CHAPITRE XXXI

Elysoun, Liatris et Gahenas émergèrent de la petite porte secrète, se glissèrent dans l’ombre, le long du mur ouest du palais des femmes, et gagnèrent le couvert d’un petit bosquet.

— C’est la partie la plus délicate de notre plan, murmura Liatris. Chacole sait maintenant que ses assassins n’ont pas trouvé Gahenas et on peut compter sur ses gens pour tenter de nous empêcher d’arriver au château d’Ehlana.

Elysoun scruta la pelouse baignée par le clair de lune.

— Il y a vraiment trop de lumière. Il y a un sentier qui traverse ce bosquet. Il débouche près du ministère de l’Intérieur.

— Mais le château d’Ehlana est de l’autre côté, objecta Gahenas.

— Je sais, mais d’ici au château, il n’y a que de la pelouse, sans un arbre. En faisant le tour par le ministère de l’Intérieur, nous pourrons traverser les jardins du ministère des Affaires Étrangères et nous ne serons plus très loin du pont-levis du château.

— Et si le pont-levis a été relevé ?

— Nous aviserons une fois là-bas. Allons-y, mesdames, dit sèchement Liatris. Nous n’arriverons à rien en restant ici à bavarder.

 

— Par ici, chuchota Talen en sortant d’une ruelle. Le mur du palais rejoint la muraille fortifiée sur la place, au bout de cette ruelle. L’angle qu’ils forment sera parfait pour l’escalade.

— Tu auras besoin de ça ? demanda Mirtaï en lui tendant son grappin.

— Non. J’arriverai bien en haut sans ça, et je préfère éviter qu’une sentinelle entende le crochet rebondir sur la pierre.

Il les mena vers le cul-de-sac où le mur du palais rencontrait les imposantes fortifications séparant la ville haute de la ville basse.

— Quelle hauteur ça peut faire ? demanda Kalten en levant les yeux vers le sommet de la tour.

Ça faisait drôle de revoir ses traits alors que depuis des semaines il portait une autre tête. Émouchet effleura son propre visage et reconnut aussitôt la forme familière de son nez cassé.

— Une trentaine de pieds, murmura Bévier.

Mirtaï examina l’angle formé par les deux murs.

— Ça ne devrait pas être difficile, conclut-elle.

— Tout ce bâtiment est mal conçu, répéta Bévier.

— Bon, je passe en premier, annonça Talen.

Il mit le pied sur l’une des pierres en saillie du mur extérieur, tendit le bras à la recherche d’une prise et continua à monter comme un singe.

— Dès que nous serons là-haut, nous vérifierons s’il y a des sentinelles, dit tout bas Mirtaï. Puis nous vous enverrons une corde.

Elle suivit le jeune voleur dans l’angle formé par les deux murs. Bévier s’écarta un peu de la paroi et leva la tête.

— La lune est levée, constata-t-il. Une chance que nous escaladions la face nord de la tour ; nous serons dans l’ombre.

Ils attendirent en se tordant le cou pour suivre les grimpeurs du regard.

— On vient, souffla Kalten. Là, le long des créneaux !

Les grimpeurs se figèrent, se recroquevillèrent dans l’ombre.

— Il a une torche, murmura Kalten. S’il la tend par-dessus les créneaux…

Émouchet retint son souffle.

— C’est bon, annonça Bévier, tout bas. Il repart.

— Il faudra nous occuper de lui quand nous serons là-haut, nota Kalten.

— Essayons d’éviter, objecta Émouchet. Il ne manquerait plus que ses collègues s’aperçoivent qu’il manque à l’appel.

Talen était arrivé au créneau. Il tendit un instant l’oreille, se glissa par-dessus le sommet, et disparut. Un instant plus tard, Mirtaï le suivait.

Émouchet et les autres attendirent dans le noir.

Puis la corde de Mirtaï glissa le long du mur.

— Allons-y, fit Émouchet dans un souffle. Un à la fois. Émouchet ne se servit même pas de la corde ; les blocs de basalte grossièrement taillés offraient des prises suffisantes. Il arriva en haut et passa par-dessus le créneau.

— Les sentinelles font-elles des rondes régulières par ici ? demanda-t-il aussitôt à Mirtaï.

— Apparemment, elles ont chacune une section du mur, répondit-elle. L’homme qui monte la garde de ce côté-ci ne marche pas très vite. Il ne devrait pas revenir avant un quart d’heure.

— On pourrait se cacher quelque part en attendant ?

— Il y a une porte dans la première tour, répondit Talen en indiquant la construction trapue érigée au bout du parapet. Elle donne sur un escalier.

— Tu as jeté un coup d’œil au mur de derrière ?

— Il n’y a pas de parapet de l’autre côté, mais une corniche de quelques pieds de largeur à l’endroit où la muraille extérieure rejoint l’arrière du palais. Nous devrions pouvoir la longer jusqu’à la tour centrale. Puis nous commencerons l’escalade.

— Allons jeter un coup d’œil à cet escalier, décida Émouchet. Dès que les autres seront arrivés, nous nous y cacherons jusqu’à ce que la sentinelle arrive ici et reparte. Ça devrait nous laisser une demi-heure pour ramper le long de cette corniche jusqu’à la tour centrale. Même si le garde se retourne, nous devrions être hors de portée de sa torche.

— Il domine bien la situation, hein ? commenta gaiement Talen.

 

Les éclaireurs de Vanion étaient revenus vers le coucher du soleil pour annoncer que le contact était établi avec Kring au sud et les Atans de la reine Betuana au nord. Le cercle de fer qui entourait les Montagnes Interdites se refermait inexorablement. La lune montait au-dessus du désert quand Betuana et Engessa arrivèrent en courant. Au même moment, Kring et Tikumé s’approchèrent à cheval de l’autre côté.

— Avez-vous vu Bérit et Khalad ? demanda aussitôt Kring.

— Non, mais d’après Aphraël, ils sont juste devant nous, répondit Vanion. Son cousin les a guidés vers la porte secrète.

— S’ils connaissent son emplacement, nous pourrions entrer, suggéra Betuana.

— Mieux vaut attendre, objecta Séphrénia. Aphraël me préviendra dès qu’Émouchet aura sauvé Ehlana et Aleanne.

Tynian arriva à cheval dans le vaste cimetière sous la lune.

— Bergsten est en position, dit-il en mettant pied à terre. J’ai un message pour vous, Excellence, ajouta-t-il en s’approchant d’Itagne. L’Atana Maris est avec Bergsten. Elle voudrait vous parler.

— Que fait-elle là ? s’exclama Itagne en ouvrant de grands yeux.

— Elle dit que vos lettres ont dû s’égarer. Elle n’en a pas reçu une seule. Parce que Votre Excellence lui a bien écrit, n’est-ce pas ?

— Eh bien… J’en avais l’intention…, fit Itagne, l’air un peu confus. Mais il s’est toujours trouvé quelque chose pour m’en empêcher.

— Je suis sûr qu’elle comprendra, répondit Tynian, le visage rigoureusement inexpressif. Bref, après avoir remis les clés de Cynestra à Bergsten, elle a décidé de venir vous chercher.

— Je n’avais pas prévu ça, avoua Itagne, l’air un peu ennuyé.

— Je peux vous donner un conseil, Itagne-ambassadeur ? fit Betuana.

Elle était toujours en grand deuil, mais semblait avoir renoncé au silence rituel.

— Avec plaisir, Majesté.

— Il n’est pas prudent de jouer avec les sentiments des Atanas. Même si nous n’en avons pas l’air, nous sommes très sentimentales. Il nous arrive de nous attacher inconsidérément. Mais que ces liens soient conformes à la bienséance ou non, ajouta-t-elle sans regarder Engessa, ils sont très solides, et on ne lutte pas contre les sentiments.

— Je vois, dit-il. Je m’en souviendrai, Majesté.

— Dois-je, ami Vanion, aller chercher Bérit et Khalad ? demanda Kring.

— Je préfère que nous restions à une certaine distance de cette porte. Les Cyrgaïs nous observent peut-être. La présence de Bérit et de Khalad est normale, mais pas la nôtre. Ne prenons pas d’initiative intempestive tant qu’Émouchet ne nous aura pas fait prévenir que sa femme est saine et sauve. Il sera temps, ensuite, d’entrer tous ensemble en ville pour régler un certain nombre de comptes.

 

Grâce à la corniche qui longeait l’arrière du palais, rejoindre la tour centrale fut une promenade de santé. Cela prit quand même un certain temps, et Émouchet songeait avec angoisse que d’ici quelques heures, il ferait jour. Mirtaï et Talen gravirent rapidement la paroi de la tour, mais les autres étaient à la traîne.

Émouchet regardait le haut du donjon quand Kalten le rejoignit.

— Tu crois que nous y arriverons avant le lever du jour ? demanda celui-ci en regardant vers l’est.

— Ce sera juste. J’ai l’impression qu’il y a une sorte de balcon juste au-dessus de nous. Et des fenêtres éclairées. Je vais dire à Talen de jeter un coup d’œil. S’il n’y a pas trop de Cyrgaïs à l’intérieur, nous pourrons peut-être finir l’escalade par là.

— Ne prenons pas de risques, Émouchet. Je grimperais jusqu’à la lune s’il le fallait. Allons-y. La corde est attachée.

— C’est bon.

Émouchet reprit l’escalade. Un petit vent se leva sur la paroi de basalte et Émouchet se mit à faire des vœux pour qu’il ne forcisse pas. Il rejoignit enfin Mirtaï et Talen.

— Vous n’êtes pas en forme, Émouchet, remarqua Mirtaï d’un ton critique.

— Nul n’est parfait. Vous avez examiné le balcon ?

— J’allais jeter un coup d’œil par-dessus, répondit Talen, il dénoua la corde passée autour de sa taille et se fraya un passage sur la paroi en direction du balcon.

Je ne suis pas contente de toi, Émouchet, fit la voix d’Aphraël dans le silence de son esprit. J’ai des projets pour ce jeune homme, et je serai bien avancée si tu l’envoies s’écraser cinq cents pieds plus bas.

Ne t’inquiète pas. Il sait ce qu’il fait. Puisque tu es là, tu pourrais me donner des détails sur ce qui se passe en haut de cette tour ?

Il y a, au sommet, une construction comprenant trois pièces, une salle de garde pour un bataillon d’apparat, la cellule où ma mère et Aleanne sont enfermées et une grande pièce sur le devant. C’est là que Santheocles passe le plus clair de son temps.

Santheocles ?

Le roi des Cyrgaïs. Il est complètement taré. Ils sont tous débiles, mais lui, il bat le record.

Il y a une fenêtre à la cellule d’Ehlana ?

Toute petite, et garnie de barreaux. Tu ne pourras pas passer par là. Le bâtiment du haut est plus petit que le reste du donjon, et une sorte de parapet en fait le tour.

Les gardes font des patrouilles ?

Non. Pour quoi faire ? C’est l’endroit le plus élevé de la ville et l’idée que quelqu’un puisse escalader la tour n’est jamais venue à l’esprit des Cyrgaïs.

Santheocles est là-haut, en ce moment ?

Il y était, mais je pense qu’il est parti depuis que j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. Zalasta était avec lui, ainsi qu’Ekatas. Ils tenaient une sorte de réunion.

Il y eut un discret coup de sifflet. Émouchet leva la tête vers le balcon. Talen lui faisait signe.

— Je vais voir, annonça Émouchet.

— Dépêchez-vous, répondit Mirtaï. L’aube ne devrait plus tarder.

Il acquiesça d’un grognement et se rapprocha du balcon.

 

Le pont-levis était baissé et personne ne montait la garde.

— Chacole a vraiment pensé à tout, commenta Elysoun en entrant dans la cour du château avec Liatris et Gahenas.

— Je pensais que les chevaliers de l’Église montaient la garde ici, répondit Gahenas. Chacole n’a tout de même pas réussi à les soudoyer.

— Messire Vanion a emmené ses chevaliers en partant, répondit Liatris. La sécurité du château a été confiée à la garde d’honneur de la garnison principale. Je suppose qu’un officier est plus riche aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Vous êtes déjà venue ici, Elysoun. Où est notre mari ?

— Il est généralement au premier étage, dans les appartements royaux.

— Eh bien, allons-y vite. Cette porte non gardée m’inquiète beaucoup. Je doute qu’il se trouve une seule sentinelle dans tout le château, et ça veut dire que les assassins de Chacole peuvent approcher Sarabian sans encombre.

 

Personne n’avait dû mettre les pieds sur le balcon depuis des lustres. La poussière s’entassait dans les coins et le sol disparaissait sous les crottes d’oiseaux. Talen était accroupi près de la fenêtre et regardait par le coin quand Émouchet passa par-dessus la balustrade de pierre.

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il tout bas.

— Un monde fou. Zalasta vient d’arriver avec quelques Cyrgaïs.

Émouchet rejoignit son jeune ami et regarda dans la pièce.

C’était une vaste salle éclairée par des torches. Le balcon où Émouchet et Talen étaient tapis se trouvait au-dessus du niveau du sol et l’on y accédait par une volée de marches. À l’autre bout se dressait une sorte d’estrade. Un homme séduisant, musclé, portant un pectoral ciselé et une sorte de jupette de cuir, était assis sur un siège taillé dans un bloc de pierre et contemplait l’assistance d’un œil impérieux. Zalasta était debout à côté de lui. Un vieillard portant une robe noire ornée de broderies, dressé sur le devant de l’estrade, discourait dans une langue inconnue d’Émouchet. Celui-ci lâcha un juron et prononça rapidement le sort qui invoquait la Déesse-Enfant.

Qu’est-ce qu’il y a encore ? fit la voix d’Aphraël dans son esprit.

Tu peux me traduire ce qu’il dit ?

Je vais faire mieux que ça.

Il eut l’impression d’entendre un bourdonnement assourdi, éprouva un vertige passager, et soudain les paroles du vieillard furent parfaitement claires pour lui.

— … ces forces entourent la cité sacrée en ce moment même, disait-il.

Un homme aux cheveux gris et aux bras musclés s’approcha de l’estrade.

— Qu’avons-nous à craindre, Ekatas ? demanda-t-il d’une voix de stentor. Le Tout-Puissant Cyrgon aveugle nos ennemis comme il le fait depuis dix mille ans. Laissons-les moisir dans les ossements au-delà de notre vallée et chercher en vain les Portes de l’Illusion. Ils ne présentent aucun danger pour la Cité Occulte. Un murmure approbateur parcourut l’assemblée.

— Le général Ospados dit vrai, déclara un autre homme en armure en s’avançant à son tour. Ignorons, comme nous l’avons toujours fait, ces pitoyables étrangers qui se pressent à notre porte.

Un troisième larron fit quelques pas en avant, mais resta à distance respectable des deux autres.

— C’est une honte ! aboya-t-il. Craindrions-nous ces races inférieures ? Leur présence à nos portes est un affront qui ne saurait rester impuni !

— Tu comprends ce qu’ils racontent ? demanda Talen.

— Les cousins d’Aphraël ont manifestement réussi à faire venir tout le monde. D’après le type en noir, la cité est encerclée. Les autres ne sont pas d’accord sur la conduite à tenir. Il y en a qui voudraient attaquer et d’autres qui sont partisans d’attendre sans rien faire.

Puis Zalasta s’avança sur le devant de l’estrade.

— Ainsi parle Klæl l’éternel, déclara-t-il. Les forces massées devant les Portes de l’Illusion ne sont rien. Le danger est dans la Cité Occulte. Anakha est, en cet instant même, à portée de ma voix.

Émouchet étouffa un juron.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Talen.

— Zalasta sait que nous sommes là. Il dit qu’il parle au nom de Klæl, et Klæl peut probablement sentir le Bhelliom.

— À travers l’or ?

— L’or le dissimule peut-être à Cyrgon, mais Klæl et le Bhelliom sont frères. Ils se localiseraient mutuellement, par-delà mille soleils incandescents. Attends, il dit autre chose, fit Émouchet en levant la main.

Il colla son oreille à la vitre.

— Je sais que tu m’entends, Émouchet ! fit Zalasta en élène, d’une voix vibrante. Tu es la créature du Bhelliom, ce qui te confère un certain pouvoir. Mais j’appartiens maintenant à Klæl, et ça me donne un pouvoir équivalent. Ces déguisements étaient très habiles, ajouta-t-il avec un rictus malveillant, mais Klæl les a aussitôt percés à jour. Tu aurais dû faire ce qu’on t’ordonnait, Émouchet. Tu as condamné tes deux jeunes amies, et tu ne peux rien y faire.

 

Il y avait une demi-douzaine d’hommes dans le couloir, devant la porte de la chambre de l’empereur. Elysoun ne prit pas le temps de réfléchir.

— Sarabian ! hurla-t-elle. Barricade la porte ! L’empereur n’en fit rien, évidemment. Le premier choc passé, alors que les assassins s’arrêtaient net et que Liatris débitait un chapelet d’invectives tout en tirant ses dagues, la porte s’ouvrit à la volée et Sarabian, portant des chausses à la mode élène et une chemise de lin à manches longues, ses longs cheveux noirs retenus par un ruban sur la nuque, bondit dans le couloir, sa rapière à la main.

Il était grand pour un Tamoul. Son premier assaut cloua un de ses assaillants au mur, devant la porte. L’empereur dégagea son épée et esquissa un moulinet impertinent.

— Cessez de frimer ! lança Liatris en ouvrant proprement un des hommes en deux. Faites plutôt attention !

— Oui, ma douceur, répondit gaiement Sarabian. En garde ! Elysoun n’avait qu’une petite dague, mais elle était effilée comme un rasoir, et une lame de cinq pouces peut faire pas mal de dégâts, en fin de compte. Un assassin arjuni esquiva le second assaut de Sarabian avec un rictus méprisant, et darda un poignard d’un pied de long vers les yeux de l’empereur. Puis il se cambra en poussant un cri étranglé. Elysoun lui avait plongé sa dague dans le bas du dos, lui crevant les reins. Mais c’est Gahenas qui les surprit le plus. Elle était armée d’un couteau à la lame fine et incurvée. Elle se jeta dans la mêlée en poussant des cris stridents, inhumains, et lacéra le visage des mercenaires de Chacole. Sarabian profita de l’effet de surprise pour frapper d’estoc et de taille, mais ce n’était pas un grand bretteur. En réalité, l’homme du jour – ou de la nuit, compte tenu de l’heure – ce furent ses femmes.

— Entrez, mes très chères, fit Sarabian en poussant ses sauvages épouses vers la porte de sa chambre tout en décrivant des moulinets avec sa lame au-dessus des cadavres encore chauds. Je vous couvre.

— Seigneur, murmura Liatris. Un vrai bébé…

— C’est vrai, Liatris, répondit Elysoun en passant un bras protecteur autour des épaules de sa sœur tégane aux oreilles en feuilles de chou. Mais c’est le nôtre.

 

— Voilà Kring ! annonça Khalad en indiquant le cavalier ténébreux qui galopait au clair de lune dans la plaine jonchée d’ossements.

Le domi retint brutalement sa monture auprès d’eux.

— Venez ! aboya-t-il. La Déesse-Enfant vous demande de rejoindre les autres ! Les Cyrgaïs viennent vous tuer !

— Je me demandais combien de temps ils allaient mettre à se décider, fit Khalad en montant en selle. Allons-y !

— Quelle stratégie messire Vanion a-t-il arrêtée ? demanda Bérit.

Kring répondit d’un sourire carnassier.

— L’ami Ulath réserve une petite surprise à ces Cyrgaïs quand ils sortiront de leur trou, répondit-il.

— Où est-il ? demanda Bérit. Je ne le vois pas.

— Les Cyrgaïs ne le verront pas non plus. Ou plutôt, ils le verront trop tard. Reculons un peu, qu’ils nous repèrent en sortant. Ils ont pour ordre de nous massacrer, alors ils nous poursuivront. L’ami Ulath a six ou sept Trolls affamés avec lui ; ils n’en feront qu’une bouchée.

— Il sait que tu es là ? demanda Kalten d’une voix tendue en se collant à la paroi.

— Je ne pense pas, répondit Émouchet. Il sait que je suis dans la cité, mais il ne devait pas se douter que j’étais si près quand il a proféré ses menaces.

Le bout libre de la corde descendit dans le noir. Émouchet monta sans bruit.

— Encore un petit effort et ça y est, annonça Mirtaï lorsqu’il arriva près d’elle. Talen est déjà là-haut.

— Laissez-moi passer en premier, cette fois-ci, et faites monter les autres le plus vite possible. Nous avons beaucoup à faire encore, et cette nuit ne va pas durer toujours.

— À la bonne vôtre, répondit-elle en indiquant la paroi de pierre brute d’un geste du pouce.

— Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, reprit-il, mais je suis content que vous nous ayez accompagnés. Vous êtes peut-être le meilleur soldat que j’ai jamais commandé.

— Pas de sentimentalisme, Émouchet. C’est embarrassant. Bon, vous y allez ou vous attendez le lever du jour ?

Il entama prudemment l’escalade. Ils avaient de la chance que la paroi nord de la tour soit plongée dans l’ombre, mais l’obscurité l’obligeait à tâtonner pour trouver chaque prise. Il se concentra sur ce qu’il faisait en résistant à la tentation de lever la tête pour regarder la muraille, au-dessus de lui.

— Qu’est-ce que tu faisais ? murmura Talen lorsqu’il franchit enfin le parapet.

— Du tourisme, répondit aigrement Émouchet.

Il jeta un coup d’œil vers l’est. Les premières lueurs de l’aube soulignaient les montagnes. Ils n’avaient pas plus d’une heure devant eux.

— Il n’y a pas de sentinelles, j’espère ? murmura-t-il.

— Non, répondit tout bas Talen. Les Cyrgaïs sont allés faire dodo.

— Émouchet ? murmura Kalten, d’en dessous. Attrape ça ! Un anneau de corde surgit des ténèbres et se déroula sur le parapet. Émouchet et Talen hissèrent lentement le lourd ballot vers le sommet de la tour en prenant garde à ne pas lui faire heurter la paroi. Émouchet récupéra rapidement son épée et sa cotte de mailles, pendant que les autres les rejoignaient. Quelques minutes plus tard, tous avaient repris possession de leurs armes.

— Je crois que j’ai trouvé ce que nous cherchions, murmura Talen. Il y a une petite fenêtre à barreaux. Mais elle est trop haut et je n’ai pas pu regarder à travers.

— On attend Aphraël ? demanda Bévier.

— Le jour ne va pas tarder à se lever, répondit Émouchet. Elle sait ce que nous faisons. Elle s’assure que les autres sont en place.

Talen les mena vers la paroi est de la tour.

— Là-haut, souffla-t-il en indiquant une meurtrière garnie de barreaux à une dizaine de pieds de hauteur.

— Il y a des barreaux aux fenêtres sur les autres côtés ? demanda Émouchet.

— Non. Elles sont plus grandes, et plus près du sol.

— Alors, c’est ça. Aphraël m’avait décrit cette fenêtre, ajouta-t-il en se dominant pour ne pas pousser des hurlements d’exaltation.

— Vérifions avant de nous réjouir, murmura Kalten. Émouchet, tu vas me monter sur le dos et jeter un coup d’œil.

Il appuya ses mains sur le mur et écarta les jambes.

Émouchet prit appui sur les bras de son ami, grimpa sur son dos, cala les deux pieds sur ses épaules et se redressa lentement en se cramponnant aux barreaux rouilles. Il approcha son visage de la fenêtre et scruta les ténèbres.

— Ehlana ? appela-t-il dans un souffle.

— Émouchet ? répondit-elle, stupéfaite.

— Pas si fort ! Ça va ?

— Maintenant, oui. Comment es-tu arrivé ici ?

— C’est une longue histoire. Aleanne est là aussi ?

— Oui, prince Émouchet, répondit la voix soyeuse de la jeune fille. Kalten est avec vous ?

— Je suis perché sur ses épaules en ce moment précis. Vous avez un moyen de faire de la lumière ?

— Il n’en est pas question ! fit Ehlana d’une voix paniquée. Ils m’ont complètement scalpée, et je ne veux pas que tu me voies comme ça.