CHAPITRE VIII
Dire qu’Edaemus était offensé eût été un énorme euphémisme. Des éclairs rougeâtres crépitaient à la périphérie du brouillard blanc, étincelant, qui était le Dieu des Delphae. La chaleur de son courroux faisait fondre la neige et des volutes de vapeur montaient de la petite combe située au-dessus de la vallée de Delphaeus.
— Non ! dit-il d’un ton sans réplique. Il n’en est pas question !
— Sois un peu raisonnable, cousin, fit Aphraël d’un ton enjôleur. La situation a changé. Tu te cramponnes à des principes qui n’ont plus de sens. « L’éternelle inimitié » se justifiait peut-être autrefois. Je t’accorde que ma famille ne s’est pas très bien comportée pendant la guerre avec les Cyrgaïs, mais c’était il y a longtemps. Continuer à se lamenter comme tu le fais est de l’enfantillage.
— Comment as-tu pu, Xanetia ? demanda Edaemus d’un ton accusateur. Comment as-tu pu me faire ça ?
— C’était pour l’accomplissement de notre dessein, ô Très Adoré, répondit-elle, à la grande surprise de Séphrénia qui n’en revenait pas de l’intimité de la relation que Xanetia entretenait avec son Dieu. Tu m’as ordonné de prêter assistance à Anakha, et son amour pour Séphrénia m’a obligée à trouver des accommodements avec elle. Sitôt rompu le mur d’inimitié qui se dressait entre nous, nous avons appris à nous faire confiance. Le respect, une communauté d’intérêt ont eu raison du mépris réciproque et, sans que nous le voulions, l’affection s’est peu à peu substituée à lui. Dans mon cœur, elle est maintenant ma chère sœur.
— C’est une abomination ! Je te défends de parler ainsi de cette Styrique en ma présence !
— Comme il te plaira, ô Très Adoré, acquiesça-t-elle en inclinant docilement la tête, puis elle releva le menton et se mit à luire plus intensément. Mais que tu le veuilles ou non, c’est ainsi que je continuerai à penser à elle dans le silence de mon cœur.
— Es-tu prêt à écouter, Edaemus ? Ou préfères-tu piquer une colère d’un siècle ou deux ?
— Tu es fort impertinente, Aphraël, fit-il d’un ton accusateur.
— Je sais. C’est pour ça qu’on m’aime. Cyrgon essaie de faire main basse sur le Bhelliom. Tu es au courant ou tu es tellement occupé à faire joujou avec les étoiles que rien de ce qui se passe ici-bas ne t’intéresse ?
— Surveille tes paroles, fit sèchement Séphrénia.
— Il me fatigue. Il y a dix mille ans qu’il lèche ses plaies et ça suffit, lança la Déesse-Enfant en regardant d’un œil noir la présence incandescente qui était le Dieu des Delphae. Tes exhibitions pyrotechniques ne m’impressionnent pas, Edaemus. Je pourrais en faire autant, si je voulais.
Edaemus se mit à briller d’un éclat plus vif, et le halo rougeâtre qui l’entourait devint noirâtre.
— Quel raseur, soupira Aphraël. Je suis désolée, Xanetia, mais nous perdons notre temps, ici. J’aurai beau dire et beau faire, ton Dieu ne voudra jamais nous aider. Il va falloir que nous nous occupions de Klæl tout seuls, le Bhelliom et moi.
— Klæl ! s’exclama Edaemus.
— Ah, tout d’un coup, ça t’intéresse, hein ?
— Qui a fait ça ? Qui a lâché Klæl contre la terre ?
— Sûrement pas moi ! Tout se passait comme Cyrgon l’avait prévu, mais Anakha a retourné la situation. Tu sais que Cyrgon a horreur de perdre, alors il s’est mis à enfreindre les règles. Tu veux nous aider, maintenant, ou tu préfères rester dans ton coin à bouder pendant quelques centaines de millénaires ? Vite, Edaemus, vite, fit-elle en claquant des doigts. Décide-toi. Je ne vais pas y passer la journée.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je recrute ? Narstil était un Arjuni d’une maigreur cadavérique, aux bras noueux et aux joues creuses. Il était assis à une table, sous un arbre aux branches étalées, au centre de son campement, au cœur de la jungle d’Arjuna.
— Votre métier n’est pas de tout repos, répondit Caalador en regardant le campement de fortune d’un air entendu. Vous volez des meubles, des tapis, des tapisseries. Ça veut dire que vous pillez les propriétés isolées et que vous montez des expéditions contre les villages. Je doute que les gens se laissent faire sans réagir, et ça doit causer pas mal de dégâts. La moitié de vos hommes sont éclopés et vous laissez probablement des morts derrière vous à chaque fois. Dans votre secteur d’activité, on a toujours besoin de nouvelles recrues.
— Pas en ce moment.
— Je pourrais faire en sorte que vous en ayez besoin, tonna Bévier en passant son pouce sur le fil de sa hache dans une attitude théâtrale.
— Écoutez, Narstil, reprit Caalador d’un ton radouci, on a vu vos hommes. Soyez honnêtes : tous les voleurs de poules de la région viennent s’enrôler chez vous, mais vous manquez de vrais professionnels, et c’est ce que nous vous proposons : notre expérience. Vos hommes font les matamores, ils roulent des épaules en prenant une grosse voix, mais ce ne sont pas des tueurs, et c’est pour ça qu’ils se font estropier quand il y a de la bagarre. Nous, ça nous est égal de tuer. C’est la routine, pour nous. Nous n’avons rien à prouver, contrairement à vos fiers-à-bras. Orden nous connaît. Il ne vous aurait pas envoyé cette lettre, sans ça. Croyez-moi, Narstil, conclut-il en secouant la tête, la vie serait bien plus simple pour tout le monde si nous pouvions nous entendre plutôt que de nous faire concurrence.
— J’y réfléchirai, fit Narstil, l’air un peu ébranlé.
— C’est ça. Et n’allez vous pas vous imaginer que vous pourriez éliminer des concurrents potentiels. Vos gros bras ne font pas le poids, et on risquerait de le prendre mal, mes amis et moi.
— Ça suffit, Aphraël ! fit Séphrénia alors qu’elles suivaient Xanetia et Edaemus dans les rues crépusculaires de Delphaeus. C’est très mal élevé de faire ça quand on est invitée.
— Ce n’est pas moi, c’est Edaemus ! protesta Aphraël.
— C’est sa ville et son peuple. Ma sœur fait de l’esbroufe, expliqua Séphrénia en réponse au regard intrigué de Xanetia. Elle ne devrait pas exhiber sa divinité alors qu’elle se trouve parmi les adorateurs d’un autre Dieu. Elle fait ça uniquement pour agacer Edaemus. Je m’étonne qu’elle n’ait pas aplati toute la ville ou mis le feu aux toits de chaume avec sa divine personnalité.
— C’est minable de dire ça, Séphrénia, fit Aphraël d’un ton accusateur.
— Alors, tiens-toi bien.
— Sûrement pas. Pas tant qu’Edaemus se conduira mal. Séphrénia poussa un soupir et leva les yeux au ciel. Ils entrèrent dans la partie sud de la ville tentaculaire et suivirent le couloir qui menait chez Cedon. Il les attendait. Il s’agenouilla à l’approche d’Edaemus, son antique visage empli d’émerveillement. Son Dieu cessa de luire, prit forme humaine et tendit doucement la main.
— Je t’en prie, mon vieil ami, murmura-t-il en l’aidant à se relever.
— Dis donc, Edaemus, tu es assez beau garçon, en fin de compte. Tu ne devrais pas te cacher dans la lumière comme ça.
Un léger sourire effleura le visage sans âge du Dieu delphaïque.
— N’essaie pas de m’amadouer par tes flatteries, Aphraël. Je te connais. Tu ne m’auras pas comme ça.
— Vraiment ? C’est déjà fait, Edaemus. Maintenant, je fais ça seulement pour m’amuser. Je tiens déjà ton cœur dans ma main, cousin. Avec le temps, je la refermerai et tu seras à moi. Mais nous avons plus urgent à faire pour le moment, ajoutât-elle avec un petit rire argentin.
Xanetia embrassa tendrement le vieux Cedon.
— Ainsi que tu le perçois déjà, mon cher vieil ami, des changements prodigieux sont amorcés. Le terrible péril que nous affrontons modifie notre monde. Considérons d’abord ce péril, puis nous aurons tout le temps de nous ébaubir des changements qu’il a induits en nous.
Cedon leur fit descendre les trois marches de pierre usées menant vers la salle au plafond bas et aux murs chaulés, incurvés vers l’intérieur. Ils prirent place dans les fauteuils confortables, autour du feu accueillant, et Aphraël grimpa sur les genoux de Séphrénia.
— Dis-leur ce qui s’est passé, Xanetia, qu’ils comprennent pourquoi j’ai dû venir ici, au mépris de toutes les règles, fit-elle en jetant un regard noir à Edaemus. En dépit de ce que tu penses peut-être, cousin, je suis bien élevée, mais il y avait urgence.
Pendant que Xanetia relatait les événements des derniers mois, Séphrénia s’appuya au dossier de son fauteuil. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point Delphaeus était un lieu calme et paisible, lors de sa dernière visite. À ce moment-là, elle était aveuglée de haine et c’est à peine si elle avait remarqué ce qui l’entourait. Les Delphae voulaient qu’Émouchet ferme leur vallée pour les isoler du reste du monde, mais ça semblait inutile. Ils étaient déjà si loin qu’ils ne semblaient même plus humains. Séphrénia les enviait un peu.
— C’est exaspérant, hem ? murmura la Déesse-Enfant. Le mot que tu cherches est « sérénité. »
— Et tu fais tout ce qui est en ton pouvoir pour la troubler, hein ?
— Ils font encore partie de ce monde pour un petit moment. Je me contente de leur rappeler notre existence.
— Tu te conduis très mal envers Edaemus.
— C’est pour son bien. Il y a cent et mille siècles qu’il s’apitoie sur lui-même. Il en a oublié notre existence. Il est temps de le ramener à la réalité. Excuse-moi, dit-elle en descendant des genoux de sa sœur. Le moment est venu de lui donner une autre leçon.
Elle alla se planter devant Edaemus et le regarda bien en face avec ses grands yeux noirs.
Le Dieu des Delphae était tellement absorbé par le récit de Xanetia qu’il remarqua à peine Aphraël. Il la prit machinalement sur ses genoux.
Séphrénia eut un sourire.
— Le jeune seigneur Bérit a reçu tout récemment d’autres instructions, conclut Xanetia. Il doit se rendre à la ville de Sopal, sur la côte de la mer d’Arjun. Il en a informé la Déesse-Enfant qui nous a prévenus à notre tour. Les Dieux des Trolls comptent transporter messire Ulath et messire Tynian à Sopal, et les dissimuler là-bas dans ce qu’ils appellent le « Non-Temps ». Leur intention est d’en sortir lorsque nos ennemis feront paraître la reine Ehlana, afin de l’échanger contre le Bhelliom.
— Le Non-Temps ? répéta Cedon, intrigué.
— Un moment de temps suspendu, expliqua Aphraël. Les Trolls sont des chasseurs et leurs Dieux ont trouvé cet endroit commode pour se dissimuler afin de pouvoir traquer leur proie. C’est intelligent, mais ça présente des inconvénients.
Edaemus lui demanda quelque chose dans cette langue que Séphrénia avait plusieurs fois tenté d’apprendre sans vraiment y parvenir. Aphraël répondit rapidement, en faisant des gestes compliqués avec ses mains.
— Ah, dit-il en tamoul. C’est une notion particulière.
— Tu connais les Dieux des Trolls, fit-elle avec une petite grimace.
— Leur as-tu en vérité arraché le consentement à tes demandes extravagantes ?
— J’avais une monnaie d’échange. Il y avait trente mille ans qu’ils essayaient désespérément d’échapper au Bhelliom. Mes conditions ne leur ont pas beaucoup plu, mais ils n’avaient guère le choix.
— Tu es cruelle, Aphraël.
— Mais non. J’ai obéi à la nécessité, et la nécessité n’est ni bonne ni méchante. Elle est, c’est tout. Je leur ai fait quelques baisers quand je suis passée les voir, il y a quelques jours, et ça les a un peu amadoués. À partir du moment où ils ont compris que je n’essayais pas de leur arracher un morceau de joue, du moins. Ils ne sont pas si mauvais, tu sais, ajouta-t-elle comme il étouffait un hoquet d’horreur. J’aurais pu me contenter de leur grattouiller les oreilles, mais je craignais qu’ils ne trouvent ça insultant. Quelques bécots de plus, ajouta-t-elle avec un sourire, et ils me léchaient la main comme des chiots.
Il se redressa et cligna les yeux comme s’il réalisait seulement qu’elle était assise sur ses genoux. Elle eut un de ses petits sourires énigmatiques et lui tapota la joue.
— Tout va bien, mon cousin, dit-elle. Tu t’y feras, tu verras. Vous vous y faites tous.
Elle descendit de ses genoux et retourna auprès de sa sœur.
— C’est ma place ! protesta d’un ton menaçant un solide gaillard de race indéterminée alors que Kalten laissait tomber son paquetage par terre, à l’ombre d’un gros arbre.
— C’était ta place, rectifia Kalten en carrant les épaules. Maintenant c’est la mienne, alors tu ramasses ton pieu, tout ton bordel, et tu te barres.
— J’ai pas l’habitude de prendre mes ordres des Élènes !
— Y a un commencement à tout. Maintenant, dégage. J’ai à faire, moi.
Kalten n’était pas de bonne humeur. Il était fou d’inquiétude pour Aleanne, et la moindre contrariété le mettait en boule. Ça devait se voir parce que le gaillard recula prudemment de quelques pas.
— Plus loin, dit doucement Kalten.
Il avait au moins une tête de plus que son adversaire, et des pectoraux spectaculaires sous sa cotte de mailles.
— Je reviendrai, balbutia l’autre en battant en retraite. Je vais revenir avec mes amis.
— J’ai hâte de voir ça, grogna Kalten en tournant délibérément le dos au type à qui il venait de prendre sa place.
Caalador et Bévier arrivèrent sur ces entrefaites.
— Des ennuis ? demanda Caalador.
— Pff, pas vraiment, répondit Kalten en haussant les épaules. Je définissais quelques relations hiérarchiques, c’est tout. Je supporte pas la connerie administrative. Bon, installons-nous.
Ils avaient dressé leur tente et ramassaient des feuilles et de la mousse en guise de matelas quand Narstil passa les voir.
— Je vois que tu t’installes, Ezek, dit-il à Caalador d’un ton sinon très chaleureux encore, du moins conciliant. Vous avez bien arrangé votre campement, tes hommes et toi.
— Un campement en désordre est l’indice d’un esprit confus, décréta Caalador. Je suis content que vous soyez passé, Narstil. Nous avons entendu dire qu’il y avait une armée cantonnée non loin d’ici. Ils ne vous causent aucun problème ?
— Nous avons un pacte de non-agression, répondit Narstil. Nous ne les pillons pas et ils nous fichent la paix. En réalité, c’est plutôt une bande de rebelles qu’une vraie armée. Ils veulent renverser le gouvernement.
— Comme tout le monde, non ?
— En réalité, fit Narstil en riant, la présence de ces canailles est bonne pour les affaires. Les gens d’armes n’osent pas se montrer dans cette partie de la jungle, et l’une des raisons pour lesquelles ils tolèrent notre présence, c’est que nous dévalisons les voyageurs, ce qui dissuade ceux-ci de fouiner dans le secteur. Nous faisons d’assez bonnes affaires avec eux. Ils achètent à peu près tout ce que nous volons.
— Natayos est loin d’ici ?
— Quatre ou cinq lieues. Ce n’est qu’une ruine. Scarpa – c’est leur chef – s’y est installé il y a quelques années. Il a fait fortifier la cité et il attire de plus en plus de partisans tous les jours. Je n’ai pas une passion pour lui, mais les affaires sont les affaires.
— À quoi ressemble-t-il ?
— C’est un dingue. Il y en a qui jurent l’avoir entendu hurler à la lune. Il est persuadé qu’il sera un jour empereur, et je ne serais pas étonné qu’il fasse sortir sa racaille de ces ruines d’ici peu. Tant qu’il reste dans la jungle, il est en sûreté, mais dès qu’il mettra le nez dehors, les Atans le transformeront en chair à pâté, ça ne fait pas un pli. Personnellement, je m’en fiche complètement, répondit Narstil. Le seul ennui, c’est que je perdrai un bon client.
— On peut aller et venir comme on veut à Natayos ? demanda Kalten d’une voix neutre.
— Il suffit d’y aller avec une mule chargée de nourriture ou de boisson pour être accueilli à bras ouverts. J’y envoie toutes les semaines une ou deux carrioles pleines de tonneaux de bière. Les soldats adorent la bière.
— C’est bien vrai ! acquiesça Kalten. J’en ai connu plus d’un pour qui le monde s’arrêtait de tourner quand on mettait une barrique en perce.
— C’est lié à notre faculté de contrôler la lumière qui émane de nous, expliqua Cedon. Ce que nous appelons la vue est profondément influencé par la lumière. Le subterfuge est imparfait. Il persiste un léger frémissement, et il nous faut prendre garde à ce que notre ombre ne révèle point notre présence, mais avec un peu de soin, nous pouvons passer inaperçus.
— Je remarque des contrastes intéressants, nota Aphraël. Les Dieux des Trolls jouent avec le temps, vous jouez avec la lumière et je joue avec l’attention de ceux dont je veux passer inaperçue. Autant de tentatives d’approche de l’invisibilité.
— Connais-tu, ô Divine, des gens qui ont véritablement le don d’invisibilité ? demanda Xanetia.
— Non, mais nous pouvons nous en rapprocher, répondit la Déesse-Enfant. L’invisibilité véritable aurait probablement des inconvénients. C’est une très bonne idée, Anari Cedon, mais je ne veux pas que Xanetia coure le moindre danger. Je l’aime trop pour ça.
Xanetia rosit délicatement et jeta à Edaemus un regard presque coupable. Séphrénia éclata de rire.
— Gardez bien vos adorateurs, Edaemus, dit-elle. Ma Déesse est une voleuse de grand chemin. Xanetia a le don de lire dans l’esprit. Nous souhaiterions qu’elle s’introduise à Sopal afin de nous dire si Ehlana y est ou non. Dans le premier cas, nous pourrons passer à l’action. Sinon, nous saurons que Sopal n’était qu’une diversion.
Cedon se tourna vers Edaemus.
— Force nous est, ô Très Adoré, de nous impliquer plus que nous ne l’aurions souhaité dans le monde extérieur. Anakha se soucie de la sécurité de sa femme plus que de tout au monde. Il est à craindre qu’avant de l’avoir récupérée saine et sauve il ne soit point en mesure de tenir la promesse qu’il nous a faite.
Edaemus soupira.
— Il se pourrait que tu dises vrai, mon Anari. Point ne m’en réjouis, sache-le, mais il semble, en effet, que nous devons faire fi de notre répugnance et nous joindre à la quête de la compagne d’Anakha, dans la mesure de nos moyens.
— Tu es vraiment sûr, Edaemus, de vouloir t’impliquer dans cette quête ? demanda Aphraël.
— Je l’ai dit, Aphraël.
— Tu ne te demandes pas pourquoi je me soucie du destin de ces Élènes ? Ils ont leur propre Dieu, tu le sais. Pourquoi t’imagines-tu qu’ils m’intéressent tant ?
— Pourquoi faut-il toujours, Aphraël, que tu empruntes des chemins si tortueux ?
— J’aime surprendre, répondit-elle d’un ton suave. Je tiens à te remercier, cousin, pour le soin que tu prends du bien-être de mon père et de ma mère. Ça me va droit au cœur.
Il la regarda en ouvrant de grands yeux.
— Tu n’as pas fait ça ? s’étrangla-t-il.
— Il fallait bien. Sans moi, qui aurait tenu le Bhelliom à l’œil ? Anakha est sa créature, mais tant que son cœur m’appartiendra, j’arriverai plus ou moins à contrôler ses faits et gestes.
— Mais ce sont des Élènes !
— Et alors ? Les Élènes, les Styriques, les Delphae, quelle différence ? On peut tous les aimer, Edaemus ; il suffit d’ouvrir son cœur.
— Ils mangent du porc !
— Oh, ça, je sais, fit-elle en réprimant un frisson. Mais je m’en occupe.
Senga était un brigand de bonne composition. Ses origines étaient tellement mêlées que personne n’aurait pu dire d’où il venait. Il souriait tout le temps, il parlait d’une grosse voix, généralement pour se vanter, et il avait un rire contagieux. Kalten l’aimait bien, et Senga semblait avoir trouvé l’âme sœur en la personne du hors-la-loi élène qu’il connaissait sous le nom de Col. Il s’approcha de l’arbre où Kalten, Caalador et Bévier avaient dressé leur tente, en louvoyant entre les pyramides de meubles et autres objets entassés à même le sol dans le campement de Narstil.
— Hé, Col ! appela-t-il. Tu aurais dû venir. Deux tonneaux de bière, ça t’ouvre toutes les portes à Natayos.
— J’aime pas les militaires, répondit Kalten. Les officiers te mettent l’épée dans les reins pour t’enrôler, et les généraux font trop la morale. La seule idée de la loi martiale me fait cailler le sang dans les veines.
— Scarpa a grandi dans une taverne, rétorqua Senga, et sa mère était une putain, alors les bas côtés de la nature humaine n’ont pas de secret pour lui.
— Tu t’en es bien sorti ? demanda Kalten.
Senga eut un grand sourire, roula des yeux ronds et fit sauter sa bourse dans sa main.
— Assez bien pour songer à me retirer des affaires et à ouvrir ma propre brasserie. Le seul problème, c’est que nos amis risquent de ne plus rester très longtemps à Natayos. Qu’est-ce que je ferai si mes clients partent tous se faire tuer par les Atans ? Je ne pourrai quand même pas boire toute cette bière. Je n’aurai jamais soif à ce point-là.
— Qu’est-ce qui te fait penser qu’ils s’apprêtent à partir ?
Senga se vautra par terre et tendit sa gourde de vin à Kalten.
— Rien de très précis, répondit-il. Scarpa a quitté Natayos le mois dernier, avec deux ou trois Élènes. Personne ne sait où il est allé vadrouiller ni pourquoi.
— On dit qu’il est fou, répondit Kalten d’un ton dégagé. Bien malin qui comprendra les raisons d’agir d’un fou.
— Il est raide dingue, d’accord, mais il a réussi à plonger ces rebelles dans une frénésie incroyable. Quand il décide de faire un discours, tu as intérêt à te trouver un siège confortable parce que tu en as pour six bonnes heures. Bref, il s’est baladé quelques semaines pendant que son armée prenait ses quartiers d’hiver. Tout a changé depuis son retour.
Kalten dressa l’oreille.
— Parce qu’il est revenu…
— Pour sûr. Il est rentré à Natayos il y a moins de quatre jours, avec ses amis élènes. Ils avaient deux femmes avec eux, si j’ai bien compris.
Kalten fit mine de rajuster son baudrier pour masquer son excitation.
— Je croyais que Scarpa détestait les femmes, dit-il d’un ton qu’il espérait naturel.
— Exact, mais si j’ai bien compris, ces deux femmes n’avaient pas l’air d’être des filles de joie ramassées en route. Elles étaient mal fagotées et elles avaient les mains attachées. Le type avec qui j’ai parlé ne les a pas très bien vues parce que Scarpa les a aussitôt fait entrer dans une maison qui semblait avoir été préparée pour des hôtes de marque, avec des meubles précieux, des tapis par terre et tout le fourbi.
— Elles n’avaient rien de spécial ? demanda Kalten en retenant son souffle.
— Non, à part qu’elles n’étaient pas traitées comme le sont d’habitude les filles à soldats. Et puis – c’est vrai – le type m’a dit autre chose. Qu’est-ce que c’était, déjà ? marmonna-t-il en se grattant la tête. Ah oui ! C’est ça : les deux femmes que Scarpa s’est donné tant de mal pour faire venir à Natayos étaient des Élènes. C’est bizarre, non ?