CHAPITRE III
 
Des nouvelles du Vieux Château

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CETTE NUIT-LÀ, les enfants dormirent si bien qu’ils ne se réveillèrent pas une seule fois. Et s’il leur arriva de tousser dans leur sommeil, ils n’en eurent même pas conscience. C’est à peine s’ils se retournèrent une fois ou deux dans leur lit.

Seul Dagobert ouvrit un œil de temps en temps, comme il le faisait toujours quand il couchait pour la première fois dans une maison étrangère.

À un moment donné, une bûche aux trois quarts brûlée s’écroula dans l’âtre et le chien sursauta au bruit. D’un œil morne, il considéra la flamme crépitante, tendît l’oreille au ululement lointain d’une chouette, puis se rendormit, blotti contre Claude. Mme Gouras avait beau aimer les chiens, peut-être n’aurait-elle pas été enchantée si elle l’avait vu ainsi, ronflant sur le couvre-pieds.

François fut le premier à se réveiller le lendemain matin. Les divers bruits de la ferme lui parvinrent à travers la fenêtre close : deux valets s’interpellaient, les vaches meuglaient, les chiens se mirent à aboyer les uns après les autres puis tous à la fois. De leur côté, poules et canards menaient grand tapage. François éprouvait une agréable, sensation à rester couché, bien au chaud, tandis que tout s’agitait au-dehors.

Il consulta sa montre et, à sa grande surprise, s’aperçut qu’il était déjà presque neuf heures. Qu’est-ce que Mme Gouras devait penser de ses jeunes pensionnaires ?

François sauta du lit et réveilla Mick.

« Debout, mon vieux ! Il est tard, tu sais ! Dépêchons-nous de nous débarbouiller ! »

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« Debout, mon vieux ! Il est tard, tu sais ! »

L’eau était encore tiède au coin du feu et les garçons eurent vite expédié leur toilette. Il faisait bon dans la chambre et le soleil brillait au dehors. Cependant la neige avait dû tomber en masse pendant la nuit : tout était blanc alentour.

« Quelle chance ! commenta François en regardant par la fenêtre. Nous pourrons faire de la luge. Allons réveiller les filles, Mick. »

Mais Claude et Annie étaient déjà debout, car Dagobert s’était agité et avait gémi dès qu’il avait entendu les garçons remuer.

Claude, ce matin-là, se sentait reposée et en train.

« Et toi, Annie, comment te sens-tu ? demanda-t-elle à sa cousine.

— Très en forme, répondit Annie.

— Sais-tu qu’il est neuf heures ? Nous avons dormi plus de douze heures… presque un record !

— Ouah ! fit Dagobert en regardant avec impatience du côté de la porte derrière laquelle les garçons attendaient.

— Oui, oui, mon chien ! dit Claude en riant. Tu réclames ton déjeuner, pas vrai ! Mais j’ai aussi faim que toi. Je ne sais pas si c’est l’air de la montagne, mais je me sens déjà un appétit monstre… Tu es prête, Annie ? Allons retrouver les autres. »

Les quatre enfants dévalèrent l’escalier et se précipitèrent dans la salle à manger où un bon feu de bois pétillait dans la cheminée. La table du déjeuner était toute prête. Sur la nappe à damiers rouges et blancs ils aperçurent une miche de pain croustillante, flanquée d’une jatte de crème et d’un pot de confitures de fraises.

Mme Gouras entra presque aussitôt et sourît à ses jeunes pensionnaires, qui la saluèrent en chœur.

« Bonjour, bonjour, mes enfants, répondit-elle. Je crois que vous allez vous amuser aujourd’hui. La neige est tombée toute cette nuit. Mais avant de sortir il vous faut bien manger. Voyons, qu’aimeriez-vous pour déjeuner ?

— De grosses tartines de beurre, répondit François, approuvé par les trois autres. Et aussi de cette bonne confiture que je vois sur la table.

— Bien sûr, mon garçon, et aussi du miel de nos ruches si vous l’aimez. Mais j’ai mieux à vous proposer. Que diriez-vous de chaussons aux pommes tout chauds ? Je viens de les retirer du four à l’instant même. Quant à mon café au lait, vous m’en direz des nouvelles. Vous pourrez y ajouter de la crème fraîche. Nos vaches sont les meilleures laitières de la région. Je vais vous servir tout de suite…

— Comme nous allons nous régaler ! s’écria Annie en prenant place à la table.

— Ouah ! » jeta soudain Dagobert en se précipitant vers la fenêtre pour essayer de voir les chiens qu’il entendait aboyer.

Claude se mit à rire.

« Attention, Dag ! Il faudra te rappeler que tu es un invité ici, et être bien gentil avec les toutous de la ferme quand tu les rencontreras. Conduis-toi en chien bien élevé. Ne te jette pas sur eux et n’aboie pas trop fort. »

Mick jeta à son tour un coup d’œil par la fenêtre.

« Ce sont de gros chiens de berger, dit-il. Avec eux, les moutons doivent être bien gardés. Au fait… je me demande à quelle race peut bien appartenir le chien qui a aboyé contre nous hier soir… vous savez, celui qui se trouvait derrière le portail du Vieux Château ?

— Je ne suis pas près de l’oublier, murmura Annie avec un frisson. J’avais l’impression de vivre un cauchemar… ce chemin perdu, cette obscurité, l’écriteau avec « Défense d’approcher », personne à qui demander notre route… et pour finir ce chien invisible qui menait un train d’enfer derrière la porte ! Quelle désagréable soirée !

— Heureusement que tout s’est bien terminé répondit Mick.

Au même instant, Mme Gouras, qui avait disparu en direction de la cuisine, revint, porteuse d’un plateau chargé de bonnes choses.

« Nous sommes quatre et vous apportez de quoi nourrir au moins huit personnes, fit remarquer François en riant. Il est vrai que Dagobert est là aussi et que M. Janon va sans doute se joindre à nous.

— Non, expliqua la fermière en disposant la cafetière sur la table. M. Janon a déjà déjeuné. Il est en train de vérifier sa voiture avant de partir. Ah !… voici mon fils Joanès », ajouta Mme Gouras en se tournant vers la porte.

Les enfants dévisagèrent le jeune homme qu’ils avaient à peine entrevu la veille. Son apparence formidable les intimida un peu. De stature gigantesque, Joanès possédait une masse de cheveux bruns en désordre, des yeux bleus très brillants et une bouche aux lignes fermes.

« Bonjour, monsieur », dirent en chœur François et Mick.

Joanès leur lança un coup d’œil rapide et répondit par un simple signe de tête. Claude et Annie, qui s’étaient ressaisies, lui adressèrent des sourires polis et le jeune homme les salua à leur tour, mais toujours sans prononcer un seul mot. Après quoi il s’en alla.

« On ne peut pas dire que mon fils soit très bavard, commenta paisiblement Mme Gouras tout en versant du lait aux enfants. Certes non, il n’est pas causant, mon Joanès. Mais quelle voix quand il est en colère ! Si je vous dis qu’on l’entend alors à un kilomètre à la ronde vous n’allez pas me croire. Et pourtant, c’est la vérité ! Je vous assure que les moutons et les chiens l’écoutent quand il se met à crier ! »

En fait, les enfants n’avaient aucune peine à croire la brave femme. Joanès leur semblait assez redoutable. « Un ours », songeait Claude.

« Ce sont ses chiens que vous entendez aboyer comme ça, continuait cependant la fermière. Trois d’entre eux, du moins. Ils suivent mon Joanès partout. Lui, il les adore. Il se soucie d’ailleurs bien plus des chiens que des gens. Il en possède quatre autres, qui gardent nos moutons sur les hauteurs voisines en ce moment. Et, savez-vous ? Si Joanès allait dans la cour et les appelait de sa voix de stentor, ces quatre chiens l’entendraient et quitteraient le troupeau pour accourir ici comme des flèches. »

Cet exploit du gigantesque Joanès n’était pas pour surprendre les enfants : rien ne leur semblait impossible de la part de cet étrange personnage. Ils en venaient presque à souhaiter entendre la voix puissante dont on leur vantait la portée.

François, Mick, Claude et Annie déjeunèrent de bon appétit. Ils trouvèrent le pain et le beurre cent fois meilleurs que ceux qu’on leur servait à la ville.

« Maman serait contente de nous voir dévorer ! dit Annie. As-tu pensé à lui téléphoner que nous étions bien arrivés, François ?

— M. Janon s’en est chargé pour moi, répondit son frère. Et demain, à son retour, il pourra lui dire que nous nous sentons déjà beaucoup mieux. » »

Le jeune garçon finissait à peine de parler quand M. Janon entra dans la pièce.

« Alors, les enfants ! s’écria-t-il avec entrain. Bien dormi ? Oui… ? Je constate que vous avez fait honneur au déjeuner. Eh bien, moi, je m’apprête à repartir pour Grenoble où mes affaires me retiendront toute la journée. Au fait, avant de vous quitter, j’ai quelque chose à vous apprendre ! »,

Il regardait ses jeunes amis d’un air malicieux et ceux-ci sentirent leur curiosité s’éveiller.

« Quoi donc ? s’écrièrent-ils en chœur.

— C’est au sujet du Vieux Château ! Pas étonnant que nous ayons été niai reçus hier soir. Savez-vous qui habite là ?… Seulement une vieille dame, très originale, paraît-il. Les gens du pays, à ce que j’ai compris, la tiennent pour un peu « timbrée ». Elle aurait le cerveau un peu dérangé, vous comprenez ! Bref, elle ne permet à personne d’entrer dans sa propriété.

— Voilà qui explique l’écriteau que nous avons lu ! s’écria Mick.

— Et c’est sans doute parce qu’elle vit seule qu’elle se fait garder par un chien féroce, commenta à son tour Annie.

— Elle doit être très peureuse, conclut Claude.

— Elle n’aurait jamais consenti à nous ouvrir hier soir, dit M. Janon. Si je n’avais pas retrouvé mon chemin, nous aurions été obligés de passer la nuit dans la voiture. C’est une chance que tout se soit bien terminé… Allons, je vous dis au revoir et je vous souhaite bon séjour… »

Les enfants, massés à la fenêtre, le virent monter en voiture puis disparaître après un dernier signe de la main.

« Que faisons-nous maintenant ? demanda Claude.

— Je propose une promenade de reconnaissance ! s’écria François, plein d’enthousiasme. Mais comme il doit faire froid dehors couvrons-nous bien. »

Peu après, vêtus de chauds lainages, ils se disposèrent à sortir. Mme Gouras, au passage, approuva leur initiative.

« Très bien, mes petits. Vous êtes raisonnables. Vous avez mis de gros chandails ! Le vent souffle aujourd’hui, mais le bon air vous fortifiera… »

Elle se tourna vers Claude en souriant.

« Quant à vous, mon jeune ami, faites attention à votre chien. Ne le lâchez pas avant d’avoir traversé la cour de la ferme. Il ne faudrait pas qu’il se batte avec un des chiens de mon fils ! »

Claude sourit à son tour. Elle était ravie que la fermière l’ait prise pour un garçon. Avec ses cheveux coupés aussi court que ceux de ses cousins, son pantalon de ski et ce nom de Claude qu’on lui donnait, la méprise était facile. Et ses manières décidées la faisaient ressembler bien plus à François et à Mick qu’à la blonde et timide Annie. Et puis, n’avait-elle pas toujours regretté de n’être pas un « vrai » garçon ? Il fallait bien qu’elle se contente d’être un « garçon manqué ». Ce qui ne l’empêchait pas, au fond de son cœur, de conserver de précieuses qualités féminines.

Les enfants sortirent de la cour de ferme sans rencontrer aucun des chiens. Mais Claude ne se décidait pas encore à lâcher Dagobert.

« Laisse-le aller, va ! conseilla Mick. Les trois « bergers » ont du sortir avec Joanès.

— Ouah ! » aboya Dagobert d’un air suppliant.

Claude se mit à rire et défit la laisse. Dago, enchanté, se mit à courir joyeusement de côté et d’autre, flairant ça et là de subtiles odeurs. Les enfants le suivirent, le long d’un sentier couvert de neige qui faisait le tour de la ferme. Ils ne se sentaient pas encore très solides sur leurs jambes et ne voulaient pas trop s’éloigner pour cette première sortie.

Soudain, comme Dagobert venait de disparaître au coin d’une murette bordant une dépendance de la ferme, d’effroyables aboiements retentirent. On aurait dit qu’une meute entière se déchaînait.

Avant qu’aucun des enfants ait pu se rendre un compte exact de ce qui arrivait, ils virent Dagobert accourir vers eux, suivi par trois chiens féroces qui montraient leurs crocs et semblaient vouloir le mettre en pièces. Sur le point d’être rattrapé, Dago se retourna et fit front à ses assaillants. Certes, il était courageux, mais l’issue du combat ne pouvait faire aucun doute.

À l’idée de ce qui allait se passer, Claude n’écouta que son courage. Elle fit un pas en avant, prête à défendre son chien à n’importe quel prix. François devina son intention et hurla :

« Non, Claude ! N’y va pas ! Ces chiens sont féroces ! Arrête ! »

Mais Claude n’entendit même pas son cousin. Elle se précipita vers Dago, se plaça résolument devant lui et cria aux trois bergers surpris :

« En arrière, vous autres, et plus vite que ça ! »

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