.
Émouchet pensa soudain à Ulésim, le disciple d’Arasham, le fanatique, debout sur un tas de cailloux, un trait d’arbalète envoyé par Kurik planté dans le front, ses lèvres articulant encore le mot bélier.
— Excellent, Bérit – euh, pardon ! Émouchet. Nous ne devrions pas avoir de mal à nous rappeler ce mot. Vous feriez mieux d’y aller.
Ils acquiescèrent et montèrent en selle.
— Bonne chance, fit Émouchet.
— À vous aussi, Émouchet, répondit Khalad.
Les deux jeunes gens tournèrent bride et s’engagèrent lentement sur le pont-levis.
— Nous n’avons que le nom de Beresa comme point de départ, fit Sarabian d’un ton songeur, un peu plus tard. Le message de Krager spécifiait qu’Émouchet recevrait d’autres instructions une fois là-bas.
— C’est peut-être une ruse, Majesté, souligna Itagne. En réalité, l’échange peut avoir lieu n’importe où, et à tout moment. C’est peut-être pour ça qu’ils ont reçu l’ordre de prendre la route.
— Exact, approuva Caalador. Pour ce que nous en savons, il se peut que Scarpa et Zalasta comptent procéder à l’échange sur la côte ouest du golfe de Micae.
— Pourquoi Émouchet ne demande-t-il pas tout simplement au Bhelliom de lui rendre sa reine ? intervint Talen. Il pourrait l’enlever et la ramener ici avant même que Scarpa n’ait compris qu’elle a disparu.
— Non, objecta Aphraël. Le Bhelliom ne peut pas plus faire ça que moi.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que nous ne savons pas où elle est, et que nous ne pouvons pas la chercher : ils sentiraient nos déplacements.
— Ehlana serait beaucoup plus facile à repérer si elle avait gardé son anneau au lieu de le glisser à Mélidéré, intervint Séphrénia.
— Ça, ma tant aimée, j’en doute, objecta Vanion. Zalasta est bien placé pour savoir qu’on peut suivre les anneaux à la trace, et si Ehlana avait conservé le sien, Scarpa se serait fait une joie de nous envoyer sur une fausse piste en expédiant Krager ou Elron au bout du monde avec l’anneau.
— Tu pars du principe que Zalasta est dans le coup, releva-t-elle. Il se peut que Scarpa agisse de son propre chef, tu sais.
— Il vaut toujours mieux imaginer le pire. Partons du principe que Zalasta et Cyrgon sont impliqués. Si Scarpa est seul en cause, il sera relativement facile de lui régler son compte.
— Quand Ehlana et Aleanne seront en sûreté, précisa Émouchet.
— Ça va sans dire, confirma Vanion.
— Tout repose donc sur l’instant de l’échange, nota Sarabian. Nous aurons beau tirer des plans sur la comète, nous ne pourrons pas agir efficacement tant que Scarpa ne fera pas apparaître Ehlana en chair et en os.
— Autant dire que nous n’avons pas intérêt à perdre Bérit et Khalad de vue, ajouta Tynian.
— Non, objecta Aphraël en secouant la tête. Si vous les suivez à la trace, vous allez vendre la mèche. Laissez-moi faire. Itagne a raison. L’échange peut avoir lieu à tout moment. Je préviendrai Émouchet lorsque Scarpa apparaîtra avec Ehlana et Aleanne. Le Bhelliom pourra alors le déposer – armé jusqu’aux dents – à cet endroit. Nous récupérerons ces dames et nous aurons de nouveau plus ou moins le contrôle de la situation.
— Qui redeviendra alors purement militaire, intervint le patriarche Emban. Je propose que nous fassions signe à Komier et à Bergsten. C’est en Cynesga et en Arjuna que nous aurons besoin d’eux, pas en Édom, en Astel ou ici, à Mathérion. Il faudrait qu’ils descendent vers le sud-est. Les Péloïs de l’Est et les chevaliers de l’Église sont déjà à Samar, les Trolls dans les montagnes de Tamoulie. Lorsque Komier et Bergsten seront à l’ouest du désert de Cynesga et les Atans postés à Sarna, nous pourrons presser le territoire cyrgaï comme un citron.
— Ouais, et on verra bien quel genre de pépins en jaillira, ajouta Kalten d’un ton sinistre.
Le patriarche Emban adorait les listes. Il en dressait automatiquement une chaque fois qu’on abordait un sujet. Dans toute discussion arrive inévitablement le moment où tout est à peu près réglé et où les participants reviennent sur les différents points. C’était là qu’Emban sortait sa liste.
— Très bien, dit-il du ton qu’il prenait rituellement en pareille circonstance. Émouchet prend le bateau pour Beresa avec messire Stragen et le jeune maître Talen. D’accord ?
— Comme ça, Votre Grâce, il sera à pied d’œuvre si Bérit et Khalad doivent continuer à cheval à partir de là, acquiesça Vanion. Et comme Stragen et Talen ont des contacts à Beresa, ils devraient vite savoir qui se trouve en ville.
Emban cocha cette rubrique sur sa liste.
— Ensuite : messire Kalten, messire Bévier et maître Caalador prennent un autre bateau vers le sud et pénètrent dans les jungles d’Arjuna.
— J’ai un ami à Delo, qui a des contacts parmi les bandes de brigands de ces jungles, confirma Caalador. Nous infiltrerons une de ces bandes afin de surveiller Natayos et de vous prévenir si l’armée de Scarpa tente le moindre mouvement.
— Bon, fit Emban en cochant ce point sur sa liste. Messire Ulath et messire Tynian vont dans les montagnes de Tamoulie pour garder le contact avec les Trolls. Mais pourquoi Tynian ? releva-t-il. Il ne parle pas troll.
— J’aime bien Tynian, répondit Ulath de sa grosse voix. Et je compte sur lui pour me faire la conversation. Votre Grâce n’imagine pas à quel point il peut être déprimant de se retrouver seul au milieu des Trolls.
— Oh si, très bien, répondit Emban en réprimant un frisson. Ensuite, Séphrénia et l’Anarae Xanetia vont à Delphaeus informer l’Anari Cedon des récents événements et lui expliquer ce que nous faisons.
— Et voir ce que nous pouvons faire pour rétablir la paix entre le Styricum et les Delphae, ajouta Séphrénia.
Emban raya une autre ligne sur sa liste et poursuivit :
— Messire Vanion, la reine Betuana, l’ambassadeur Itagne et le domi Kring partent avec cinq mille chevaliers pour l’ouest de la Tamoulie afin de renforcer les troupes qui se trouvent déjà à Sarna et à Samar.
— Où est le domi Kring ? demanda Betuana en le cherchant du regard.
— Il veille sur Mirtaï, répondit la princesse Danaé. Il redoute qu’elle ne tente de se donner la mort.
— Ça risque de poser un problème, observa Bévier. Dans ces circonstances, il se pourrait que Kring ne soit pas disposé à quitter Mathérion.
— Dans ce cas, je m’organiserai directement avec Tikumé, répondit Vanion. Ce sera plus facile si Kring est là, mais je me débrouillerai sans lui s’il le faut.
— Nous resterons à Mathérion pour garder le campement, Sa Majesté l’empereur Sarabian, le ministre Oscagne et moi-même, reprit Emban, et la Déesse-Enfant maintiendra le contact entre nous. Je n’ai rien oublié ?
— Que veux-tu que je fasse, Emban ? demanda Danaé de sa plus douce voix.
— Votre Royale Majesté restera ici, avec nous, répondit Emban. Pour illuminer nos sombres journées et nos nuits plus sombres encore avec le soleil de son sourire.
— Votre Grâce se moquerait-elle de moi ?
— Sûrement pas, princesse !
Dire que Mirtaï était malheureuse eût été un doux euphémisme. Elle était enchaînée quand Kring la fit entrer dans la salle du conseil, et offrait l’image même du désespoir.
— J’ai beau dire et beau faire, ça ne sert à rien, annonça le domi. Je pense qu’elle a même oublié que nous étions fiancés.
Mirtaï ne put se résoudre à soutenir leur regard. Elle se jeta à terre, en proie à un désespoir abject.
— Elle a fait défaut à sa maîtresse, répondit Betuana. Elle doit la venger ou mourir.
— Vous permettez, Majesté ? intervint fermement Danaé. Elle descendit de son fauteuil, abandonnant Rollo dans un coin, Mmrr dans l’autre, et s’approcha de Mirtaï avec détermination.
— Atana Mirtaï, dit-elle sèchement, relève-toi !
Mirtaï la regarda d’un œil morne et se leva lentement, dans un grand bruit de chaînes.
— En l’absence de ma mère, je suis la reine, déclara Danaé.
Émouchet encaissa le coup.
— Tu n’es pas Ehlana, répondit Mirtaï.
— Je n’ai jamais rien dit de tel. Je me contente d’énoncer un fait établi. C’est bien comme ça que ça marche, Sarabian ? C’est sur moi que retombe le pouvoir en cas d’absence de ma mère ?
— Eh bien… théoriquement, je suppose, en effet.
— Théoriquement, tu parles. Je suis l’héritière de la reine Ehlana. J’assume son intérim. Ça veut dire que jusqu’à son retour, tout ce qui est à elle est à moi : son trône, sa couronne, ses bijoux… et son esclave personnelle.
— Je ne voudrais pas me retrouver face à elle en cas de procès, avoua Emban.
— Merci, Votre Grâce, fit Danaé. Très bien, Atana Mirtaï, tu as entendu. Tu es à moi, maintenant. Oh, tu peux toujours me regarder de cet œil noir ! Écoute-moi, plutôt : je suis ta propriétaire, et je t’interdis de te tuer ou de t’enfuir. J’ai besoin de toi pour veiller sur Mélidéré et sur moi. Tu as fait défaut à ma mère. Ne me fais pas défaut.
Mirtaï se redressa et rompit ses chaînes d’une brusque traction.
— À vos ordres, Majesté, lança-t-elle, les yeux brûlants de fureur.
Danaé se tourna vers les autres avec un petit sourire.
— Vous voyez. Ce n’était pas si difficile.