CHAPITRE XII

Émouchet fouilla dans son sac de marin, en jetant le contenu par terre.

— Que fais-tu ? demanda Aphraël, exaspérée. Nous n’avons pas de temps à perdre !

— Il faut que je laisse un mot à Stragen et je ne trouve pas de papier.

Elle tendit la main et un parchemin apparut sur sa paume.

— Tiens !

— Merci, dit-il en continuant à chercher dans son sac.

— Dépêche-toi, Émouchet !

— Je n’ai rien pour écrire !

Elle marmonna quelque chose en styrique et fit apparaître une plume et un petit encrier.

« Vymer », gribouilla Émouchet, « il est arrivé quelque chose. Je m’absente un moment. Empêche Reldin de s’attirer des ennuis. Fron. »

Il posa le message sur le lit de Stragen.

— Bon, on peut y aller, maintenant ? ronchonna-t-elle.

— Comment vas-tu t’y prendre ? demanda-t-il en prenant sa cape.

— Nous devons d’abord sortir de la ville. Nous sommes loin de la forêt ?

— Une demi-lieue.

— Allons-y.

Ils quittèrent la pièce et dévalèrent l’escalier. Arrivés dans la rue, Émouchet la ramassa et l’enroula dans sa cape.

— Je peux marcher, protesta-t-elle.

— Tu es styrique ; ça ne passerait pas inaperçu. Il repartit en la portant dans ses bras.

— Tu ne peux pas aller plus vite ?

— Laisse-moi faire, Aphraël. Si je me mets à courir, les gens vont penser que je t’ai enlevée. Comment allons-nous faire ? Il y a, par ici, des gens capables de se rendre compte si tu fricotes avec les choses, tu sais. Je doute que tu veuilles attirer l’attention.

Elle fronça le sourcil.

— J’avais oublié… J’étais tellement paniquée en venant ici.

— Tu veux vraiment faire tuer ta mère ?

— C’est ignoble de dire une chose pareille. Ça fait toujours un certain bruit, reprit-elle d’un ton rêveur en faisant la moue. C’est le problème quand deux mondes se superposent comme les nôtres. Le bruit de l’un se déverse dans l’autre. La plupart des humains ne peuvent ni entendre ni sentir quand nous nous déplaçons, mais nous nous détectons mutuellement.

Émouchet traversa la rue pour éviter une bagarre qui venait d’éclater dans une taverne de marins.

— Si les autres peuvent percevoir ta présence, comment vas-tu leur cacher ce que tu t’apprêtes à faire ?

— Tu ne m’as pas laissée finir, Émouchet. Je ne suis pas seule, ici. Il y en a d’autres, autour de nous : ma famille, les Dieux tamouls, ton Dieu élène, des esprits, des fantômes, et l’air grouille littéralement d’Impuissances. Des Êtres sans pouvoir qui volent en bandes comme des oiseaux migrateurs.

Il s’arrêta pour laisser passer une voiture de charbon de bois aux roues grinçantes.

— Les Impuissances ? Qu’est-ce que c’est ? C’est dangereux ?

— Pas du tout. Ce ne sont que des souvenirs, de vieux mythes, des légendes sans existence réelle.

— Je pourrais les voir ?

— Il faut y croire pour les voir. C’étaient des Dieux, jadis, mais leurs adorateurs sont morts ou se sont convertis. Ils papillonnent en marge de la réalité, sans substance, sans seulement penser. Ils ne sont que besoin. Nous nous démodons, Émouchet, soupira-t-elle. Comme les robes, les chaussures ou les chapeaux. Les Impuissances sont des Dieux mis au rebut qui se ratatinent au fil des ans jusqu’à n’être plus qu’une vague angoisse gémissante. Enfin, soupira-t-elle à nouveau, ce fond sonore peut empêcher d’entendre quelque chose de précis ou de se concentrer dessus.

Ils passèrent devant une taverne puante d’où émanaient des chants d’ivrognes.

— Ça fait un bruit dans le genre de celui-là ? demanda Émouchet avec un mouvement de menton. Un bruit confus, qui te remplit les oreilles et t’empêche d’entendre ce que tu voudrais ?

— Plus ou moins. Mais nous avons quelques sens inconnus des hommes, qui nous permettent de percevoir la présence des autres, ou ce qu’ils font – s’ils fricotent avec les éléments, pour reprendre ton expression. Je pourrais peut-être profiter de ce bruit de fond pour dissimuler ce que j’ai à faire. Nous allons encore loin ?

Il tourna au coin d’une rue tranquille. Les maisons des faubourgs de Beresa étaient plus massives et construites un peu en retrait de la rue, comme si elles gardaient leurs distances.

— Nous arrivons à la sortie de la ville, fit-il en pressant le pas. Nous allons traverser les chantiers de charbon de bois et nous entrerons dans la forêt. Tu crois que ce bruit inaudible pour moi sera assez fort pour masquer ce que tu vas faire ?

— Je vais demander de l’aide. J’ai eu une idée : il faudra un petit moment à Cyrgon pour m’identifier et me localiser avec précision. Je vais inviter les autres à venir faire la fête par ici.

S’ils font assez de bruit et si je me déplace assez vite, il ne saura même pas que je suis venue.

Quelques ouvriers veillaient sur les braises dans les chantiers qui entouraient Beresa, des hommes indifférents à tout, abrutis par leur travail et par la boisson. Ils titubaient autour des flammes obscures comme des diablotins dansant dans les feux de l’enfer. Émouchet se mit à courir, sa petite déesse affolée dans les bras.

— Il faut que je puisse voir le ciel, décréta-t-elle. Je ne veux pas de branches au-dessus de ma tête. Tu as le vertige ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Pas particulièrement. Pourquoi ?

— Oh, comme ça. Tu ne t’affoleras pas, hein ? Il ne t’arrivera rien, je ne le permettrais pas. Tout ira bien tant que tu me tiendras la main. Oh, Seigneur ! murmura-t-elle. Je viens de penser à quelque chose.

— Quoi donc ?

Il écarta une branche et s’enfonça dans les ténèbres de la forêt.

— Je dois être réelle pour faire ça.

— Comment ça ? Tu es réelle, là, non ?

— Pas exactement. Ne me pose pas de questions, Émouchet. Trouve-moi un endroit dégagé et fiche-moi un peu la paix. Je vais appeler des renforts. Enfin, je vais essayer…

Il s’enfonça dans les fourrés, l’estomac noué, le cœur comme une pierre dans sa poitrine. Le dilemme atroce auquel ils étaient confrontés le déchirait. Séphrénia était mourante, mais s’il essayait de lui sauver la vie, il mettait Ehlana en danger. Il avançait par la seule volonté du Bhelliom. La sienne était paralysée par les besoins conflictuels des deux êtres qu’il aimait le plus au monde. Il écartait les ronces devant lui avec une sorte de rage désespérée.

Puis il franchit le mur de broussailles et se retrouva dans une petite clairière tapissée de mousse où une mare alimentée par une source faisait des clins d’œil aux étoiles qui piquetaient le velours de la nuit. C’était un endroit hors du temps, presque magique, mais ses yeux refusaient d’en voir la beauté. Il s’arrêta, posa Aphraël à terre. Son petit visage était inerte, ses yeux ne voyaient rien. Émouchet attendit, les nerfs tendus à bloc.

— Ah, tout de même ! dit-elle enfin. C’est exaspérant. Ils ne comprennent jamais rien. Ils n’arrêtent pas de babiller et on n’arrive pas à se faire entendre.

— De qui parles-tu ?

— Des Dieux tamouls. Je comprends qu’Oscagne soit athée. Enfin, j’ai réussi à les convaincre de venir jouer ici un moment. Le bruit devrait nous dissimuler, toi et moi, à Cyrgon.

— Jouer ?

— Ce sont des enfants, Émouchet, des tout-petits qui passeraient des mois à se courir après en poussant des cris perçants. Cyrgon les déteste, alors il ne risque pas d’approcher. Encore un point pour nous. Ils ne vont pas tarder à arriver, puis nous pourrons y aller. Tourne-toi, Père. Je n’aime pas qu’on me voie me changer.

— Je t’ai déjà vue. Enfin, ton reflet.

— Ce n’est pas ça, Père, c’est la métamorphose qui est un peu dégradante. Retourne-toi. Tu ne comprendrais pas.

Il obéit docilement et contempla la nuit étoilée. Plusieurs constellations familières avaient disparu ou étaient au mauvais endroit.

— C’est bon, Père, tu peux te retourner, fit-elle d’une voix chaude, vibrante.

Il s’exécuta.

— Tu pourrais t’habiller, s’il te plaît ?

— Pourquoi ?

— Fais-moi plaisir, pour une fois.

— Quelle barbe !

Elle tira une sorte de voile impalpable du néant et se drapa dedans. Elle était d’une beauté à couper le souffle.

— Ça va mieux ? demanda-t-elle.

— Mouais. Si on veut. Bon, on y va ?

— Je vérifie, dit-elle – et son regard devint distant l’espace d’un instant. Ils arrivent. Ils s’étaient laissé distraire. Il ne leur faut pas grand-chose. Maintenant, écoute-moi : surtout reste calme et dis-toi bien que je ne te laisserai pas tomber. Il ne t’arrivera rien.

— Tomber ? Mais d’où ça ? De quoi parles-tu ?

— Tu vas voir. Nous devons aller à Dirgis en vitesse, et je ne veux pas laisser à Cyrgon le temps de me repérer. Nous irons doucement, au début, pour que tu t’y fasses. Ils sont là, fit-elle en tournant légèrement la tête. Nous pouvons y aller.

Émouchet inclina un peu la tête. Il lui sembla entendre des rires d’enfants dans le lointain, mais ce n’était peut-être que la brise caressant la cime des arbres.

— Donne-moi la main, ordonna-t-elle.

Il obtempéra. Sa main lui parut très chaude et il en éprouva un certain réconfort.

— Regarde le ciel, Émouchet, lui ordonna-t-elle.

Il leva la tête et vit le bord supérieur de la lune qui rampait, pâle lueur au-dessus des arbres.

— Tu peux regarder en bas, maintenant.

Ils étaient debout à dix pieds au-dessus de l’eau clapotante de la mare. Émouchet se raidit.

— Ne fais pas ça ! lança-t-elle sèchement. Détends-toi, au contraire. Tu vas me ralentir s’il faut que je te traîne dans l’air comme un canot plein d’eau.

Il fit de son mieux, mais sans grand succès. Il était pourtant sûr que ses yeux lui mentaient. Il sentait quelque chose de solide sous ses pieds. Il appuya dessus ; c’était aussi résistant que la terre ferme.

— C’est seulement pour tout de suite, lui dit la Déesse. D’ici peu, tu n’en auras plus besoin. J’ai toujours été obligée de mettre quelque chose de solide pour Séphrénia…

La voix lui manqua, et c’est avec un curieux petit sanglot qu’elle reprit :

— Je t’en supplie, Émouchet, contrôle-toi. Nous devons nous dépêcher. Regarde le ciel. Nous allons monter encore un peu.

Il n’éprouva rien, aucune sensation de vide au creux de l’estomac, pas le moindre souffle d’air, mais quand il baissa à nouveau les yeux, la clairière et sa mare enchantée n’étaient pas plus grosses qu’une tête d’épingle. Les minuscules lumières de Beresa clignotaient derrière de minuscules fenêtres, et la lune traçait un long sentier étincelant sur la mer de Tamoulie.

— Ça va ? demanda-t-elle.

Ses inflexions étaient encore celles d’Aphraël, mais sa voix, et surtout son physique, étaient totalement différents. Son visage combinait étrangement les traits de Flûte et de Danaé. Émouchet ne répondit pas mais cala fermement son pied sur le néant solide qui se trouvait au-dessous de lui.

— Je ne pourrai pas le maintenir, annonça-t-elle. Nous irons trop vite. Tiens-moi la main et surtout ne t’affole pas. Je n’ai pas envie que tu me casses les doigts.

— Essaie de ne pas me surprendre, alors. Tu vas te faire pousser des ailes ?

— C’est ridicule, Émouchet. Je ne suis pas un oiseau. Des ailes ne feraient que me ralentir. Laisse-toi aller ; détends-toi. Tu prends bien les choses, fit-elle en le regardant attentivement. À ta place, Séphrénia aurait déjà piqué une crise de nerfs. Tu ne préfères pas t’asseoir ?

— Sur quoi ?

— Peu importe. Il vaut peut-être mieux que nous restions debout. Respire bien à fond ; c’est parti.

Il regarda vers le haut, les étoiles, la lune qui venait de se lever et reculait majestueusement devant lui, et se sentit mieux. Au moins il ne voyait pas le vide effrayant au-dessous de lui.

Il n’avait aucune impression de vitesse ; le vent ne sifflait pas à ses oreilles, sa cape ne claquait pas au vent. Il était juste debout là, dans le vide, la main d’Aphraël dans la sienne.

— Allons bon ! fit-elle. Des nuages. Il ne manquait plus que ça.

Il baissa les yeux et vit un monde de conte de fées. Une mer de blancheur étincelante s’étendait à perte de vue. Des montagnes de brume impalpable se dressaient en bouillonnant sur une plaine mamelonnée, immatérielle. Des colonnes et des châteaux de nuages se défiaient mutuellement. Émouchet regardait avec émerveillement la douce couverture nuageuse qui défilait doucement au-dessous d’eux.

— C’est beau, murmura-t-il. Je trouve même que c’est mieux comme ça.

— Peut-être, mais je n’y vois plus rien, et comment veux-tu que je sache où je vais si je ne sais pas où je suis ? Le Bhelliom peut trouver un endroit à partir de son seul nom, mais pas moi. Je n’ai aucun point de référence avec tous ces nuages.

— Tu n’as qu’à te guider sur les étoiles, comme les marins. Elles sont immuables. C’est pour ça qu’on se repère sur les étoiles ou les constellations pour se diriger en mer.

Il y eut un long silence pendant que les nuages, au-dessous d’eux, ralentissaient leur course et s’arrêtaient tout à fait.

— Il y a des moments où tu es tellement intelligent que je crois que je te déteste, fit la Déesse d’un ton acerbe.

— Quoi, tu n’y avais jamais pensé ? releva-t-il, stupéfait.

— Je ne vole pas souvent de nuit, répliqua-t-elle, sur la défensive. Bon, on descend. Il faut que je trouve un point de repère.

Les nuages foncèrent à leur rencontre et ils plongèrent dans un brouillard dense, collant.

— C’est drôle ! Les nuages sont faits de brouillard, remarqua Émouchet, surpris.

— Et que croyais-tu ?

— Je ne sais pas. Je n’y avais jamais réfléchi.

Ils crevèrent la couche de nuages qui, n’étant plus éclairés par la lune, planait maintenant au-dessus de leur tête comme un couvercle sale et opaque. Le sol, au-dessous d’eux, était plongé dans l’obscurité. Ils dérivèrent dans une direction, puis dans l’autre, à la recherche d’un élément géographique identifiable.

— Là-bas, fit Émouchet en tendant le doigt. Toutes ces lumières. Ça doit être une ville de bonne taille.

Ils s’en approchèrent comme deux papillons attirés par la flamme d’une bougie. Émouchet se sentit soudain envahi par un sentiment d’irréalité. La ville au-dessous d’eux semblait toute petite. Elle était blottie comme un jouet d’enfant, au bord d’une vaste étendue d’eau. Il essaya de se souvenir des détails de la carte.

— Ça doit être Sopal, conclut-il. Et le lac doit être la mer d’Arjun. Mais c’est à trois cents lieues de l’endroit d’où nous sommes partis, Aphraël ! s’exclama-t-il, son esprit se cabrant soudain à cette pensée.

— Oui. Si cet endroit est bien Sopal.

— Ça ne peut être que ça. La mer d’Arjun est la seule étendue d’eau de cette importance sur cette partie du continent, et Sopal est à l’est, Arjun au sud et Tiana à l’ouest. Trois cents lieues ! répéta-t-il, incrédule. Et nous avons quitté Beresa il y a une demi-heure à peine ! À quelle allure allons-nous au juste ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Nous sommes déjà là, c’est tout ce qui compte. Dirgis est un peu à l’ouest, reprit-elle en regardant la ville miniature nichée au bord du lac. Nous ne devrions plus être très loin, fit-elle en infléchissant légèrement leur trajectoire. Ne bouge pas la tête, Émouchet. Regarde bien dans cette direction. Nous allons remonter et tu vas choisir une étoile.

Ils filèrent rapidement à travers les nuages et Émouchet revit la constellation familière au-dessus de l’horizon embrumé, droit devant eux.

— Là, fit-il. Les cinq étoiles qui forment une tête de chien.

— Je n’ai jamais vu de chien qui ressemble à ça.

— Il faut un peu d’imagination, je te l’accorde. Comment se fait-il que tu n’aies jamais pensé à te guider sur les étoiles ?

— Je n’ai pas du ciel la même vision que toi, tu sais. Pour toi, c’est une sorte de bol retourné sur lequel les étoiles sont toutes piquées à la même distance. C’est ce qui te permet de voir une tête de chien dans je ne sais quel amas stellaire. Je n’y arriverais pas, parce que je vois la différence de distance. Ne quitte pas notre chien des yeux, Émouchet, et préviens-moi si nous changeons de cap.

Ils volèrent en silence pendant un moment, les nuages baignés par la lumière de la lune défilant régulièrement au-dessous d’eux.

— Ce n’est pas désagréable, en fin de compte, commenta-t-il.

— C’est toujours mieux que de marcher, répondit-elle. Dommage que Séphrénia n’ait jamais pu s’y faire.

— Elle était consciente quand vous l’avez retrouvée ? demanda-t-il, sautant du coq à l’âne.

— Elle a des moments de lucidité. Elle a réussi à nous dire comment c’était arrivé. J’ai pu ralentir les battements de son cœur et soulager sa douleur. Elle est très calme, à présent. Elle croit qu’elle va mourir, Émouchet, dit-elle d’une voix tremblante. Quand je suis partie, elle dictait à Xanetia un dernier message destiné à Vanion. Bon, fit-elle en ravalant un sanglot, si on parlait d’autre chose ?

— Il y a des montagnes qui se dressent au-dessus des nuages, droit devant, annonça Émouchet avec empressement. On dirait des îles de glace.

— Nous sommes presque arrivés. Dirgis est dans la grande plaine qui se trouve de l’autre côté.

Ils survolèrent les pics enneigés du sud de l’Atan et descendirent en se laissant porter par le vent comme des graines de pissenlit. Le clair de lune qui vidait le paysage de toute couleur gravait avec une précision surnaturelle les détails de la vallée et des collines couvertes de forêts. Des lumières brillaient, sur leur gauche : des torches rougeoyaient dans des rues étroites, tracées par les petits rectangles dorés des fenêtres.

— C’est Dirgis, annonça Aphraël. Nous allons nous poser en dehors de la ville et je me changerai à nouveau.

— N’oublie pas de te rhabiller.

— Ça t’ennuie vraiment, hein, Émouchet ? Je suis vilaine ou quoi ?

— Non, Aphraël. Au contraire. C’est justement ça qui m’ennuie. Je n’arrive pas à réfléchir quand tu es toute nue comme ça.

— Je ne suis pas une vraie femme, Émouchet, pas comme tu semblés le penser, en tout cas. Si tu essayais de penser que je suis une jument, ou une biche ?

— Ça ne marchera pas. Fais ce que tu as à faire, Aphraël. Le moment est mal choisi pour parler de ça.

— Ma parole, mais tu rougis, Émouchet ! C’est vraiment adorable !

— Oh, ça va !

Ils se posèrent dans une petite clairière, non loin des faubourgs de Dirgis. Émouchet se retourna pendant que la Déesse-Enfant redevenait l’enfant styrique qu’ils appelaient Flûte, puis il la prit dans ses bras et se mit en route. Il marchait vite, en se concentrant sur ses mouvements pour ne pas penser.

Une fois en ville, ils suivirent la grand-rue et s’arrêtèrent devant une grande maison à deux étages.

— C’est là, fit Aphraël. En haut de l’escalier. Je vais faire en sorte que l’aubergiste regarde de l’autre côté.

Émouchet poussa la porte, traversa la salle du rez-de-chaussée et gravit l’escalier quatre à quatre.

Il entra dans une petite chambre douillette comme on en trouve dans les chalets de montagne du monde entier, avec son poêle de porcelaine, deux fauteuils et une table de chevet près de chaque lit. Deux chandelles baignaient d’une douce lueur dorée les murs lambrissés de bois grossier. Les deux femmes étaient sur l’une des couchettes. Xanetia luisait intensément, Séphrénia blottie dans ses bras. Séphrénia avait une mine de papier mâché et le devant de sa robe était trempé de sang. En la voyant, Émouchet fut pris d’une soudaine envie de tuer.

— Pour cela, grommela-t-il en troll, Zalasta paiera cher.

Aphraël lui jeta un coup d’œil étonné et répondit dans la même langue farouche.

— C’est bien pensé, Anakha. Cause-lui de grandes souffrances, ajouta-t-elle, et ces mots, prononcés avec ces accents gutturaux, leur firent un effet très satisfaisant. Mais tu me réserves son cœur, hein ? Son état a-t-il évolué ? demanda-t-elle en tamoul à Xanetia.

— Non, ô Divine, répondit celle-ci dans un souffle. Je soutiens notre chère sœur de toutes mes forces, mais je suis à bout. Nous serons bientôt mortes, l’une comme l’autre.

— Je ne le permettrai point, douce Xanetia, objecta Aphraël. N’aie crainte, Anakha est venu avec le Bhelliom pour vous ramener à la vie.

— Il ne peut en être ainsi, protesta Xanetia. Ce serait mettre en péril l’existence même de la reine d’Anakha. Plutôt périr avec ta sœur.

— Ne sois pas si noble et généreuse, Xanetia, coupa sèchement Aphraël. Ça me fait mal au ventre. Parle au Bhelliom, Émouchet, demande-lui comment nous devons procéder.

— Rose Bleue, appela Émouchet en effleurant la bosse qui gonflait sa vareuse.

Je t’entends, Anakha, fit doucement la voix dans l’esprit d’Émouchet.

— Nous sommes auprès de Séphrénia.

Je le sais.

— Que devons-nous faire à présent ? Je t’implore, Rose Bleue, de ne pas accroître la menace qui pèse sur ma compagne.

Cette recommandation est malvenue, Anakha. Elle trahit un manque de confiance. Nous allons procéder. Soumets-toi à ma volonté. Je vais parler à l’Anarae Xanetia par tes lèvres.

Une étrange lassitude s’empara d’Émouchet et il eut l’impression que sa conscience se détachait de son corps.

— Écoute-moi, Xanetia.

Émouchet n’avait pas conscience d’avoir parlé, et pourtant il reconnaissait sa voix, à peine déformée.

— Je t’écoute attentivement, Faiseur de Mondes, répondit l’Anarae de sa voix lasse.

— Que la Déesse-Enfant soutienne sa sœur. J’ai besoin de tes mains.

Aphraël s’agenouilla sur le lit et prit tendrement Séphrénia dans ses bras.

Prends le coffret, Anakha, ordonna le Bhelliom, et confie-le à Xanetia.

Émouchet tira la boîte d’or dissimulée sous sa vareuse et passa par-dessus sa tête le cordon auquel elle était suspendue.

— Drape-toi, Xanetia, dans la sérénité que t’a accordée la malédiction d’Edaemus, ordonna le Bhelliom, par la voix, toujours, d’Émouchet. Prends la boîte – et mon essence – entre tes mains, et que ta paix les entoure.

Xanetia acquiesça d’un hochement de tête et prit dans ses mains luminescentes la boîte que lui tendait Émouchet.

— Très bien. Maintenant, prends la Déesse-Enfant dans tes bras. Étreins-la et délivre-moi à elle.

Xanetia serra Aphraël et Séphrénia contre son cœur.

— C’est bien, Xanetia. Maintenant, Aphraël, ouvre la boîte et sors-m’en. Et pas d’entourloupette, fit-il après une petite pause, avec une familiarité qui ne lui ressemblait guère. Ne cherche pas à m’embobiner avec tes petites mines et tes douces mains.

— Ne dis pas de bêtises, Faiseur de Mondes.

— Je te connais, Aphraël. Je sais que tu es plus redoutable que ne l’était Azash et que ne le sera jamais Cyrgon. Concentrons tous notre attention sur la guérison de ta sœur.

La Déesse-Enfant ouvrit le coffret et en sortit la rose de saphir étincelante. Émouchet vit, comme dans un rêve, l’éclat bleu du Bhelliom teinter la lueur blanche qui émanait de Xanetia.

— Applique-moi comme un emplâtre sur sa blessure que je puisse la guérir.

Émouchet était un soldat ; il en connaissait un rayon sur les blessures. Son estomac se noua lorsqu’il vit la plaie béante qui suintait encore sur le sein gauche de Séphrénia.

Aphraël appliqua doucement le Bhelliom sur l’entaille. Séphrénia se mit à luire d’un éclat azuré. Elle souleva un peu la tête.

— Non, dit-elle faiblement en essayant de repousser la main d’Aphraël.

Émouchet prit tendrement ses mains dans la sienne.

— Tout va bien, petite mère, dit-il gentiment. Il n’y a rien à craindre.

La blessure se referma sur le sein de Séphrénia, laissant une vilaine balafre violette. Puis la rose de saphir continua son œuvre. La cicatrice se réduisit sous leurs yeux à une fine ligne blanche qui devint peu à peu imperceptible et finit par disparaître complètement.

Séphrénia se mit à tousser, produisant un gargouillis liquide, comme un noyé qu’on tire de l’eau.

— La cuvette, Émouchet, vite ! ordonna Aphraël. Elle a les poumons pleins de sang. Il faut qu’elle les nettoie. Et puis tu peux reprendre ça.

Elle lui rendit le coffret d’or, prit la cuvette qu’il lui tendait et la maintint sous le menton de Séphrénia.

— C’est bien, dit-elle d’un ton encourageant alors que la petite femme commençait à cracher des caillots de sang. Fais sortir tout ça.

Émouchet détourna les yeux. Le spectacle n’était pas très ragoûtant.

Sois rassuré, Anakha, fit doucement la voix du Bhelliom. Tes ennemis n’ont rien perçu de ce qui vient de se passer. Je me doit de rendre justice à Edaemus, reprit le joyau après un bref silence. Il s’est montré très avisé en vérité. Maudire ses enfants comme il l’a fait était le seul moyen de les dissimuler. Je frémis en imaginant la douleur qu’il a dû en concevoir.

Je ne comprends pas, avoua Émouchet.

Une bénédiction tinte et vibre dans l’air comme une cloche, Anakha. Alors que la malédiction est sombre et silencieuse. Si la lumière émanant de l’Anarae Xanetia était une bénédiction, le monde entier percevrait son amour envahissant. En cela réside la sagesse d’Edaemus. Les maudits sont réprouvés et vivent à l’écart. Personne – homme ou Dieu – n’a conscience de leurs mouvements. En prenant le coffret entre ses mains, l’Anarae Xanetia a étouffé tout bruit, toute sensation liée à ma présence, et quand elle a embrassé Aphraël et Séphrénia, elle les a encloses dans ses lumineuses ténèbres. Aucun être vivant n’a détecté ma présence. Ta compagne est sauve – pour l’instant. Tes ennemis ignorent ce qui vient de se passer.

Émouchet sentit son cœur s’emplir d’exaltation.

Je me repens amèrement, Rose Bleue, de mon manque de confiance, fit-il humblement.

Tu étais affolé, Anakha. Je te pardonne bien volontiers.

— Émouchet, murmura Séphrénia.

— Oui, petite mère ? fit-il en s’approchant du lit.

— Tu n’aurais pas dû faire ça. Tu as mis Ehlana en danger. Je te croyais plus fort.

— Tout va bien, Séphrénia. Le Bhelliom vient de me l’assurer. Personne n’a entendu ou senti quoi que ce soit.

— Comment est-ce possible ?

— C’est Xanetia. Le Bhelliom dit que sa présence et son contact ont étouffé ce qui s’était passé. C’est une question de différence entre les bénédictions et les malédictions, si j’ai bien compris. Enfin, quoi qu’il en soit, nous n’avons pas mis Ehlana en danger. Comment te sens-tu ?

— Comme un chaton qu’on a essayé de noyer, si tu veux vraiment le savoir. Je n’aurais jamais cru ça de Zalasta, fit-elle dans un soupir.

— Il va le regretter, décréta Émouchet d’un ton sinistre. Je vais lui arracher le cœur, le faire rôtir à la broche et le servir à Aphraël sur un plat d’argent.

— Il est mignon, hein ? fit Aphraël, tout émue.

— Non, fit Séphrénia avec une fermeté surprenante. J’apprécie ces tendres pensées, mes chers petits, mais je vous défends de toucher à Zalasta. C’est moi qu’il a poignardée, c’est à moi de décider de son sort.

— Après tout, ce n’est que justice, convint Émouchet.

— Que veux-tu en faire, Séphrénia ? demanda Aphraël.

— Vanion sera très mécontent quand il apprendra ça. Je ne veux pas qu’il casse tout dans la maison et je pense lui donner Zalasta – pieds et poings liés avec un beau ruban rouge.

— D’accord, à condition que tu me laisses son cœur, insista Aphraël.