CHAPITRE XVII

Son Altesse royale, la princesse Danaé d’Élénie, était pensivement assise auprès d’une fenêtre, dans les étages supérieurs du château de sa mère. Le temps, dehors, était incertain, et un vent capricieux faisait voleter les feuilles mortes sur les pelouses ; on aurait dit des souris brunes. Danaé envisageait des stratégies, des options et des hypothèses tout en caressant distraitement son chat qui ronronnait.

Mirtaï était plantée à quelques pas de là dans le couloir, toute de cuir noir et d’acier poli vêtue, le visage figé dans une morne austérité, la main sur la poignée de son épée.

— Tu m’en veux toujours ? lui demanda Danaé sans même la regarder.

— Il ne m’appartient pas d’approuver ou de désapprouver les agissements de ma propriétaire, rétorqua Mirtaï d’un ton rigoureux.

— Oh, ça suffit. Viens ici.

Mirtaï s’approcha de sa petite maîtresse fantasque.

— À vos ordres, Altesse.

— Je vais essayer encore une fois. Écoute-moi bien, s’il te plaît.

— À vos ordres, Altesse.

— Ça commence à devenir agaçant, tu sais. Nous t’aimons, Mirtaï.

— Serait-ce, Votre Altesse, un pluriel de majesté ?

— Tu m’énerves, Mirtaï. Nous t’aimons tous et nous serions morts de chagrin si tu t’étais tuée. Si je t’ai parlé comme ça, c’était pour te remettre les idées à l’endroit, espèce de cruche.

— Je sais pourquoi vous avez fait ça, Danaé, mais étiez-vous obligée de m’humilier devant tout le monde ?

— Je te présente mes excuses.

— Vous ne pouvez pas faire ça. Vous êtes reine, et une reine ne s’excuse pas.

— Je peux si je veux, fit Danaé. C’est ce que je suis en train de faire, d’ailleurs.

Mirtaï éclata de rire et embrassa la petite fille.

— Vous ne serez jamais une vraie reine, Danaé.

— Bah, être reine, ça consiste à obtenir tout ce qu’on veut, et j’y arrive tout le temps, alors… Je ne vois pas pourquoi il me faudrait une couronne ou une armée pour si peu.

— Votre Altesse est une petite fille trop gâtée.

— Je sais, et si tu savais ce que c’est bon !

Puis la princesse entendit un murmure indistinct, presque imperceptible. Un murmure évidemment inaudible pour Mirtaï.

— Tu pourrais aller voir Mélidéré ? demanda-t-elle. Elle doit me chercher. C’est l’heure d’une de ces leçons pour filles, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.

— Elle donne des leçons de bonnes manières à l’usage de la cour et des personnages royaux, rectifia Mirtaï. Ce sont des choses qu’on se doit de connaître quand on veut être reine.

— Personnellement, je trouve ça nul. Enfin, va lui dire que je vous rejoins d’ici une minute.

Elle la regarda s’éloigner et appela tout bas, dans le vide :

— Qu’y a-t-il, Setras ?

— Les bonnes manières n’ont pas de secret pour toi, Aphraël, commença son cousin aux cheveux bouclés en apparaissant soudain à côté d’elle. Pourquoi continues-tu à prendre des leçons ?

— Pendant que Mélidéré fait ça, elle ne court pas le guilledou. Je me suis donné beaucoup de mal pour les rapprocher, Stragen et elle. Je n’aimerais pas qu’elle gâche tout en allant s’amuser ailleurs, ce qui pourrait arriver si elle commençait à s’ennuyer.

— C’est très important pour toi, hein ? fit Setras, l’air un peu intrigué. Pourquoi t’intéresses-tu à la façon dont ils se reproduisent ?

— Tu ne comprendrais pas, Setras. Tu es trop jeune.

— J’ai le même âge que toi.

— Oui, mais tu te fiches de ce que font tes adorateurs quand ils sont seuls.

— Je sais ce qu’ils font. C’est ridicule.

— N’empêche qu’ils ont l’air de trouver ça bien.

— Les fleurs font ça plus dignement, répondit-il avec un reniflement.

— Bon, c’est tout ce que tu avais à me dire ?

— Oh, j’allais oublier ! J’ai un message pour toi. Il y a un chevalier alcion – un de ceux qui me servent. Tu dois le connaître. Un type au visage lunaire appelé Tynian.

— Je vois.

— Bref, quand il est revenu de Chyrellos, il a pris tous les Pandions assez doués pour transmettre des messages et les a emmenés dans cette partie du monde de sorte qu’il n’y a plus personne parmi les chevaliers de l’Église pour te dire ce qui se passe au Zémoch.

— Je suis au courant. Anakha va en parler à Tynian. Que s’est-il passé au Zémoch ?

— Les chevaliers de l’Église ont eu une escarmouche avec Klæl. Un tiers d’entre eux auraient été tués.

Aphraël lâcha un chapelet de jurons démoniaques.

— Aphraël ! s’étrangla Setras. Tu ne devrais pas parler comme ça !

— La ferme, Setras. Tu ne pouvais pas me le dire tout de suite ?

— Cette autre chose m’intriguait, avoua-t-il. Ce n’est pas comme s’ils s’étaient tous fait tuer. Il en reste encore pas mal. Dans peu de temps ils seront aussi nombreux que s’il ne s’était rien passé. Ils sont incroyablement prolifiques.

— Je les aime tous, espèce d’emplâtre ! Je ne veux en perdre aucun.

— C’est de la gourmandise. C’est l’un de tes défauts, cousine. Tu ne peux pas tous les garder, tu le sais bien.

— À ta place, Setras, je ne parierais pas là-dessus. Je ne fais que commencer. C’est impossible ! fit-elle en levant les bras au ciel. Tu n’as même pas compris le message que tu devais me transmettre. Où sont les chevaliers de l’Église, en ce moment ?

— Ils traversent les steppes d’Astel central pour envahir la Cynesga. Ils risquent de retomber sur Klæl en arrivant là-bas. J’espère qu’ils ne se feront pas tuer jusqu’au dernier, ce coup-ci.

— Qui les commande ?

— Un serviteur de Romalic, un vieillard appelé Abriel. Enfin, c’est lui qui les commandait quand ils ont quitté Chyrellos, mais il s’est fait tuer au Zémoch, et il a été remplacé par un des grand prêtres de l’Église du Dieu élène, un Thalésien appelé Bergsten.

— J’aurais dû m’en douter. Bon, j’ai deux ou trois choses à voir avec Bergsten. Lui, au moins, il me fournira un compte rendu détaillé des événements.

— Moi qui espérais tant t’aider, protesta Setras, un peu vexé.

— C’est très bien, mon cousin, fit Aphraël, magnanime. Ce n’est pas ta faute si tu n’as pas suivi le déroulement des opérations.

— J’ai tellement de choses importantes en tête, Aphraël, répondit-il, sur la défensive. Passe me voir, un de ces jours ! J’ai fait, pas plus tard qu’hier, un coucher de soleil si joli que j’ai décidé de le garder.

— Setras ! Tu ne peux pas arrêter le soleil comme ça !

— Il n’y a personne qui habite là, Aphraël. On ne s’en rendra pas compte.

— Oh, Seigneur ! fit-elle en se prenant la tête à deux mains.

— Je te déçois, hein ? fit-il, la lèvre tremblante, et ses grands yeux lumineux s’emplirent de larmes. Moi qui fais tout ce que je peux pour que vous soyez fiers de moi, toi et les autres.

— Mais non, Setras, lui assura-t-elle. Je t’aime gros comme Ça.

— Alors tout va bien ? fit-il en se rassérénant.

— Tu es un cœur, Setras, dit-elle en l’embrassant. Allez, file. Il faut que je parle aux autres, maintenant.

— Tu viendras voir mon coucher de soleil ?

— C’est promis, mon cousin. Allez, vas-y, ordonna-t-elle, puis elle souleva Mmrr et lui souffla dans l’oreille. Réveille-toi !

Les yeux jaunes s’ouvrirent.

— Retourne à l’endroit où nous nichons. J’ai quelque chose à faire, dit la petite princesse en langue chat, et elle le déposa à terre.

Le chat arqua le dos, bâilla à se décrocher la mâchoire et s’éloigna docilement dans le couloir, la queue en point d’interrogation.

Danaé parcourut les environs du regard et s’assura, par tous ses sens, qu’elle était bien seule. Il y avait des tas de mâles humains dans les couloirs de ce château, et l’apparition d’une déesse nue excitait toujours les mâles humains. C’était très flatteur, évidemment, mais c’était aussi un peu déroutant pour une créature totalement dénuée d’instinct reproducteur. Elle avait beau faire, Aphraël ne comprenait pas que les hommes puissent manquer de discernement à ce point quand ils étaient mus par leurs pulsions.

La Déesse-Enfant reprit brièvement sa vraie personnalité et se divisa, redevenant les deux petites filles.

— Tu commences à grandir, Danaé, nota Flûte.

— Ça se voit déjà ?

— C’est sensible. Enfin, tu as encore du chemin à faire avant d’être adulte. Tu es vraiment sûre de vouloir subir tout ça ?

— Ça pourrait nous aider à les comprendre. Je parierais que Setras ne sait même pas qu’il faut un mâle et une femelle pour… enfin, tu vois ce que je veux dire.

— Setras n’est pas très brillant. Je peux t’emprunter Mirtaï ? demanda Flûte.

— Pour quoi faire ?

— Tu n’as pas vraiment besoin d’elle ici, et après ce qui s’est passé à Dirgis, j’aimerais qu’une personne de confiance monte la garde auprès de Séphrénia.

— Bonne idée. Allons parler avec Sarabian et les autres. Ils devraient pouvoir envoyer des messagers aux gens avec qui nous ne pouvons pas entrer en contact.

— Ce serait tellement plus pratique s’ils étaient tous à nous, commenta Flûte en hochant la tête d’un air entendu.

— Setras avait raison, fit Danaé en riant. Nous sommes peut-être un peu trop gourmandes, non ?

— Nous les aimons tous, Danaé. Je ne vois pas pourquoi ils ne nous aimeraient pas.

Les deux petites filles s’éloignèrent, main dans la main.

— Dis, Danaé, reprit Flûte, tu crois que Mirtaï aurait le vertige ?

 

— Le portrait de Talen était vraiment ressemblant, hein ? murmura Tynian.

— C’est incroyable, acquiesça Ulath. Ce garçon a vraiment du talent.

— Oui. Et en plus il dessine bien.

Ulath eut un petit rire. Puis il regarda les hommes groupés autour de Parok et entraîna Tynian un peu à l’écart.

— Parok leur donne ses instructions, murmura-t-il. L’Arjuni au pourpoint flamboyant parle au nom du roi Rakya.

— Sarabian va lui en vouloir à mort.

— Je ne serais pas surpris de voir d’ici peu un autre monarque sur le trône d’Arjuna, approuva Ulath.

— Qu’a dit Parok au sujet de Natayos ? Tu es sûr d’avoir bien compris ?

— Absolument. Juste avant sa prise de bec avec le duc de Milanis, Parok a dit que Scarpa voulait faire quitter Natayos à son armée avant la remise du dernier message à Émouchet. J’ai failli hurler de joie quand il a dit qu’ils allaient demander à Émouchet de s’y rendre pour l’échange.

— Il faut être prudent. Il se pourrait qu’ils gardent Ehlana ailleurs et ne l’amènent à Natayos qu’au dernier moment.

— Nous en aurons le cœur net quand Xanetia sera arrivée, répondit Ulath.

La porte s’ouvrit et un serviteur en livrée parut sur le seuil de la pièce.

— Un messager vient d’arriver de Natayos, annonça-t-il. Il a failli crever son cheval sous lui.

— Les chevaux ne coûtent pas cher. Fais entrer l’homme.

— Je ne sais pas, mais ce gaillard ne m’est pas sympathique, souffla Tynian.

— À moi non plus, répondit Ulath. Nous sommes bien invisibles, hein ? demanda-t-il en proie à un doute soudain.

— C’est ce que dit Ghnomb.

— Tu imagines la tête que ferait Parok s’il se faisait soudain découdre le ventre par un couteau invisible ?

— Lentement, précisa Tynian. Très, très lentement.

Le messager de Natayos était un Dacite dépenaillé qui entra dans la pièce en titubant d’épuisement.

— Ah, monseigneur ! fit-il en haletant. Loué soit le Ciel qui m’a permis de vous trouver !

— Parle, faquin !

— Je pourrais avoir un peu d’eau ?

— Parle d’abord, tu boiras après.

— Messire Scarpa m’ordonne de vous dire que l’homme que vous surveillez n’est pas Émouchet.

— Je vois que Scarpa a définitivement sombré dans la folie.

— Non, monseigneur. Zalasta l’a confirmé. Un dénommé Klæl – Ils disent que vous le connaissez – est allé voir l’homme à qui vous remettiez les messages, et d’après ce Klæl, l’homme au nez cassé ressemblerait à Émouchet, mais ce ne serait pas lui.

Parok lâcha un chapelet de jurons.

— Ça fiche tout par terre, grommela Tynian. Il faut prévenir Aphraël. Bérit et Khalad sont en danger.

— Scarpa a-t-il tué la femme d’Émouchet ? s’enquit le baron Parok.

— Non, monseigneur. Zalasta l’en a empêché. Je dois vous dire de ne pas laisser savoir à l’imposteur que nous sommes prévenus de son stratagème. Zalasta a besoin d’un peu de temps pour mettre les prisonnières en sûreté. Il veut que vous poursuiviez comme si de rien n’était. Il vous préviendra quand vous pourrez tuer l’homme qui se fait passer pour Émouchet.

— Zalasta a donc repris le commandement ?

— Oui, monseigneur. Messire Scarpa est… un peu perturbé.

— Dis qu’il a complètement déjanté, tu seras plus près de la vérité. J’ai toujours pensé qu’il ne faudrait pas grand-chose pour le faire basculer dans la folie, marmonna-t-il en arpentant la pièce. Enfin, ça vaut probablement mieux comme ça. Zalasta est peut-être un Styrique, mais au moins il a toute sa tête. Retourne lui dire que j’ai bien reçu son message et que je ne ferai rien pour déranger ses plans. Fais-lui savoir que je n’ai jamais eu la moindre considération pour Scarpa et assure-le de ma loyauté.

— Je n’y manquerai pas, messire.

Le duc de Milanis traversa la pièce et s’approcha de la fenêtre.

— Au nom du Ciel, quelle est cette horrible odeur ? s’exclama-t-il.

Tynian se retourna et vit l’énorme Troll planté juste derrière eux.

— Bhlokw, souffla-t-il, il n’est pas bon que tu entres ainsi dans le repaire des hommes-choses.

— C’est Khwadj qui m’envoie, expliqua Bhlokw. Il en a assez d’attendre. Il veut brûler les malfaisants tout de suite.

La grisaille environnante s’emplit soudain de fumée et la présence énorme du Dieu du Feu fut parmi eux.

— Ta chasse prend trop de temps, Ulath-de-Thalésie. As-tu trouvé des malfaisants ? Dans ce cas, indique-les-moi. Je les ferai brûler pour l’éternité.

Tynian et Ulath échangèrent un long regard. Puis Tynian eut un sourire carnassier.

— Allez, on le fait, dit-il.

— On ne va pas s’en priver, approuva Ulath. Notre chasse a été couronnée de succès, Khwadj, dit-il en regardant le Dieu du Feu qui vacillait près de lui. Nous avons trouvé l’un de ceux qui ont enlevé la compagne d’Anakha. Tu peux dès maintenant le faire brûler pour l’éternité. Mais nous en chassons d’autres en ce moment, et nous craignons qu’ils ne nous échappent si nous les effrayons. Ghnomb pourrait-il emmener dans le Non-Temps celui que nous avons trouvé ? Si tu le faisais brûler dans le Non-Temps, les autres membres de son troupeau ne prendraient pas la fuite en sentant la fumée et en entendant ses cris de douleur.

— C’est bien pensé en vérité, Ulath-de-Thalésie, acquiesça Khwadj. Je vais parler à Ghnomb. Il fera en sorte qu’il se consume à jamais dans le Non-Temps. Lequel dois-je faire brûler ?

— Celui-ci, répondit Ulath en indiquant le baron Parok.

Le duc de Milanis resta un pied en l’air, changé en statue. Le baron Parok continuait à déambuler dans la pièce sans remarquer que tous, autour de lui, s’étaient figés.

— Nous devrons user des plus grandes précautions, dit-il, puis, en se retournant, il faillit trébucher sur le messager épuisé. Écarte-toi de mon chemin, imbécile ! lança-t-il.

L’homme ne bougea pas.

— Je t’ai dit de transmettre un message à Zalasta, écuma Parok. Que fais-tu encore ici ?

Il frappa le messager en plein visage et poussa un cri de douleur. C’était comme si sa main s’était écrasée sur un bloc de pierre. Il regarda autour de lui, affolé.

— Qu’avez-vous tous ? demanda-t-il d’une voix rendue stridente par la terreur.

— Que dit-il ? demanda Khwadj de sa terrible voix.

Parok regarda l’immense Dieu des Trolls, poussa un cri et courut vers la porte, épouvanté.

— Il ne comprend pas qu’il est dans le Non-Temps, expliqua Ulath, en langue trolle.

— Il faut qu’il réalise le pourquoi de son châtiment, déclara Khwadj. Peut-être que si tu lui parlais en bruits d’oiseau, comme font les hommes-choses… ?

— Je vais faire en sorte qu’il comprenne, promit Ulath.

— Ce serait bien, oui. Parle-lui.

Parok flanquait de grands coups de poing dans la porte qui ne voulait pas bouger.

— Ça ne sert à rien, mon pauvre vieux, fit Ulath. Le destin vient de te jouer un très mauvais tour. Ce grand gaillard avec la fumée qui lui sort par les oreilles est Khwadj, l’un des Dieux des Trolls. Il t’en veut d’avoir enlevé la reine Ehlana.

— Qui êtes-vous ? hurla le baron, terrifié. Que se passe-t-il ici ?

— Tu viens d’arriver sur le lieu de ta damnation éternelle, répondit Tynian. Tu n’as peut-être pas entendu, mais Khwadj a une dent contre toi. Les Trolls ont un sens moral élevé. Les enlèvements contre rançon, les empoisonnements, toutes ces choses auxquelles nous sommes habitués les dérangent énormément. Il y a quand même un petit avantage : tu vas vivre éternellement. Tu ne mourras jamais.

— Que voulez-vous dire ?

— Tu vas voir.

— Il a compris, maintenant ? demanda Khwadj avec impatience.

— Nous pensons que oui, répondit Ulath en langue trolle.

— Parfait.

Khwadj s’approcha implacablement du Dacite qui se recroquevillait devant lui, tendit son énorme patte et la lui appliqua sur le crâne.

— Brûle ! gronda-t-il.

Le baron Parok poussa un cri rauque. Puis ce fut comme si son visage se fendait, et des flammes incandescentes en jaillirent. Son pourpoint commença à fumer, prit feu, sa poitrine s’embrasa. Et pas un instant il ne cessa de hurler.

Il avait encore forme humaine, mais il n’était plus que flammes, à présent. Il brûlait sans se consumer, en dansant et en braillant de douleur.

Khwadj flanqua un coup de son énorme patte sur la porte qui vola en éclats incandescents.

— Cours ! ordonna-t-il dans un rugissement. Cours pour toujours et brûle à jamais !

Le Dacite en flammes s’enfuit en hurlant.

 

Les habitants de la ville d’Arjun, figés dans un éternel présent, ne voyaient pas le spectre embrasé qui courait dans leurs rues silencieuses. Ils n’entendaient pas ses cris d’agonie. Ils ne le virent pas fuir vers la rive du lac.

Le baron Parok courait, transformé en flammes, une traînée de fumée noire, huileuse, dans son sillage. Arrivé aux docks, il se rua, en brûlant de plus belle, sur une jetée qui s’avançait sur les eaux noires de la mer d’Arjun. Arrivé au bout du quai, il plongea, avide de s’immerger dans l’eau qui, pensait-il, étancherait ses douleurs. Mais la surface du lac était figée comme le temps lui-même. Elle resta aussi dure que le diamant. Le spectre de feu poussa un hurlement de frustration, s’agenouilla sur la surface étincelante et cogna dessus des deux poings en suppliant qu’on le laisse s’engloutir dans sa fraîcheur bénie. Puis il se releva d’un bond, mû par un ordre terrible du Dieu des Trolls. Il repartit en poussant des cris d’agonie et traversa en courant la surface de cristal noir.

La torche humaine se réduisit à un point incandescent dans le lointain et l’infinie solitude de sa plainte se perdit dans la nuit indifférente.

 

— Je voudrais bien qu’Émouchet revienne, murmura Talen en grimpant les marches déglinguées. Nous avons des choses importantes à lui dire, et sans lui nous n’avons aucun moyen de transmettre ces informations aux autres.

— Nous n’y pouvons rien pour le moment, répondit Stragen. Voyons comment Valash prendra l’histoire que tu lui as concoctée. Reste dans le vague jusqu’à ce que nous voyons de quel côté il va bondir.

— D’ici deux minutes, tu vas m’apprendre à faire les poches à un quidam.

— C’est bon, soupira Stragen. Je te demande pardon. Je reconnais humblement que tu sais ce que tu fais.

— Oh, merci, Vymer ! fit Talen avec un feint enthousiasme. Merci, merci infiniment !

— Toi, tu as passé trop de temps avec la princesse Danaé, marmonna aigrement Stragen. J’espère qu’elle t’épousera. Tu ne l’auras pas volé.

— Que des betteraves te poussent dans le ventre, Stragen ! Et puis il n’y a rien à craindre ; je cours plus vite qu’elle.

— Ça ne suffit pas toujours, Reldin. Moi aussi, je croyais savoir courir, et Mélidéré m’a coupé les pattes d’un seul mot.

— Ah bon ? Et quel mot ?

— Fortune, mon jeune ami. Elle m’a fait miroiter une immense fortune, et en or encore.

— Tu t’es vendu pour de l’or, Stragen ? fit Talen d’un ton accusateur. Tu as trahi tous les célibataires du monde pour de l’or ?

— Tu n’en aurais pas fait autant, peut-être ?

— C’est une question de principe, répondit Talen d’un ton supérieur. Je ne me vendrais pas, même pour une fortune.

— Mouais. On verra ce que Danaé t’offrira, pauvre innocent. Si tu te mets à courir tout de suite, tu as peut-être une chance de lui échapper, mais j’en doute. Je connais ton père ; il y a une certaine faiblesse dans la famille. Danaé finira par t’avoir, Talen. Tu n’as pas une chance.

— Bon, si on parlait d’autre chose ? C’est très déprimant.

Stragen éclata de rire et ils franchirent la porte, en haut des marches.

Valash était assis à la maigre lueur d’une unique chandelle et il écoutait avec résignation Ogerajin débiter un chapelet ininterrompu de phrases décousues.

— Il ne va pas mieux, on dirait, nota Stragen en s’approchant.

— Il n’ira jamais mieux, Vymer, soupira Valash. J’ai déjà vu les ravages de ce mal. Ne vous approchez pas trop. Il est extrêmement contagieux, à ce stade.

— Sûr que j’ai pas envie d’attraper ce qu’il a, fit Talen en frissonnant.

— Vous avez quelque chose pour moi ? demanda Valash.

— Faut voir, maître Valash, répondit Talen avec circonspection. Je ne suis pas très sûr de l’origine de mon information, mais vous voudrez peut-être la transmettre quand même à Panem-Dea. Ça les concerne assez directement, alors ils feraient peut-être bien de prendre des précautions.

— Dites toujours, fit Valash.

— Voilà : j’ai entendu deux soldats arjunis bavarder dans une taverne, près du front de mer. De vrais soldats, pas de ceux que messire Scarpa a enrôlés, je veux dire. Ils parlaient des ordres qui venaient de leur parvenir d’Arjuna. Eh bien, ils s’apprêteraient à mener campagne dans la jungle. Ils monteraient une attaque sur le campement de Scarpa, à Panem-Dea.

— Impossible ! fit Valash dans un reniflement.

— L’ordre aurait été envoyé à leurs officiers par le roi Rakya en personne. Il se pourrait, évidemment, qu’il y ait eu une erreur de transmission, mais ils étaient convaincus que l’armée arjunie s’apprêtait à attaquer les forces de Scarpa. Je me suis dit que je devais vous prévenir.

— Ces soldats étaient ivres, Reldin. Le roi Rakya est notre allié.

— Vraiment ? Eh bien, dans ce cas, il devrait le faire savoir à ses hommes. Les deux que j’ai entendus ne parlaient que du butin qu’ils allaient rapporter de Panem-Dea.

— La reine arrive à Panem-Dea, chantonna soudain Ogerajin d’une voix geignarde, sur l’air d’une vieille berceuse. La reine arrive à Panem-Dea.

Puis il éclata d’un rire grinçant.

— Du calme, maître Ogerajin, dit Valash d’un air chagrin, en jetant à Stragen et Talen un coup d’œil angoissé.

— La reine arrive à Panem-Dea, dans une voiture fermée, caqueta Ogerajin.

— N’écoutez pas ce qu’il raconte, dit un peu trop vite Valash. Il délire.

— Il a vraiment perdu la tête, hein ? nota Stragen.

— Six chevaux blancs et des roues d’argent…, chantonnait Ogerajin.

— Vous avez déjà entendu de telles bêtises ? demanda Valash avec un pauvre petit rire.

— Notre présence doit le perturber, suggéra charitablement Stragen. Il finit tout de même par s’endormir, en fin de journée ?

— Généralement, oui, confirma Valash.

— Bon, eh bien, à partir de maintenant, nous viendrons après minuit. Quand il dormira.

— Je préférerais, Vymer, confirma Valash en les regardant d’un air ennuyé. Il n’a pas toujours été comme ça, vous savez. C’est la maladie.

— C’est sûr. Il raconte n’importe quoi.

— Absolument. Il a complètement perdu l’esprit. Je vous conseille d’oublier cette stupide chanson, fit Valash en péchant quelques pièces dans sa bourse. Tenez. Revenez quand il dormira.

Les deux voleurs s’inclinèrent bien bas et sortirent.

— Il était nerveux, hein ? nota Talen en descendant l’escalier.

— Fallait qu’il soit rudement troublé pour puiser comme ça dans sa bourse !

— Bon, où on va ? demanda Talen en arrivant au pied de l’escalier.

— Nulle part pour le moment. Tu ne le répéteras pas, hein ?

— Quoi donc ?

Mais Stragen baragouinait déjà dans une langue gutturale, en décrivant des mouvements compliqués avec ses doigts.

Talen le vit ouvrir les mains et esquisser le geste de lancer un pigeon en l’air. Son regard devint distant, ses lèvres remuèrent sans bruit pendant un instant, puis il eut un sourire.

— Elle était sacrement surprise, dit-il. Allons-y.

— Que s’est-il passé ? demanda Talen.

— Je viens d’informer Aphraël de ce que nous avons découvert, répondit Stragen en haussant les épaules.

— Toi ? Et depuis quand connais-tu la magie styrique ?

— Ce n’est pas si compliqué, répondit Stragen avec un grand sourire. J’ai vu Émouchet le faire assez souvent, et je parle styrique, après tout. Les gestes étaient un peu compliqués à retenir, mais Aphraël m’a donné quelques tuyaux. Je ferai mieux la prochaine fois.

— Comment pouvais-tu savoir que ça marcherait ?

— Je n’en savais rien. Mais je me suis dit qu’il était temps d’essayer. Aphraël était très fière de moi.

— Tu viens de te porter volontaire pour la servir, tu sais ? Tu es son esclave, maintenant. Elle te tient.

— Et alors ? répliqua Stragen. Il y a pire. Aphraël est une petite voleuse, comme moi, alors nous sommes faits pour nous entendre. Bon, on y va ?