CHAPITRE VII
 
Une étrange histoire

img19.png

POUR CETTE PREMIÈRE JOURNÉE de plein air, les enfants ne tentèrent pas de faire du ski. Ce sport exigeait une trop grande dépense physique et ils se sentaient les jambes encore peu solides. Aussi se contentèrent-ils de sortir leurs luges. En se laissant glisser sur les pentes neigeuses, et sans se fatiguer outre mesure, ils allaient tout à la fois respirer l’air pur de la montagne et goûter aux joies de la vitesse. Quel plaisir en perspective !

Mick prît Claude avec lui et Annie monta derrière François. Il n’y avait pas de place pour Dagobert.

« Tu n’auras qu’à courir derrière ! cria François au chien. Un, deux, trois, partons… ! »

Les deux luges s’ébranlèrent à la fois, faisant jaillir la neige sur leur passage, à la grande joie des enfants.

François arriva le premier au bas de la pente, car la luge de Mick fut victime d’un léger accident : elle accrocha une racine cachée sous la neige et se renversa tout d’un coup. Claude et Mick allèrent piquer une tête droit dans un tas de neige et en émergèrent, clignant des yeux, s’ébrouant et riant.

Dagobert, de son côté, se sentait très en train. Il s’était mis à courir derrière les luges, ennuyé de sentir ses pattes s’enfoncer dans la neige molle, et aboyant de toutes ses forces. Il fut stupéfait de voir Claude et Mick projetés dans l’espace et se précipita vers eux pour les aider à sa manière : en les débarbouillant à grands coups de langue.

« Voyons, Dago ! Pousse-toi un peu ! s’écria Mick que le chien venait de faire tomber pour la seconde fois. Claude, fais-le tenir tranquille, je t’en prie. Il est déchaîné. »

Claude réussit à calmer Dagobert et l’on se mit à remonter les luges jusqu’au haut de la pente. Puis ce fut de nouveau la descente à vive allure. Bientôt les quatre enfants eurent les joues toutes rouges et commencèrent à transpirer sous leurs chauds vêtements. La fatigue, d’ailleurs, se faisait peu à peu sentir. À midi, ils rentrèrent pour déjeuner, après quoi ils reprirent leurs jeux.

« Je n’en peux plus, avoua Annie au bout d’un moment. Si tu veux continuer, François, tu serais obligé de remonter la luge tout seul.

— Ma foi, j’en ai assez moi aussi, déclara François, haletant. Hé, Mick ! Annie et moi préférons nous arrêter. Nous grimpons une dernière fois en haut de cette côte pour nous y reposer tout en vous regardant de loin.

— Oh ! Nous nous arrêtons aussi ! » répondirent en chœur Mick et Claude, qui n’étaient pas fâchés de souffler un peu.

Dagobert lui-même apprécia la halte. Il avait chaud et tirait la langue.

Les Cinq s’assirent donc sur une hauteur et se mirent à dévorer des sandwiches qu’Annie avait pris la précaution d’emporter. François adressa un sourire aux trois autres.

« Quel dommage que maman ne puisse pas nous voir en ce moment ! dit-il. Nous avons des mines splendides et aucun de nous n’a toussé depuis un bon moment. En revanche, je parie que nous aurons tous des courbatures demain matin ! »

Mick ne parut pas entendre. Il examinait avec attention la pente opposée, qui leur faisait face.

« J’aperçois la maison que je t’ai signalée hier, François, déclara-t-il soudain. On voit nettement sa cheminée.

— Tu as de bons yeux, estima Claude. Je distingue bien quelque chose, mais, avec toute cette neige, je ne pourrais pas jurer qu’il s’agit bien d’une maison.

— Si j’allais chercher les jumelles de Mick ? proposa Annie. Attendez, je reviens tout de suite… »

Elle courut au chalet et reparut bientôt, les jumelles à la main. Mick les prit, les porta à ses yeux et, après les avoir réglées, examina la colline en face.

« J’ai raison, dit-il enfin. C’est une maison… et je suis presque certain qu’il s’agit du Vieux Château… vous savez, celui où nous avons échoué l’autre soir.

— Si nous le savons ! soupira Annie qui n’était pas près d’oublier sa frayeur. S’il te plaît, Mick, passe-moi tes jumelles. Je voudrais bien voir moi aussi !… Oh ! Mais oui, tu ne t’es pas trompé. Je reconnais le Vieux Château à ses tours…

Quel endroit sinistre ! Cet écriteau qui interdit de s’approcher ! Ce chien qui aboie ! Je me demande comment une vieille dame peut habiter là toute seule ! »

Au même instant Dagobert se mit à aboyer, le museau pointé vers le sentier.

« C’est peut-être Miette qui vient par ici ! » murmura François d’un ton plein d’espoir.

Mais ce n’était pas Miette. Les enfants aperçurent une femme de petite taille, toute menue, habillée comme une paysanne. Elle portait un châle sur la tête. Ses vêtements étaient d’une propreté rigoureuse. Elle marchait d’un pas rapide.

En apercevant François, Mick, Claude et Annie, la nouvelle venue ne manifesta aucune surprise. Elle s’arrêta et leur dit « Bonjour », de la façon la plus naturelle du monde.

Puis elle se tourna vers Mick et François.

img20.png

« C’est vous les deux garçons dont ma petite Miette m’a parlé hier soir, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Est-ce que vous logez au chalet des Gouras ?

— Oui, madame, répondit poliment François. Nous devions habiter à la ferme même, mais notre chien s’est battu avec ceux du fils de la fermière. C’est pour cela que nous sommes montés ici. L’endroit nous plaît beaucoup. La vue est magnifique. »

La femme serra un peu plus son châle qui descendait jusque sur ses maigres épaules et soupira :

« Si vous voyez ma petite Miette, dites lui de ne pas rester dehors cette nuit, voulez-vous ? Elle et son chevreau ! Ah ! Je peux dire qu’elle me cause du souci. Parfois, je me demande si elle n’a pas le cerveau un peu dérangé… comme la vieille dame qui vit là-bas, ajouta-t-elle en désignant du doigt la colline opposée où se dressait le Vieux Château.

— Savez-vous quelque chose au sujet de cette maison ? demanda François qui sentait sa curiosité s’éveiller. Nous nous sommes égarés en venant à la Ferme des Joncs, l’autre soir, et nous sommes arrivés juste devant le portail du Vieux Château…

— Et je suis bien sûre que vous n’avez pas pu y entrer ! coupa la maman de Miette. L’écriteau sur la porte et tout le reste !… Dire qu’autrefois j’allais là-bas trois fois par semaine pour faire le ménage et apporter des provisions. On ne m’y témoignait que de la bonté, alors ! Mais les temps ont bien changé. À l’heure qu’il est, la vieille Mme Thomas — c’est le nom de la propriétaire — n’accepte de voir personne. Enfin, personne du pays. Elle ne consent à recevoir que les amis de son neveu. Pauvre femme… Les gens d’ici affirment qu’elle est un peu « dérangée ». Moi, je le crois volontiers. Sans ça, elle ne me fermerait pas sa porte, à moi qui l’ai servie durant tant d’années ! »

Ce que racontait la maman de la petite Miette excitait au plus haut point l’intérêt des enfants.

« Pourquoi cette Mme Thomas ne veut-elle même pas qu’on s’approche de sa propriété ? demanda François. Pourquoi a-t-elle fait mettre cet écriteau ? Et pourquoi se fait-elle garder par un chien si féroce ?

— Ah ! voilà ! murmura la montagnarde. Voyez-vous, mon jeune monsieur, tous les anciens amis de la vieille dame aimeraient bien savoir ce qui se passe derrière ses murs. Mais personne ne franchit plus la porte du Vieux Château, désormais. La maison elle-même est devenue aussi étrange que sa propriétaire. On y entend des bruits la nuit. On voit comme des brouillards qui s’en élèvent. On aperçoit aussi des lueurs tremblotantes… »

François commença à se dire que c’était là un conte à dormir debout, inventé de toutes pièces par les villageois furieux de se voir refuser l’entrée du château. Il ne put s’empêcher de sourire d’un air incrédule.

« Oh ! Vous pouvez rire, jeune homme ! s’écria la montagnarde, vexée. Mais je vous assure que, depuis le mois d’octobre dernier, il se passe de drôles de choses dans le coin. J’ai vu moi-même de grands camions entrer et sortir de là-bas à la nuit noire. Et pourquoi, voilà ce que j’aimerais savoir ! Mais je le devine, allez… Si vous voulez mon avis, c’est pour emporter les meubles, les tableaux, les objets précieux de cette pauvre chère madame… Elle était douce et bonne, et à présent tout le monde se demande ce qui est en train de lui arriver ! »

Des larmes perlèrent aux yeux de la maman de Miette. Elle les essuya d’un geste furtif.

« Je ne devrais pas vous raconter tout ça, marmonna-t-elle. Vous êtes bien jeunes. Je ne voudrais pas vous effrayer et vous donner de mauvais rêves cette nuit.

— Non, non, n’ayez aucune crainte, la rassura François, amusé qu’elle pût croire qu’un conte de bonne femme ait le pouvoir de leur faire peur. Mais parlez-nous plutôt de Miette.

— Ah ! Cette enfant ! Je ne peux rien en faire, en vérité ! soupira la mère. Elle court le pays sans qu’on puisse la raisonner. Elle fait l’école buissonnière pour aller voir son père… Mon mari est berger et garde les moutons là-haut, peut-être le savez-vous… Parfois, elle passe des nuits entières sans rentrer à la maison. Dieu sait où elle dort ! C’est une vraie petite sauvage. Même en lui promettant des corrections on ne peut rien obtenir d’elle. Elle vagabonde seule tout le temps. Elle parle à son chevreau et à son chien comme à des êtres humains. Mais moi, c’est à peine si je peux lui arracher deux mots à la suite ! » ajouta-t-elle avec colère.

img21.png

François se leva.

« Eh bien, madame, si nous voyons Miette, nous lui conseillerons de rentrer tout droit chez vous. De votre côté si vous passez à proximité de la Ferme des Joncs, voudriez-vous avoir la gentillesse de dire à Mme Gouras que nous allons tous bien et que nous nous amusons beaucoup à faire de la luge ? »

La maman de Miette se chargea volontiers de la commission. Puis, sur un bref « au revoir » aux enfants, elle se mit à dévaler le sentier, de son pas rapide et sûr de montagnarde.

Mick la suivit un moment des yeux. Puis, il hocha la tête.

« Elle nous a dit des choses bizarres, tu ne trouves pas, François ? demanda-t-il à son frère. Crois-tu qu’il s’agisse de simples ragots de village ou penses-tu qu’il y ait une part de vérité dans son récit ?

— Oh !… ce ne sont que des racontars, bien sûr ! » répondit François.

À la vérité, le jeune homme était surtout soucieux de ne pas effrayer Annie qui avait paru mal à l’aise tout le temps que la maman de Miette avait parlé. La fillette était impressionnable et il fallait éviter que son imagination se mette à travailler.

« Quelle étrange famille ! fit remarquer Claude. Un berger qui passe son temps loin de chez lui, dans la montagne… une petite fille qui vagabonde à travers le pays en compagnie d’un chien et d’un chevreau… et une mère qui vient nous débiter des histoires sans queue ni tête ! »

Mick regarda autour de lui.

« Dites donc, vous autres ! s’écria-t-il en se mettant debout à son tour. La nuit commence déjà à tomber. Je propose que nous rentrions au chalet !

— C’est ça ! s’exclama Annie. Nous allumerons le plus grand des poêles à pétrole et nous nous chaufferons. Je sens le froid. Depuis le temps que nous sommes immobiles ici ! Là-haut, il fera bon.

— En attendant, conseilla François, retiens-toi de tousser si tu peux, pour ne pas t’irriter la gorge. Allons, Dagobert ! Arrive ! Nous rentrons ! »

Les Cinq se mirent en route et eurent vite fait de rallier le chalet. Le poêle à pétrole répondit à ce qu’on attendait de lui : bientôt une douce chaleur régna dans la salle commune et une grosse lampe — à pétrole également — éclaira la scène paisible des enfants réunis autour de la table.

« Et maintenant, à quoi allons-nous jouer ? questionna Mick. Il est encore trop tôt pour songer à dîner.

— Nous pourrions jouer aux « mariages » ! suggéra Annie.

— D’accord ! acquiesça Claude. Nous avons eu une bonne idée d’apporter des cartes. »

Les enfants firent plusieurs parties à la suite, mais ne tardèrent pas à en avoir assez. Ils n’avaient que trop eu l’occasion de s’amuser à des jeux assis pendant la période de réclusion que leur avait value leur grippe.

Mick, qui se sentait des fourmis dans les jambes, finit par se lever pour se les dégourdir un peu. Il alla jusqu’à la fenêtre et scruta les ténèbres qui, maintenant, enveloppaient le chalet et dérobaient aux regards la vue des collines couvertes de neige.

Soudain, le jeune garçon écarquilla les yeux de surprise. Il demeura un moment silencieux puis, sans tourner la tête, se décida à alerter les autres.

« Vite ! leur cria-t-il. Venez voir !… Regardez de ce côté… Je n’ai pas la berlue, n’est-ce pas ? Dites-moi un peu ce que cela signifie ! Avez-vous jamais rien vu d’aussi extraordinaire ? »

D’un seul élan, François, Claude et Annie se précipitèrent vers la fenêtre.

img22.png