CHAPITRE IX

Beresa était une vilaine cité tapie comme un crapaud entre la mer et la jungle, sur la côte sud-est de l’Arjuna. La principale activité de la région était la production de charbon de bois, et une fumée acre planait, telle une malédiction, dans l’air humide.

Le capitaine Sorgi mouilla l’ancre non loin du rivage et prit la chaloupe pour aller discuter avec le capitaine du port.

Émouchet, Stragen et Talen regardaient, appuyés au bastingage, la ville qui les attendait de l’autre côté de l’eau puante.

— Hé, Fron, j’ai eu une idée de génie, annonça Stragen.

— Vraiment ? répondit Émouchet.

— Si on changeait de bateau ?

— C’était pas mal essayé, Vymer, s’esclaffa Talen.

Ils étaient plus ou moins à l’aise avec leurs noms d’emprunt, maintenant.

— Jamais un marin ne partirait avant d’avoir été payé, murmura Émouchet après s’être assuré, d’un coup d’œil, qu’ils étaient hors de portée des oreilles indiscrètes. Inutile d’attirer l’attention. Nous n’avons plus qu’à décharger la cargaison, alors…

— Sous la menace du fouet du bosco, ajouta Stragen d’un ton sinistre. Ce type va finir par me pousser à bout. Rien que de le voir, j’ai envie de le tuer.

— Nous le supporterons bien jusqu’à ce que ce soit fini, répondit Émouchet. Cette ville doit grouiller d’hommes que Krager a chargés de s’assurer que nous ne faisons pas venir des renforts en douce.

— C’est peut-être la faille de notre plan, remarqua Stragen. Sorgi sait que nous ne sommes pas des marins comme les autres. Il pourrait vendre la mèche sans le vouloir.

— Sorgi sait tenir sa langue, objecta Émouchet en secouant la tête.

Le capitaine revint vers la fin de l’après-midi, fit aussitôt lever l’ancre et ils s’amarrèrent le long d’une jetée. Ils déchargèrent la cargaison le lendemain matin. Le bosco se montra un peu plus économe de son fouet et la manœuvre se déroula en douceur.

Puis, lorsque les cales furent vides, les matelots défilèrent devant Sorgi qui s’était installé à une petite table sur la dunette, avec son livre de comptes et une pile de pièces. Il paya ses hommes en faisant à chacun un petit discours dont la teneur générale tenait en deux phrases : « Evite les ennuis et sois à bord à l’heure. Je ne t’attendrai pas quand il faudra lever l’ancre. » Il n’en changea pas au moment de payer Émouchet et ses amis, et rien dans son attitude n’eût permis de deviner qu’ils n’étaient pas des hommes d’équipage comme les autres.

Ils descendirent à terre, leur sac sur l’épaule, en proie à une certaine excitation.

— Je comprends maintenant pourquoi les marins font la foire quand ils touchent terre, dit Émouchet. Ce n’était pas un très long voyage, mais j’ai envie de tout casser.

— Bon, on va où ? fit Talen quand ils furent dans la rue.

— Il y a une auberge appelée « le Repos du marin », répondit Stragen. C’est un endroit calme et propre, à l’écart du front de mer. Ça devrait nous fournir une bonne base d’opération.

Ils traversèrent les rues bruyantes, puantes, de Beresa au soleil couchant. Les maisons de bois étaient attaquées par la pourriture. La pierre était rare dans le vaste delta marécageux de l’Arjun et tout était envahi par la mousse et les champignons. La fumée des chantiers de charbon de bois rendait irrespirable l’air froid et humide. Les Arjunis étaient plus basanés que leurs cousins tamouls du Nord ; ils avaient le regard fuyant et la façon dont ils marchaient dans les rues boueuses avait quelque chose de furtif.

Émouchet lança discrètement le sort pour ne pas alerter les espions qui rôdaient forcément dans le secteur.

— Ils sont trois, annonça-t-il.

— Ils s’intéressent à nous ? demanda Stragen d’une voix tendue.

— Non. Ce ne sont pas des Styriques, ils ne sauront jamais que je les ai repérés. Continuons. S’ils nous suivent, je vous préviendrai.

Le « Repos du marin » était un bâtiment carré, d’une propreté méticuleuse, orné de filets de pêche et autres objets évoquant la mer. Il était tenu par un capitaine à la retraite et sa femme. Ils ne toléraient pas la débauche sous leur toit, et ils récitaient un interminable règlement à leurs nouveaux clients. Émouchet n’avait même pas entendu parler de certaines des choses qui étaient interdites.

— Bon, et maintenant ? demanda Talen quand ils eurent déposé leurs sacs dans leur chambre et regagné la rue boueuse.

— On retourne sur le front de mer, répondit Stragen. Le chef de la pègre locale trafique avec les contrebandiers et les marins qui volent dans les cargaisons. J’ai une lettre de Caalador. Nous sommes là officiellement pour vérifier qu’il en a eu pour son argent pendant la Fête des Moissons. On ne peut pas se fier aux Arjunis, d’une façon générale, alors Estokin – c’est son nom – ne devrait pas être étonné de notre démarche.

Le dénommé Estokin avait vraiment le physique de l’emploi. Émouchet n’avait jamais vu plus belle tête d’assassin. Il avait un œil qui disait zut à l’autre et une maladie de peau qui donnait à son visage quelque chose de malsain sous une vilaine barbe clairsemée. Il passait son temps à se gratter, détachant de sa figure des squames blanchâtres qui enneigeaient son plastron. Sa voix nasale, haut perchée, rappelait le bourdonnement d’un moustique, et il sentait l’ail, le mauvais vin et les harengs marines.

— Caalador m’accuserait-il de l’avoir trahi ? demanda-t-il avec une vertueuse indignation.

— Bien sûr que non, fit Stragen en s’appuyant au dossier de son fauteuil bancal, dans l’arrière-salle d’un bouge du front de mer. S’il croyait que vous l’avez trompé, vous seriez déjà mort. Il veut juste savoir si nous n’avons oublié personne. Il y a eu du grabuge quand on a retrouvé les cadavres ?

— Qu’est-ce que ça peut lui faire ? chipota-t-il en lorgnant Stragen avec son bon œil.

— Nous avons pour ordre de vous laisser la vie sauve si vous vous montrez coopératif, contra froidement Stragen.

— Personne ne m’a jamais menacé comme ça, crachota Estokin.

— Je ne vous menace pas, mon vieux. Je joue cartes sur table. Venons-en au fait. Les meurtres ont-ils inquiété beaucoup de gens ?

— Pas grand monde, en vérité, répondit Estokin, un ton plus bas. Il y avait un Styrique, ici, qui semblait avoir beaucoup d’argent avant la Fête des Moissons.

— Qu’achetait-il ?

— Des informations, surtout. Il était sur la liste que Caalador m’a donnée, mais il nous a filé entre les doigts. Il a disparu dans la jungle. J’ai lancé quelques égorgeurs de la région à ses trousses.

— J’aimerais bien lui dire deux mots avant qu’ils l’envoient rejoindre ses ancêtres.

— Ça, Vymer, vous pouvez faire une croix dessus. Ils sont loin, depuis le temps, répondit Estokin en se grattant le front, ce qui déclencha une nouvelle tempête de neige. Je n’ai pas bien compris pourquoi Caalador voulait faire tuer tous ces gens, et je n’ai pas très envie de le savoir, mais j’ai quelques notions de politique, et ici, en Arjuna, ça montre Scarpa du doigt. Vous devriez dire à Caalador de faire très attention. J’ai parlé avec quelques déserteurs de son armée rebelle. Tout le monde a entendu parler de la folie de Scarpa, mais je vous assure que ces histoires sont loin de la vérité. Si la moitié de ce que j’ai entendu est vrai, Scarpa est le plus furieux de tous les fous qui ont jamais vu le jour.

Émouchet sentit un hérisson de glace se former au creux de son estomac.

 

Père ?

Émouchet se réveilla en sursaut et s’assit dans son lit.

Tu es réveillé ? demanda la Déesse-Enfant dans son esprit.

Évidemment. Pas si fort. Tu vas me déchausser les dents.

Je voulais être sûre que tu m’avais entendue. Bérit et Khalad ont reçu de nouvelles instructions de Krager. Ils doivent aller à Sopal et pas à Beresa.

Émouchet lâcha un juron.

Voyons, Père, surveille ton langage. Je ne suis qu’une petite fille, après tout.

Il ne releva pas ce commentaire. L’échange doit-il avoir lieu à Sopal ?

C’est difficile à dire. Je suis aussi en contact avec Bévier. Kalten a parlé avec un hors-la-loi qui vend de la bière aux soldats de Natayos. Scarpa est revenu avec deux femmes élènes. Le cœur d’Émouchet bondit dans sa poitrine. Il en est sûr ?

Kalten le pense. Le gaillard n’avait aucune raison de lui raconter des histoires. Évidemment, il ne les a pas vues de ses yeux, alors ne te monte pas le bourrichon. Il se pourrait que ce soit un mensonge élaboré par Zalasta pour t’attirer à Natayos ou pour t’amener à révéler les cartes que tu pourrais avoir dans la manche. Il te connaît assez pour te croire capable de faire des choses auxquelles il ne s’attend pas.

Tu as un moyen de t’assurer que ta mère est à Natayos ?

Hélas non. Si je faisais ça, Zalasta me sentirait aussitôt. Ce serait trop risqué.

Et à part ça, que se passe-t-il ?

Ulath et Tynian ont rejoint les Dieux des Trolls. Ghnomb va les emmener à Sopal dans le Non-Temps. Ils y seront quand Bérit et Khalad arriveront. Ghnomb connaît un autre moyen de jouer avec le temps ; il fractionnera chaque instant et fera passer Ulath et Tynian de l’un à l’autre. C’est un peu compliqué, mais ça leur permettra d’observer sans être vus. Si Scarpa et Zalasta essaient de procéder à l’échange à Sopal, Tynian et Ulath seront sur place pour sauver Aleanne et ma mère.

Zalasta pourra les suivre dans le Non-Temps, tu le sais.

Ça ne lui servirait pas à grand-chose, Père. Khwadj n’a pas apprécié la nouvelle de l’enlèvement de ma mère et il sera embusqué dans le Non-Temps. Si Zalasta essaie d’y suivre Ulath et Tynian, Khwadj lui fera prendre feu, un feu qui ne s’éteindra jamais.

Je commence à le trouver très sympathique, ce Khwadj…

Séphrénia et Xanetia sont à Delphaeus, poursuivit Aphraël. Edaemus a été sérieusement ébranlé en apprenant que Klæl avait reparu, et je devrais arriver à le convaincre de descendre de sa tour d’ivoire. Il sait que l’enlèvement de ma mère menace l’arrangement que tu as conclu avec Cedon, et il est d’accord pour nous aider à la sauver. Je le travaille au corps pour qu’il accepte de laisser les Delphae sortir de leur vallée. Ils pourraient nous être très utiles.

Tu aurais dû me parler de tout ça plus tôt. J’ai besoin d’être tenu au courant de ce genre de chose.

Pourquoi ? Tu aurais sauté par-dessus bord et gagné la rive à la nage ? Ça n’aurait servi qu’à te mettre en rogne.

Il laissa passer, une fois de plus. Je vais prévenir le Bhelliom.

Sûrement pas ! Nous ne pouvons prendre le risque d’ouvrir cette boîte. Cyrgon ou Klæl le sentirait instantanément.

Quoi, tu l’ignores encore ? demanda-t-il d’un petit ton anodin. Je ne suis pas obligé d’ouvrir la boîte pour lui parler. Nous communiquons comme nous voulons.

Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

Qu’est-ce que ça aurait changé ? Tu te serais jetée à l’eau et tu aurais rattrapé le bateau de Sorgi à la nage ?

Il y eut un long silence. Tu adores ça, hein, Émouchet ? Tu adores retourner mes arguments contre moi.

Et comment ! Bon, tu avais d’autres informations pour moi, ô Divine ?

Mais il ne sentait plus sa présence. Elle n’avait laissé derrière elle qu’un silence boudeur.

 

— Où est… euh… Vymer, c’est ça, fit Émouchet alors que Talen entrait dans la chambre, quelques instants plus tard.

— Il est sorti, répondit Talen d’un ton évasif.

— Pour quoi faire ?

— Il m’a demandé de ne pas te le dire, Fron.

— Oui, eh bien, moi je te demande de me le dire, et si tu refuses, tu peux numéroter tes abattis.

— Si c’est comme ça…, soupira Talen. Tu venais de monter te coucher quand un des hommes d’Estokin est passé. D’après lui, il y aurait, en ville, trois Élènes disposés à payer cher toutes les informations concernant des étrangers qui sembleraient vouloir faire un séjour d’une certaine durée ici. Vymer est allé se renseigner. Il veut probablement savoir ce qu’ils entendent par « cher ». Tu le connais, dès qu’il est question d’argent…, conclut-il avec un coup d’œil significatif aux murs de leur petite chambre tout en portant le doigt à son oreille, puis à ses lèvres.

— Il aurait pu me prévenir, protesta Émouchet, jouant le jeu. Moi aussi, ça m’intéresse de gagner un peu d’argent.

— Vymer n’est guère partageur. Bon, si on allait le chercher ?

— Bonne idée.

Ils descendirent bruyamment l’escalier et se retrouvèrent dans la rue.

— Je viens de faire une expérience mystique, murmura Émouchet alors qu’ils s’engageaient dans la zone animée entourant les quais. J’ai eu une apparition divine.

— Tiens donc. Et elle a dit quelque chose d’intéressant ?

— Un de nos amis au nez cassé a reçu un nouveau message. On lui a dit d’aller à Sopal au lieu de venir ici.

Talen lâcha un horrible juron.

— C’est exactement ce que j’ai répondu. Eh, mais ne dirait-on pas notre Vymer, là-bas ? fit Émouchet en indiquant un grand blond en vareuse maculée de cambouis qui avançait vers eux d’une démarche chaloupée.

— On dirait bien, acquiesça Talen en lorgnant le gaillard, puis il fit la grimace. Les dames qui sont intervenues sur un certain état des choses sont peut-être allées un peu trop loin. Il ne marche même plus comme avant.

— Que faites-vous dehors à cette heure ? demanda Stragen en arrivant à leur hauteur.

— Tu nous manquais, répondit Émouchet d’une voix neutre.

— Vraiment ? Je suis touché. Allons faire un petit tour au bord de l’eau, mes amis. J’ai envie de sentir l’odeur de la mer et d’entendre le bruit des vagues léchant le sable.

Ils laissèrent les quais derrière eux et descendirent sur la plage. Le vent avait chassé les nuages et la lune était pleine. Ils s’approchèrent du bord de l’eau et regardèrent les longs rouleaux qui s’écrasaient bruyamment sur le sable humide.

— Qu’est-ce que tu mijotes, Stragen ? lança froidement Émouchet.

— Je fais des affaires, mon cher. Je viens de m’enrôler dans les services de renseignements de l’autre camp.

— Tu as fait quoi ?

— Les trois individus que tu as sentis quand nous sommes arrivés ici cherchent des hommes de qualité. Je leur ai proposé nos services.

— Tu as perdu la tête.

— Réfléchis, Émouchet. C’est le meilleur moyen de réunir des informations. La façon dont nous avons célébré la Fête des Moissons a terriblement diminué leurs rangs et ils ne peuvent se permettre de faire la fine bouche. J’ai payé Estokin pour qu’il se porte garant de nous, et je leur ai raconté quelques histoires. Ils sont persuadés qu’un dénommé Émouchet inonde la ville de gens aux yeux de lynx. Nous sommes censés les prévenir si quelqu’un agit d’une façon suspecte. Je leur ai fourni un premier candidat.

— Ah bon ? Qui ça ?

— Le bosco de Sorgi. Tu sais, le type au fouet.

Émouchet partit d’un grand rire.

— C’est vraiment une idée tordue, Stragen.

— Oui, elle me plaît beaucoup à moi aussi.

— Aphraël nous a rendu visite, intervint Talen. Elle a annoncé à Émouchet que Bérit et mon frère avaient reçu l’ordre de changer de direction. Ils doivent maintenant aller à Sopal, sur la côte de la mer d’Arjun.

Stragen débita un chapelet de jurons.

— Je l’ai déjà dit, remarqua Talen.

— Il fallait s’y attendre, nota Émouchet. Krager travaille pour eux, et il nous connaît assez pour prévoir certains de nos mouvements. Si seulement je pouvais parler avec Séphrénia ! s’exclama-t-il en se flanquant un coup de poing dans la paume de la main.

— Ben, tu peux. Tu y arrivais bien quand Séphrénia était à Sarsos et toi à Cimmura.

Émouchet se sentit soudain complètement idiot.

— J’oubliais, avoua-t-il.

— On a bien raison de dire que la vieillesse est un naufrage, fit Stragen d’un ton compatissant. Bon, si tu parlais avec notre petite divinité fantasque pendant que j’essaie d’organiser un conseil de guerre quelque part ? Je pense que le moment est venu d’une réunion de famille.

 

Émouchet sut où il était avant même d’ouvrir les yeux. Le parfum des fleurs des champs et des arbres en bourgeons signalaient sans doute possible le printemps éternel de la réalité privée d’Aphraël.

— Es-tu réveillé, maintenant, Anakha ? demanda la biche blanche en posant son nez sur sa main.

— Oui, douce créature, répondit-il en ouvrant les yeux. Il lui caressa le museau. Il était dans le pavillon de toile et contemplait par le rabat ouvert la prairie couverte de fleurs, la mer d’azur étincelante sous le ciel de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

— Les autres attendent ta venue sur l’îlot, annonça l’animal.

— Alors il faut nous hâter, répondit-il en se levant.

Il suivit la biche dans la prairie où la tigresse blanche surveillait d’un œil bonasse les jeux maladroits de ses bébés aux grosses pattes. Il se demanda distraitement si c’étaient les mêmes que la première fois qu’il était venu dans ce royaume enchanté, une demi-douzaine d’années plus tôt.

Évidemment, Émouchet, murmura la voix d’Aphraël à ses oreilles. Rien ne change jamais ici.

Il eut un sourire.

La biche blanche le mena vers le joli bateau qui n’aurait pu prendre la mer dans le monde réel, une barque à col de cygne et aux ailes pareilles à des voiles, magnifiquement décorée et à la structure si haute qu’un éternuement l’aurait fait chavirer.

Vil râleur, fit la voix d’Aphraël à son oreille.

C’est ton rêve, ô Divine. Tu peux y mettre toutes les impossibilités que tu veux.

Mmm, merci, Émouchet ! dit-elle avec une ironie mordante.

Le bateau à col de cygne arriva en quelques instants à peine sur la plage dorée de l’îlot où se dressait le temple d’Aphraël. Émouchet regarda autour de lui. Ils avaient tous retrouvé leurs traits dans ce rêve éternel. Certains d’entre eux étaient déjà venus. Les autres se prélassaient rêveusement, vaguement admiratifs, dans l’herbe d’un vert luxuriant qui couvrait les pentes de l’île enchantée, sous les chênes antiques.

La Déesse-Enfant et Séphrénia étaient assises côte à côte sur un banc d’albâtre, dans le temple. Aphraël avait l’air pensif, et elle jouait une mélodie compliquée en mineur sur sa flûte styrique.

— Qu’est-ce qui t’a retardé, Émouchet ? demanda-t-elle en abaissant son antique instrument.

— La personne chargée de mon transport m’a fait faire un petit détour, répondit-il. Tout le monde est là ?

— Tous ceux qui devaient venir. Venez ici, et commençons.

Ils gravirent la pente menant au temple.

— Où sommes-nous ? demanda Sarabian d’une voix mal assurée.

— Dans la tête d’Aphraël, Majesté, répondit Vanion. Elle nous y invite de temps en temps.

— Je ne sais pas pourquoi, je me sens meilleur que d’habitude, tout à coup, nota Caalador.

— C’est un endroit très sain, répondit Vanion avec un sourire. J’étais gravement malade, je pourrais même dire mourant, après la guerre du Zémoch. Aphraël m’a amené ici. J’y suis resté un bon mois, et j’en suis reparti dans une forme écœurante.

Ils prirent place sur les bancs de marbre qui entouraient le péristyle du petit temple. Émouchet les parcourut du regard et fronça le sourcil.

— Où est Emban ? demanda-t-il.

— Il n’aurait pas été convenable qu’il vienne ici, Émouchet, répondit Aphraël. Ton Dieu élène ferme les yeux en ce qui concerne les chevaliers de l’Église, mais il ferait probablement une crise si j’emmenais un des patriarches de son Église ici. Je n’ai pas non plus invité les Atans ni les Péloïs. Inutile de les troubler avec des histoires de pluralisme religieux. Tu n’imagines pas le temps qu’il m’a fallu pour convaincre Edaemus de laisser venir Xanetia, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel. Figure-toi qu’il me trouve frivole.

— Toi ? fit Émouchet en feignant l’indignation. Comment peut-il penser une chose pareille ?

— Bon, venons-en au fait, coupa Séphrénia. Si tu commençais, Bérit ?

— Oui, petite mère, répondit le jeune chevalier. Nous avons été suivis, Khalad et moi, depuis le moment où nous avons touché le rivage. J’ai utilisé le sort et j’ai identifié l’observateur, un Styrique qui a pris contact avec nous au bout de quelques jours et nous a remis un nouveau message de Krager, authentifié par une mèche de cheveux de la reine Ehlana. Nous devions continuer à longer la côte vers le sud et, après avoir dépassé les montagnes de Tamoulie, couper à travers les terres et aller vers Sopal. Nous recevrions d’autres instructions une fois là-bas.

— J’aurai deux mots à dire à ce Krager quand je lui mettrai la main dessus, fit Khalad d’un ton sinistre. Nous n’apprécions pas que l’on touche aux cheveux de notre reine. À part ça, quelqu’un connaît-il un moyen de faire boiter un cheval sans lui faire mal ? Il serait souhaitable que nous ralentissions l’allure, Bérit et moi. Un cheval qui boite de temps en temps serait un bon prétexte pour les gens qui nous espionnent.

— Je vais parler à Faran, promit Aphraël.

— Tu n’auras pas besoin de boiter pour aller jusqu’à Sopal, fit Ulath. Ghnomb veillera à ce que nous y arrivions, Tynian et moi, avant que tu n’y sois. Tu devrais nous voir, mais ce n’est pas certain. J’ai parfois du mal à expliquer certaines choses aux Dieux des Trolls. Mais nous, nous pourrons te voir. Si je ne puis faire comprendre ça à Ghnomb, je te glisserai un mot dans ta poche.

— Tu vas adorer notre compagnon de voyage, fit Tynian en riant.

— Qui est-ce ? demanda Bérit, intrigué.

— Bhlokw. Un Troll.

— C’est une idée de Ghnomb, expliqua Ulath. Je dois me livrer à un petit cérémonial avant de parler aux Dieux des Trolls, mais pas Bhlokw, aussi le fait de l’emmener avec nous accélère-t-il les communications. Enfin, nous serons là sans qu’on nous voie. Si Scarpa et Zalasta essaient de procéder à l’échange à Sopal, nous sortirons du Non-Temps, nous nous emparerons de tout le monde et nous disparaîtrons à nouveau.

— À condition qu’ils emmènent la reine Ehlana à Sopal en vue de l’échange, souligna Itagne. Or il y a des choses qui ne collent pas. Messire Kalten a entendu dire que Scarpa retenait la reine et sa servante à Natayos.

— Je ne parierais pas ma tête là-dessus, Votre Excellence, fit Kalten. Ce n’est qu’une information de seconde main. L’homme avec lequel j’ai parlé n’avait pas de raison de me raconter des histoires – il n’était probablement pas assez rusé pour ça, d’ailleurs – mais il tenait ce renseignement d’une tierce personne, ce qui jette un certain doute sur l’affaire.

— Vous mettez là, messire Kalten, le doigt sur un vrai problème, intervint Sarabian. Les soldats adorent les racontars. Nos adversaires devaient s’attendre à ce que j’aie des espions à Natayos. La rumeur dont parle messer Kalten pourrait n’être que de l’intoxe. Avez-vous, prince Émouchet, un moyen de la faire confirmer par le Bhelliom ?

— C’est trop dangereux, objecta Séphrénia. Si Émouchet fait appel au Bhelliom, Zalasta le saura aussitôt.

— Pas forcément, petite mère, objecta Émouchet. J’ai découvert que la boîte d’or n’isolait pas complètement le Bhelliom. Bien des choses que nous pensions savoir à son sujet sont erronées. Je crois en particulier que ni les anneaux ni la boîte ne le contraignent en quoi que ce soit. Il se pourrait que ce soit une idée du Bhelliom pour nous empêcher de l’enfermer dans le fer. Enfin, ce n’est qu’une supposition mais j’ai l’impression que le contact du fer lui est pénible, même s’il n’est pas certain que le fer ait le pouvoir de le restreindre.

— Il a raison, dit Aphraël. La plupart des choses que nous savons sur le Bhelliom nous viennent de Ghwerig, qui était contrôlé par le Bhelliom. Nous avons fait l’erreur de croire que Ghwerig savait ce qu’il racontait.

— Ça ne répond pas à la question de Sarabian, reprit Émouchet. Le Bhelliom peut-il nous aider à savoir ce qui se passe à Natayos ? Je n’ai pas envie de prendre de risques de ce côté-là.

— J’irai à Natayos, proposa doucement Xanetia. Je pensais me rendre à Sopal, mais les doux sires Tynian et Ulath y seront déjà, et pourront déterminer si la reine s’y trouve. Mieux vaut, ce me semble, que j’aille à Natayos.

— Il n’en est pas question ! Je ne vous laisserai pas faire.

— Je ne suis pas ta sujette, Sarabian de Tamoulie, lui rappela-t-elle. Mais n’aie crainte. Aucun péril ne me peut menacer. Nul n’aura conscience de ma présence. Je pourrai sonder l’esprit de ceux qui m’entourent et partager leurs pensées. Je serai bientôt en mesure de déterminer si la reine et sa servante sont à Natayos ou non. C’est à ce genre de service que nous songions lorsque nous avons conclu notre pacte avec Anakha.

— C’est trop dangereux, répéta obstinément Sarabian.

— M’est avis que tu as oublié mon autre don, Sarabian de Tamoulie, insista-t-elle. La malédiction d’Edaemus est encore sur moi, et mon contact demeure mortel si je le décide. Ne crains rien pour moi, Sarabian, car si la nécessité l’exigeait, je pourrais répandre la mort et la terreur dans Natayos. Bien que cela me coûte de l’avouer, je pourrais refaire de cette antique cité un désert, une ruine envahie par les mauvaises herbes, peuplée de morts uniquement.