CHAPITRE II
Le train de rondins que les hommes du capitaine Sorgi avaient fabriqué avec les radeaux faisait plus de quatre cents toises de longueur sur une centaine de largeur. La majeure partie était occupée par un immense corral où les chevaux se serraient les uns contre les autres pour s’abriter de la brise glaciale qui soufflait de la proue. La gigantesque embarcation descendait vers le sud sous les nuées tumultueuses, souvent fouaillée par la grêle. L’air était d’un froid mordant, et les chevaliers qui paraient à la manœuvre, emmitouflés dans des fourrures, passaient le plus clair de leur temps blottis à l’abri relatif des tentes qui claquaient au vent.
— Tout se ramène à ça, Bérit : le souci du détail, disait Khalad en détachant la corde qui maintenait le coin d’une voile improvisée, couverte de neige. Émouchet définit les grandes lignes du plan et nous laisse veiller aux détails. Ce qui vaut mieux, en fait, parce qu’il est rigoureusement incompétent en ce qui concerne les petites choses et les problèmes techniques.
— Khalad ! s’exclama Bérit, choqué.
— Vous ne l’avez jamais vu utiliser un outil ! Notre père n’arrêtait pas de nous le dire : « Ne laissez jamais Émouchet toucher à un outil. » Kalten est assez habile de ses mains, mais Émouchet, c’est sans espoir. Si on le laisse approcher de n’importe quel objet utilitaire, vous pouvez être sûr qu’il se blessera.
Khalad releva brusquement la tête et lâcha un juron.
— Il y a un problème ?
— Vous n’avez pas senti ? Les amarres du côté bâbord viennent de céder. Allons réveiller les matelots. Il ne manquerait plus que cette grosse baleine se retourne.
Les deux jeunes gens traversèrent la succession de radeaux verglacés en contournant l’immense corral.
L’idée de fabriquer un train de radeaux était très bonne en théorie, mais sa réalisation s’était révélée beaucoup plus complexe que prévu. Les écrans que Khalad avaient confectionnés avec des branches entrelacées faisaient des voiles assez efficaces, et l’ensemble progressait régulièrement vers le sud, sous l’effet de la brise suscitée par Xanetia. Mais l’ensemble était tiré et dirigé par les navires de Sorgi, et c’était là le problème. Deux vaisseaux voguant sous le même vent ne se déplacent jamais tout à fait à la même vitesse. C’est pourquoi les cinquante vaisseaux qui précédaient le train de radeaux et les vingt-cinq autres qui étaient répartis tout du long devaient constamment ajuster leur allure afin de maintenir l’immense radeau dans la bonne direction. Tout alla bien au début, mais quand ils furent à deux jours de mer au sud de la falaise du Bhelliom, la situation se détériora et le train de rondins dériva sur le côté. Ils eurent beau faire, ils ne purent le redresser, et ils durent le démanteler et le reconstituer, travail épuisant qu’il leur fallut effectuer par un froid atroce. Personne n’avait envie de remettre ça.
Quand ils arrivèrent du côté bâbord du train de rondins, Bérit prit sous sa cape de fourrure une corne de cuivre et en tira un son atone, désaccordé, afin d’alerter les bateaux qui remorquaient le train, tandis que Khalad prenait un drapeau jaune et l’agitait vigoureusement. Ils avaient mis au point un système de signaux rudimentaires : le drapeau jaune voulait dire qu’il fallait se couvrir de toile afin de tendre les haussières, le drapeau bleu qu’il fallait mouiller l’ancre marine pour soulager les cordes de halage, et le drapeau rouge qu’il était temps de larguer toutes les amarres et de prendre du large.
Les matelots transmirent le signal de Khalad aux navires, et les haussières se tendirent à nouveau.
— Comment as-tu deviné que quelque chose n’allait pas ? demanda Bérit.
— La souffrance, répondit Khalad avec un sourire torve. Je n’ai pas envie de passer des jours et des jours à démonter et à remonter ce monstre par ce crachin glacial, alors je fais bien attention aux messages que me transmet mon corps. Quand une amarre se détend, ça change la marche du train de radeaux et on le sent dans les jambes et dans la plante des pieds.
— Tu sais tout faire, quoi ?
— Beuh, je danse comme une paire de tenailles, fit Khalad en lorgnant les grêlons qui venaient de le cingler. Allons secouer un peu ces novices qui passent leur temps assis sur leur derrière à se réciter leurs titres. C’est le moment de donner à boire et à manger aux chevaux.
— Tu détestes vraiment les aristocrates, hein ? fit Bérit alors qu’ils retournaient vers les tentes où les chevaliers s’abritaient du vent.
— Mais non. Ils m’exaspèrent, c’est tout. Je ne comprends pas comment ils font pour rester aveugles à ce qui les entoure. Faut-il que leur titre soit lourd à porter pour qu’il leur fasse ignorer tout le reste !
— Tu seras chevalier toi-même, tu sais.
— Ce n’était pas mon idée. Il y a des moments où Émouchet a de drôles de trouvailles. Il croit qu’en faisant des chevaliers de mon frère et de moi-même il honore la mémoire de mon père. Je suis sûr que ça le fait bien rigoler, sur son petit nuage. Debout, messieurs, fit-il d’une voix tonitruante, alors qu’ils arrivaient près des tentes. C’est l’heure de nourrir et d’abreuver les animaux ! Allez ! Au boulot !
Puis il inspecta le corral d’un œil critique. Cinq mille chevaux laissent des preuves de leur présence. Beaucoup de preuves. Énormément de preuves.
— Je pense que le moment est venu de donner à nos novices une nouvelle leçon de vertueuse humilité, souffla-t-il à l’oreille de Bérit, puis il reprit à voix haute : Et quand vous aurez fini, messieurs, vous seriez bien inspirés de sortir les pelles à crottin et les barriques. Vous ne tenez pas à périr étouffés sous le fumier, n’est-ce pas ?
Bérit n’était pas très à l’aise dans les formes de magie les plus subtiles. Cette partie de l’entraînement des Pandions était l’affaire d’une vie. Mais il était capable quand même de reconnaître une intervention magique quand il s’en présentait une. Le train de bois flotté semblait descendre vers le sud à une allure d’escargot, mais le changement de climat lui mit la puce à l’oreille. Ils auraient dû sentir plus longtemps le froid mordant du grand nord. Et puis les jours n’auraient pas dû rallonger si vite.
Quoi qu’il en soit, ils arrivèrent à une plage sablonneuse, un peu au nord de Mathérion, dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi d’automne, bien avant que ce n’ait été réellement possible.
— Ça n’a pas traîné, commenta laconiquement Khalad tandis que les novices faisaient descendre les chevaux des radeaux et les menaient à terre.
— Ah, tu as remarqué ! répondit Bérit en rigolant.
— Côté discrétion, ils ne se sont pas foulés. Quand j’ai constaté que, tout à coup, le crachin cessait de geler dans ma barbe, j’ai compris. C’est difficile d’apprendre la magie ?
— Ce n’est pas la magie qui est difficile, c’est le styrique. Tous les verbes sont irréguliers, il y a neuf temps et je ne te parle pas des déclinaisons.
— Je vous en prie, Bérit, vous ne pourriez pas parler élène comme tout le monde ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de temps ?
Tiens, se dit Bérit, un peu réconforté. Ce Khalad ne savait pas tout, finalement.
— Je t’expliquerai, promit-il. Séphrénia pourra peut-être nous aider.
Le soleil se couchait dans une explosion de couleurs quand ils franchirent les portes, et le crépuscule descendait sur la ville aux dômes de feu lorsqu’ils arrivèrent à la cité impériale.
— Qu’est-ce qu’ils ont tous ? marmonna Khalad en franchissant le mur d’enceinte. Les sentinelles regardent Émouchet comme s’il allait exploser ou se changer en dragon. Il y a quelque chose qui cloche.
Le gros de la troupe s’éloigna dans le soir tombant en direction des baraquements tandis que le reste du groupe passait le pont-levis du château d’Ehlana. Ils mirent pied à terre dans la cour et entrèrent dans la demeure.
— De mieux en mieux, souffla Khalad. Ne quittons pas Émouchet d’une semelle ; il se pourrait que nous soyons obligés de nous asseoir sur sa tête. Les hommes postés au pont-levis semblaient carrément avoir peur de lui.
Ils montèrent vers les appartements royaux. Mirtaï n’était pas en faction devant la porte, selon son habitude, ce qui mit Bérit encore plus mal à l’aise. Khalad avait raison. Il y avait un problème.
Lorsqu’ils entrèrent dans le salon bleu, ils trouvèrent l’empereur Sarabian en proie à la plus vive agitation. Il était tout de violet vêtu, couleur qui lui avait toujours donné mauvaise mine, et tous eurent l’impression qu’il aurait aimé rentrer dans un trou de souris quand Émouchet et Vanion vinrent à sa rencontre.
— Majesté, fit Émouchet en s’inclinant. Content de vous revoir. Où est Ehlana ? demanda-t-il en posant son casque sur une table.
— Euh… oui, tout de suite, Émouchet. Comment ça s’est passé au Cap Nord ?
— Plus ou moins comme prévu. Cyrgon ne commande plus les Trolls, seulement nous avons un autre problème, qui pourrait être encore plus sérieux. Mais attendons qu’Ehlana soit là. Ce n’est pas une histoire assez agréable pour que nous ayons envie de la raconter deux fois de suite.
Du regard, l’empereur appela Oscagne à la rescousse.
— Je vous propose, prince Émouchet, d’aller voir la baronne Mélidéré, suggéra Oscagne. Il est arrivé quelque chose. Elle était là quand ça s’est passé, et elle saura mieux que nous répondre à vos questions.
— Très bien, répondit Émouchet sans broncher.
Il était pourtant évident, à en juger par la nervosité de Sarabian et la réponse évasive d’Oscagne, que ça allait vraiment très, très mal.
La baronne Mélidéré était assise dans son lit, le dos appuyé à une pile d’oreillers. Son déshabillé bleu affriolant laissait voir son épaule gauche bandée. Pas de doute, il s’était passé quelque chose de grave. Elle était pâle, mais elle avait l’œil vif et d’une inébranlable fermeté. Stragen était assis à son chevet, avec son beau pourpoint de satin blanc, et il avait l’air mortellement inquiet.
— Tiens donc ! s’exclama Mélidéré en foudroyant l’empereur du regard. Je vois que ces braves gens ont décidé de me laisser le soin de vous raconter ce qui est arrivé ici, prince Émouchet. Je serai brève. Une nuit, il y a quelques semaines, nous nous apprêtions au coucher, la reine, Aleanne et moi, quand on a frappé à la porte. Quatre hommes que nous avons d’abord pris pour des Péloïs sont entrés. Ils avaient le crâne rasé, ils étaient habillés comme des Péloïs, mais ce n’étaient pas des Péloïs. L’un d’eux était Krager. Les trois autres étaient Elron, le baron Parok et Scarpa.
Émouchet ne cilla pas, ne changea pas d’expression.
— Ensuite ? demanda-t-il d’une voix impavide.
— Je vois que vous avez décidé d’être raisonnable, commenta fraîchement Mélidéré. Tant mieux. Nous avons échangé quelques insultes, puis Scarpa a dit à Elron de me tuer pour prouver à la reine qu’il ne plaisantait pas. Elron s’est jeté sur moi, et j’ai dévié sa lame avec mon poignet. Je suis tombée et j’ai étalé le sang sur moi pour leur faire croire que j’étais morte. Ehlana s’est précipitée vers moi et a feint une crise de nerfs, mais elle n’était pas dupe. Voilà pour vous, prince Émouchet, fit-elle en prenant une bague de rubis sous son oreiller. Votre femme l’avait caché dans mon corselet. Elle a murmuré : « Dis à Émouchet que tout va bien et défends-lui de leur donner le Bhelliom quoi qu’ils menacent de me faire. » Ce sont ses paroles exactes. Puis elle a étendu une couverture sur moi. Émouchet prit l’anneau et le passa à son doigt.
— Je vois, dit-il calmement. Et après ?
— Après, Scarpa a dit à votre femme qu’ils allaient les emmener comme otages, Aleanne et elle, et que vous étiez si stupidement attaché à elle que vous donneriez n’importe quoi pour la récupérer saine et sauve. Il espère manifestement l’échanger contre le Bhelliom. Krager lui a coupé une mèche de cheveux et l’a laissée avec un message qu’il avait apporté. J’imagine qu’il y en aura d’autres, et que chacun sera authentifié par une mèche de cheveux. Puis ils sont partis en emmenant Ehlana et Aleanne.
— Merci, baronne, fit Émouchet d’une voix étonnamment calme. Vous avez fait preuve d’un courage stupéfiant dans cette déplorable affaire. Puis-je voir ce message ?
Mélidéré plongea à nouveau sous ses oreillers, en tira un parchemin scellé à la cire, et le lui tendit.
Bérit ne le lui avait jamais dit, mais il était tombé amoureux de sa reine à l’instant où il l’avait vue assise sur son trône de cristal. Il aimerait d’autres femmes dans sa vie, bien sûr, mais elle demeurerait son premier amour. C’est pourquoi, lorsque Émouchet brisa le sceau, déplia le parchemin et en retira doucement la boucle de cheveux d’or pâle, l’âme de Bérit s’embrasa. Son poing se crispa sur le manche de sa hache de guerre.
Khalad le prit par le bras et Bérit fut confusément étonné de sa poigne.
— Ça n’arrangerait rien, Bérit, dit-il d’un ton sec. Donnez-moi cette hache avant de faire des bêtises.
Bérit inspira profondément et sa colère soudaine, irrationnelle, retomba.
— Pardon, Khalad, soupira-t-il. Je crois que j’ai perdu mon sang-froid. Ça va, maintenant. Émouchet a promis de te laisser tuer Krager, hein ?
— C’est ce qu’il a dit.
— Tu voudrais de l’aide ?
— C’est toujours agréable d’avoir de la compagnie quand on s’engage dans une mission qui risque de prendre quelques jours, répondit Khalad avec une ébauche de sourire.
Émouchet parcourut rapidement le message, la main crispée sur la mèche de cheveux d’Ehlana. Bérit vit frémir les muscles de sa mâchoire. Puis il tendit le document à Vanion.
— Tu devrais leur lire ça, dit-il d’une voix blanche.
Vanion acquiesça d’un hochement de tête. Prit le message. S’éclaircit la gorge.
— « Eh bien, Émouchet, commença-t-il. Je suppose que tu es un peu calmé, à présent. J’espère que tu n’as pas tué trop de ces gardes qui étaient censés veiller sur ta femme.
« La situation, à ce stade, est d’une évidence tragique, je le crains. Nous avons pris Ehlana en otage. J’espère, vieux frère, que tu ne feras pas de bêtises. C’est bête à pleurer ; mais tu la récupéreras en échange du Bhelliom et des anneaux. Nous t’accordons quelques jours pour délirer, vitupérer et essayer de trouver un moyen de sortir de là. Puis, quand tu auras repris tes esprits et compris qu’il n’y a pas d’autre solution, tu dois faire exactement ce que nous te demandons, je t’enverrai un autre message avec des instructions précises. Tu seras bien gentil de les suivre à la lettre. Je préférerais vraiment ne pas être obligé d’exécuter ta femme, alors ne fais pas preuve d’une trop grande créativité.
« Prends garde à toi jusqu’à ma prochaine missive, Émouchet. Tu reconnaîtras qu’elle vient bien de moi à ce qu’elle sera ornée d’une nouvelle mèche de cheveux d’Ehlana. Attention : si notre correspondance se prolonge indûment, ta femme n’aura plus un poil sur le caillou et je serai obligé de me rabattre sur ses doigts.
« Et c’est signé Krager, conclut Vanion.
Kalten flanqua un coup de poing sur le mur, le visage crispé par la rage.
— Ça suffit ! lança Vanion.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Kalten. Il faut que nous fassions quelque chose.
— Eh bien, pour commencer, nous n’allons pas sauter au plafond et nous mettre à courir en tous sens, répliqua Vanion.
— Où est Mirtaï ? demanda Kring d’une voix étranglée par l’angoisse.
— Elle va très bien, domi, lui assura Sarabian. Elle a été un peu perturbée quand elle a appris ce qui s’était passé.
— Un peu ? releva Oscagne, mezzo voce. Il a fallu douze hommes pour la retenir. Elle est dans sa chambre, ami Kring. Enchaînée à son lit, en fait. Quelques gardes veillent sur elle pour l’empêcher de se faire mal.
Kring tourna les talons et quitta la chambre de Mélidéré.
— J’espère que nous ne vous fatiguons pas trop, baronne ? demanda Sarabian.
— Nullement, Majesté, répondit-elle d’un ton sec. Cette pièce est un peu exiguë pour tant de monde, non ? reprit-elle en parcourant l’assemblée du regard. Si nous passions au salon ? J’imagine que nous en avons pour la nuit, alors autant prendre nos aises.
Elle repoussa ses couvertures, mais alors qu’elle se levait, Stragen la prit doucement dans ses bras.
— Je peux marcher, Stragen, protesta-t-elle.
— Pas tant que je serai à vos côtés. Une petite chose, messieurs, dit-il en regardant les autres, sa courtoisie habituelle laissant place à une colère froide, maîtrisée au prix d’un effort considérable sur lui-même. Quand nous mettrons la main sur ces gens, je vous demande de me garder Elron. Je serais très fâché que quelqu’un le tue accidentellement.
La baronne Mélidéré appuya sa tête sur l’épaule de Stragen, un petit sourire satisfait aux lèvres.
Caalador les attendait au salon. Il avait les genoux et les coudes pleins de boue et des toiles d’araignée dans les cheveux.
— Je l’ai trouvé, Majesté, annonça-t-il. Il part du sous-sol des baraquements où sont logés les chevaliers de l’Église. J’ai appris votre retour, ajouta-t-il en regardant Émouchet d’un air approbateur. Nous avons des informations pour vous.
— J’apprécie, Caalador, répondit paisiblement Émouchet.
Son calme presque surnaturel les mettait tous à cran.
— Stragen a été un peu troublé par ce qui est arrivé à notre baronne ici présente, poursuivit Caalador. Aussi me suis-je retrouvé plus ou moins livré à moi-même. J’ai pris des mesures assez directes, je dois dire. Toutes les idées viennent de moi, alors ne lui en tenez pas rigueur.
— Tu n’as pas besoin de dire ça, Caalador, coupa Stragen en enroulant délicatement une couverture autour des épaules de Mélidéré. Tu n’as rien fait que je n’aurais approuvé, de toute façon.
— J’imagine qu’il y a eu quelques atrocités de commises, avança Ulath.
— Permettez-moi de commencer par le commencement, reprit Caalador en passant ses mains dans ses cheveux pour en déloger les toiles d’araignée. L’un des hommes que nous projetions de tuer au cours de la Fête des Moissons a réussi à échapper à mes hommes et m’a fait parvenir un message me proposant des informations si je lui laissais la vie sauve. J’ai accepté le marché et voici ce que j’ai appris : nous savions qu’il y avait des galeries sous les pelouses de la cité impériale, mais nous ignorions que le sous-sol de la ville entière en était truffé. C’est comme ça que Krager et ses complices se sont introduits dans la cité impériale et ont emmené la reine et sa suivante.
— Pardonne-moi, doux sire Caalador, j’ai lu dans l’esprit du ministre de l’Intérieur, et il ignorait l’existence de ces passages secrets.
— Ça s’explique, Anarae, intervint le patriarche Emban. Les sous-fifres ambitieux ont coutume de dissimuler certains faits à leurs supérieurs. Téovin, le chef de la police secrète, avait probablement des visées sur le poste de Kolata.
— C’est probable, Votre Grâce, acquiesça Caalador. En tout cas, mon informateur m’a indiqué l’emplacement de certaines des galeries et j’ai envoyé des hommes les inspecter pendant que j’interrogeais les membres de la police secrète que nous avions mis sous les verrous. J’ai employé des méthodes assez directes – j’aime beaucoup la reine Ehlana, voyez-vous – et ceux qui ont survécu à l’interrogatoire se sont montrés très coopératifs.
« Ces boyaux ont été très fréquentés la nuit de l’enlèvement de la reine. Les diplomates qui étaient barricadés dans l’ambassade de Cynesga étaient au courant du projet et savaient que nous ferions tomber les murs dès que nous aurions découvert le départ de la reine. Ils ont essayé de fuir par les galeries, mais j’y avais déjà envoyé des hommes. Il y a eu un certain nombre de confrontations bruyantes à l’issue desquelles tout le personnel de l’ambassade ou à peu près a été tué ou arrêté. L’ambassadeur lui-même avait survécu et je l’ai laissé assister à quelques interrogatoires musclés. Je vous ferai grâce des détails superflus, ajouta-t-il en regardant Séphrénia à la dérobée.
— Merci, murmura-t-elle avec reconnaissance.
— L’ambassadeur ne savait pas grand-chose, poursuivit Caalador, mais il m’a quand même dit que Scarpa et ses amis allaient vers le sud, ce qui pouvait être une ruse, mais pas forcément. Sa Majesté a ordonné la fermeture des ports de Micae et de Saranth, et a fait poster des patrouilles d’Atans sur la route qui va de Tosa à la côte, par mesure de sécurité. Sans succès pour l’instant, de sorte qu’on peut supposer soit que Scarpa nous a pris de vitesse, soit qu’il est terré quelque part dans le coin. La porte s’ouvrit et Kring les rejoignit, la mine sombre.
— Tu lui as enlevé les chaînes ? demanda Tynian.
— Ça ne me paraît pas une bonne idée pour le moment, ami Tynian. Elle se sent personnellement responsable de l’enlèvement de la reine et veut se tuer. J’ai veillé à ne laisser aucun objet coupant dans sa chambre, mais il me semblerait fort imprudent de la détacher pour l’instant.
— Tu as pensé à sa cuillère ? demanda Talen.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Kring en ouvrant des yeux énormes.
Et il quitta la pièce en coup de vent.
— Si seulement il nous criait après, s’il tapait sur les murs ou je ne sais quoi, murmura Bérit à l’oreille de Khalad, le lendemain matin, alors qu’ils étaient à nouveau réunis dans le salon bleu. Mais il se contente de nous écouter sans rien dire.
— Il n’a jamais été très expansif, répondit Khalad.
— C’est de sa femme qu’il s’agit, Khalad ! Et il reste assis là, comme une souche. Il n’éprouve donc rien ?
— Bien sûr que si, mais il ne veut pas étaler ses sentiments. En ce moment, il est sûrement plus important pour lui de réfléchir que de ressentir. Il écoute, il collationne les faits. Il économise ses sentiments pour le jour où il tiendra Scarpa.
Émouchet était assis dans un fauteuil, sa fille sur les genoux. Il donnait l’impression d’étudier attentivement le tapis bleu tout en caressant distraitement le chat de la princesse Danaé.
Vanion parlait de Klæl et de la stratégie qu’ils avaient adoptée pour le combattre : les Trolls dans les montagnes de Tamoulie, les Atans à Sarna et les Péloïs de Tikumé à Samar.
Flûte était sagement assise sur les genoux de Séphrénia. Bérit remarqua un détail qui lui avait échappé jusque-là. Il regarda la princesse Danaé puis la Déesse-Enfant. Elles avaient apparemment le même âge. En tout cas, il trouvait qu’elles se ressemblaient étrangement, jusque dans leurs attitudes et leurs manières.
La présence de la Déesse-Enfant avait un curieux effet sur Sarabian. L’imprévisible et brillant empereur de tout le continent semblait confondu par sa présence et la regardait en ouvrant de grands yeux, le visage très pâle. Il n’entendait manifestement rien de ce que racontait Vanion.
Aphraël finit par se retourner et le regarda en louchant.
L’empereur détourna précipitamment les yeux.
— Votre mère ne vous a jamais dit que ce n’était pas poli de regarder fixement les gens, Sarabian ? lança-t-elle.
— Allons, ce ne sont pas des manières, protesta Séphrénia.
— Il devrait écouter. Si je veux être adorée, je me trouverai un animal apprivoisé.
— Pardonnez-moi, Déesse Aphraël, s’excusa l’empereur. Il est rare que des Dieux me rendent visite. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, dit-il en la regardant attentivement, mais vous ressemblez beaucoup à la fille du prince Émouchet. Vous n’avez jamais rencontré Son Altesse royale ?
Émouchet releva vivement la tête, un peu affolé.
— Maintenant que vous m’y faites penser, non, je ne crois pas, répondit Flûte.
Puis elle regarda la princesse, à l’autre bout de la pièce. Bérit remarqua que Séphrénia avait l’air à peu près aussi affolée qu’Émouchet lorsqu’elle vit Flûte s’approcher du fauteuil d’Émouchet.
— Salut, Danaé, dit la Déesse-Enfant d’un petit ton désinvolte.
— Salut, Aphraël, répondit la princesse sur le même ton. Tu vas faire en sorte que ma mère rentre à la maison ?
— Compte sur moi. Tu devrais veiller à ce que ton père ne s’énerve pas trop. Il n’est bon à rien quand il explose, et après nous devons ramasser les morceaux et les recoller.
— Je sais. Je vais voir ce que je peux faire. Tu veux tenir mon chat ?
Flûte jeta un coup d’œil à Mmrr qui la regardait d’un air absolument horrifié.
— J’ai l’impression qu’il ne m’aime pas beaucoup, répondit-elle.
— Bon, je prendrai soin de mon père, promit Danaé. Toi, tu t’occupes des autres.
— Entendu. Je pense que nous nous entendrons bien, ajouta-t-elle après réflexion. Ça ne t’ennuierait pas que je passe de temps en temps ?
— Quand tu voudras, Aphraël.
Il se passait quelque chose de très bizarre. Bérit ne voyait rien d’étrange dans cette conversation entre les deux petites filles, mais Émouchet – et Séphrénia – étaient manifestement très troublés. Bérit se garda bien de trahir son étonnement et parcourut les autres du regard. Tout le monde suivait l’échange avec un petit sourire indulgent. Tout le monde sauf messire Vanion et l’Anarae Xanetia. Ils avaient l’air aussi tendus qu’Émouchet et Séphrénia. Il était évident que quelque chose d’énorme venait de se passer, mais sa vie en eût-elle dépendu qu’il n’aurait pu dire ce que c’était.
— Je pense que nous ne pouvons totalement exclure cette possibilité, dit Oscagne avec gravité. La baronne Mélidéré a souvent fait la preuve de sa perspicacité.
— Merci, Votre Excellence, répondit Mélidéré comme si elle suçait un bonbon.
— Il n’y a pas de quoi, baronne, répliqua-t-il sèchement. Votre intelligence est un trésor que nous nous devons d’exploiter compte tenu de la situation. Vous avez vu Scarpa ; pas nous. Vous le croyez vraiment fou ?
— Oui, Votre Excellence. Complètement fou. Et je ne me fonde pas sur son seul comportement pour l’affirmer. Krager et les autres le traitaient exactement comme s’ils tenaient un cobra par la queue. Ils crèvent de trouille devant lui.
— Ça concorde assez bien avec les rapports de la pègre d’Arjuna, confirma Caalador. On a toujours tendance à exagérer quand on a affaire à un fou, mais tous ceux qui parlent de lui disent la même chose.
— Si vous dites ça pour nous rassurer, Émouchet et moi, vous vous y prenez d’une curieuse façon, Caalador, fit Kalten d’un ton accusateur. Vous voulez dire que les femmes que nous aimons sont entre les pattes d’un fou capable de tout.
— Ce n’est peut-être pas aussi grave que ça en a l’air, messire Kalten, objecta Oscagne. Si Scarpa est fou, il se peut que ces enlèvements soient son idée, auquel cas la solution est presque trop simple. Le prince Émouchet n’a qu’à suivre à la lettre les instructions qu’il recevra et quand Scarpa se montrera avec la reine Ehlana et Aleanne, il lui remettra le Bhelliom. Nous savons tous ce qui arrivera à Scarpa à la seconde où il le touchera.
— Vous confondez la folie et la bêtise, Oscagne, objecta Sarabian. Ça ne marchera pas. Zalasta sait que s’il réussit à mettre la main sur le Bhelliom, il aura besoin des anneaux protecteurs, et s’il le sait, Scarpa le sait sûrement aussi. Il exigera les anneaux avant de toucher au joyau.
— Alors il nous reste trois possibilités, résuma le patriarche Emban. Soit c’est Cyrgon qui a ordonné à Zalasta d’organiser l’enlèvement, soit Zalasta a eu cette idée tout seul, soit Scarpa est fou au point de penser qu’il peut prendre le Bhelliom et lui donner des ordres sans avoir reçu aucune instruction ou préparation.
— Il y a encore une autre hypothèse, Votre Grâce, intervint Ulath. Il se peut que Klæl dirige déjà les opérations, et que ce soit sa façon d’attirer le Bhelliom en vue de leur combat singulier.
— Quelle différence cela fait-il à ce stade ? demanda brusquement Émouchet. Nous ne saurons pas qui a eu cette idée tant que nous n’aurons pas vu qui se présentera lors de l’échange.
— Il faut bien que nous envisagions les différentes hypothèses si nous voulons envisager la riposte, objecta Oscagne.
— Je sais déjà ce que je vais faire, Votre Excellence, lâcha froidement Émouchet.
— Pour l’instant, nous ne pouvons rien faire, coupa précipitamment Vanion. Nous devons attendre le prochain message de Krager.
— C’est vrai, acquiesça Ulath. Les instructions de Krager nous donneront peut-être des indices sur l’identité de celui qui a tramé ce plan.
— Tu l’as remarqué aussi, hein ? murmura Bérit à l’oreille de Khalad, ce soir-là, alors qu’ils allaient se coucher.
— Quoi donc ?
— Ne fais pas l’innocent avec moi, Khalad. Rien ne t’échappe. Émouchet et Séphrénia se sont conduits d’une façon très bizarre quand Flûte et Danaé se sont parlé.
— Oui, admit calmement Khalad. Et alors ?
— Alors, ça ne t’intrigue pas ?
— Il ne vous est pas venu à l’esprit que « Ça », comme vous dites, pouvait ne pas être nos oignons ?
Bérit n’était pas du genre à se laisser arrêter par une telle objection.
— Tu as remarqué à quel point les deux petites filles se ressemblent ?
— C’est vous l’expert en filles, rétorqua Khalad en haussant les épaules.
Bérit devint soudain d’un beau rouge, ce dont il se maudit intérieurement.
— Si vous espériez garder le secret, c’est raté, reprit Khalad. Ce n’est pas la discrétion qui étouffe l’impératrice Elysoun. Elle dissimule ses sentiments à peu près comme… bon, vous voyez quoi.
— C’est une fille formidable, déclara Bérit, volant à son secours. C’est juste que son peuple n’a pas le même sens moral que nous. Ils n’ont même pas de mot pour dire « fidélité ».
— Je ne lui jette pas la pierre. Si son mari approuve son comportement, ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. Je suis un garçon de la campagne, et, à la campagne, on est plus réaliste sur bien des sujets. Seulement, à votre place, Bérit, je ne m’attacherais pas trop à elle. Il se pourrait qu’elle reporte son attention ailleurs, un de ces jours.
— C’est déjà fait, répondit Bérit. Cela dit, elle ne souhaite pas que nous rompions les ponts. Simplement, elle veut être amie avec moi et avec lui. Ainsi qu’avec la demi-douzaine d’autres, ou à peu près, dont elle a omis de me parler auparavant.
— Le monde serait bien plus agréable s’il y avait plus d’amitié entre les êtres, fit Khalad avec un grand sourire. Il y aurait moins de guerres, pour commencer.
Le second message de Krager arriva deux jours plus tard, accompagné par une autre mèche de cheveux d’or pâle. L’idée que cet ivrogne avait osé toucher aux cheveux de sa reine mettait Bérit dans un état qu’il ne s’expliquait pas lui-même. Vanion leur lut le nouveau message tandis qu’Émouchet restait assis dans un coin, à tourner et retourner doucement la mèche de cheveux de sa femme entre ses doigts.
« Émouchet, mon vieux, commençait la note. Tu ne m’en veux pas de t’appeler comme ça, j’espère ? J’ai toujours admiré la façon dont Martel lançait ces « mon vieux » quand tout marchait comme il voulait. C’est à peu près la seule chose que j’ai jamais admirée chez lui.
« Mais trêve de nostalgie. Tu pars en voyage, Émouchet. Tu vas emmener ton écuyer et vous allez prendre la route qui va à Beresa, au sud-est de l’Arjuna. Vous serez surveillés, alors ne faites pas de détours. Nous ne voulons pas que Kalten et les autres babouins vous suivent, que Séphrénia se change en souris ou en puce et se cache dans ta poche, et surtout que tu utilises le Bhelliom à quelque fin que ce soit – pas même pour allumer un feu de camp. Je compte sur ta coopération, mon vieux. Tu sais qu’au moindre faux pas, tu ne reverras pas Ehlana vivante.
« C’est toujours un plaisir de bavarder avec toi, Émouchet, d’autant que cette fois, c’est toi qui es pieds et poings liés. Mais assez perdu de temps. Va à Beresa avec Khalad et le Bhelliom. Tu recevras d’autres instructions là-bas.
« Amitiés,
« Krager. »