CHAPITRE XII
 
Bizarre comportement de Joanès

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CLAUDE ne se souciait guère de descendre à la ferme. Elle craignait que Dagobert ne soit attaqué une seconde fois par les chiens de Joanès. François surprit l’expression de son visage et devina son hésitation.

« Peut-être aimes-tu mieux rester ici avec Dago jusqu’à notre retour, Claude ? demanda-t-il. Dag veillera sur toi et tu n’as rien à craindre. Le tout est de savoir si tu n’auras pas peur au cas où les bruits de cette nuit et le tremblement de terre viendraient à se reproduire…

— Je resterai avec Claude, déclara Annie. Il est préférable que vous descendiez seuls, les garçons ! Je me sens un peu fatiguée et j’aurais peur de vous retarder en marchant plus lentement que vous.

— Entendu alors ! Mick et moi partirons seuls tandis que vous resterez toutes deux ici avec Dago ! acquiesça François. Arrive, Mick ! En nous dépêchant, nous pourrons peut-être rentrer avant que la nuit nous surprenne ! »

Les deux frères se mirent en route côte à côte et dévalèrent le sentier de la montagne, blanc de neige et tout juste assez large pour qu’ils puissent marcher de front. Quand enfin ils aperçurent la ferme, un soupir de soulagement leur échappa. Le crépuscule n’était pas encore tombé mais, déjà, on avait allumé une lampe dans la cuisine. Comme cette lumière semblait accueillante !

François et Mick entrèrent par la porte principale et allèrent tout droit trouver Mme Gouras dans sa cuisine où elle était en train de nettoyer l’évier. Elle parut stupéfaite de les voir.

« Comment ! Vous, mes petits ? Quelle surprise ! s’exclama-t-elle tout en s’essuyant les mains à son tablier. Rien de cassé, j’espère ? Où sont les filles ?

— Nous les avons laissées là-haut, expliqua François. Et tout va bien, ne vous faites pas de souci !

— Je parie que vous êtes descendus pour avoir un supplément de provisions ? dît Mme Gouras qui, cette fois-ci, croyait bien ne pas se tromper.

— Non, non ! protesta Mick en riant. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Non… nous voudrions seulement parler à votre fils… Joanès. Nous… nous avons quelque chose à lui dire. Quelque chose d’assez urgent…

— Vraiment ? dit la fermière dont les yeux se mirent à briller de curiosité. Eh bien, je crois qu’il est dans la grange. Comptez-vous passer la nuit ici ?… Non… En tout cas vous dînerez avant de repartir, pas vrai ?

— Ma foi… bien volontiers, accepta François. ! Mille mercis d’avance… Viens Mick, allons trouver Joanès. »

Les trois chiens qui entouraient le jeune colosse dans la grange s’élancèrent au-devant des garçons mais, les ayant reconnus, se mirent à bondir autour d’eux en aboyant d’une manière, tout amicale. Joanès parut sur le seuil pour connaître la cause de tant de bruit; Il parut aussi surpris que sa mère à la vue de Mick et de François.

« Alors ? questionna-t-il. Quelque chose qui ne va pas ?

— C’est un peu ça ! admit François, Pouvons-nous vous parler une minute ? »

Le jeune fermier les fit entrer dans la grange presque sombre. Il était occupé à ratisser la paille et reprit sa besogne tandis que les garçons s’expliquaient.

« C’est au sujet du Vieux Château… », commença François. (Joanès s’interrompit aussitôt, puis se remit à la tâche.)

François lui exposa toute l’affaire. Il lui parla des bruits étranges qu’ils avaient entendus, de la brume que Mick avait vue dans le ciel, du « tremblement de terre » enfin, que tous avaient ressenti. Puis il en vint à l’histoire de la vieille dame prisonnière dans la tour et à la manière dont ils avaient été prévenus, grâce à la petite Miette qui avait gardé un S.O.S. manuscrit lancé par la captive… Pour prouver la véracité de leurs dires, les garçons montrèrent à Joanès le papier écrit par Mme Thomas.

Pour la première fois depuis le début du récit, Joanès parla.

« Voyons… que je le lise ! » dit-il d’une voix rauque.

François lui passa le message. Joanès alluma une lanterne à la clarté de laquelle il déchiffra les lignes écrites d’une main que l’on devinait tremblante. Puis il fourra le papier dans sa poche. Le geste surprit François.

« Vous… vous ne nous le rendez pas ? demanda-t-il. Peut-être voulez-vous le conserver pour le faire voir à la police ? Que pensez-vous que tout cela signifie ? Que devons-nous faire ? Je crois que…

— Je vais vous dire, moi, ce que vous devez faire ! dit Joanès d’une voix sourde. Vous allez me laisser m’occuper de cette histoire tout seul. Vous n’êtes que des gamins. Vous n’y comprenez rien. Cette affaire ne concerne pas des enfants. Tenez-vous-en à l’écart. Vous allez retourner au chalet et vous oublierez tout ce que vous avez vu et tout ce que vous avez entendu. Et si Miette revient vous parler, envoyez-la-moi ici. J’ai quelque chose à lui dire. »

Sa voix était si dure, son attitude si résolue, que les deux garçons sursautèrent.

« Mais, monsieur Joanès ! protesta François. Il faut intervenir au plus vite… prévenir les autorités…

— Je vous le répète, cette histoire ne regarde pas les enfants. Taisez-vous ! Vous allez filer en vitesse au chalet et vous ne soufflerez mot de cette affaire, à personne. Si vous ne m’obéissez pas, je vous renverrai dès demain chez vos parents, »

Et, sans même attendre une réponse dont il ne doutait pas, le jeune géant mit son râteau sur l’épaule et sortit à grandes enjambées, laissant les deux frères seuls,

« Si je m’attendais à ça ! fulmina François, très en colère. Viens, Mick, remontons au chalet. Tant pis pour le dîner à la ferme. « Je n’ai pas envie de me frotter de nouveau à ce rustre de Joanès ! »

Mécontents et désappointés, François et Mick quittèrent la grange, négligeant même, tant leur indignation était grande, de prévenir Mme Gouras qu’ils ne seraient pas ses hôtes ce soir-là. Le sentier de montagne était déjà noyé d’ombre et François fouilla dans sa poche avec l’espoir d’y trouver sa lampe électrique.

« Flûte ! s’écria-t-il alors, dépité. J’ai oublié de l’emporter ! As-tu la tienne, Mick ? »

Maïs Mick n’avait pas songé davantage à prendre la sienne. Comme il ne pouvait être question d’entreprendre l’ascension dans l’obscurité,

François résolut de revenir sur ses pas.

« Je vais monter jusqu’à notre chambre où il y a une lampe de réserve dans un tiroir de la commode, expliqua-t-il à son frère. J’espère bien ne pas rencontrer Joanès en chemin. »

François grimpa donc sur la pointe des pieds jusqu’à la pièce où Mick et lui avaient couché le soir de leur arrivée à la ferme. Il trouva la lampe électrique à sa place, mais, au moment où il redescendait, il se heurta à Mme Gouras qui poussa un petit cri.

« Ah ! Vous voilà, mon petit François ! Qu’avez-vous pu dire à Joanès pour le mettre dans un pareil état ? Je ne l’avais jamais vu si fort en colère. Il a une tête à l’envers et paraît tout à fait fâché… Allons, attendez un peu. Je vais préparer le dîner. Est-ce qu’une belle tranche de porc vous ferait plaisir ?

— Heu… c’est-à-dire… nous pensons qu’il vaut mieux remonter tout de suite au chalet, bafouilla François, espérant que leur décision ne contrarierait pas trop la brave femme. Vous comprenez, les filles sont toutes seules… Et il fait déjà presque nuit…

— Oh ! Oui, oui, vous avez raison, approuva aussitôt la fermière. Mais attendez une minute.

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Je vais vous donner du pain tout frais et aussi du pâté. »

Mick avait rejoint son frère au bas des escaliers.

« Ecoute… ! lui dit-il. Entends-tu Joanès appeler ses chiens ?

— Il faudrait être sourd pour ne pas l’entendre, grommela François. Quelle voix de stentor ! Et comme il a l’air en colère ! Je n’aimerais pas me frotter à lui. Ce garçon est assez fort pour tenir tête à une douzaine d’hommes et à une meute de chiens !

Mais déjà Mme Gouras revenait, porteuse d’un plein panier de provisions.

« Prenez ceci, mes petits, et allez vite rejoindre les filles. Au fond, il vaut peut-être mieux que vous ne rencontriez pas mon Joanès ce soir… »

François et Mick se retrouvèrent avec soulagement sur le sentier de la montagne.

« Ce Joanès, tout de même ! continua à bougonner François. Il nous a traités comme si nous étions des gosses de dix ans !

— Et pourquoi cette insistance à nous tenir à l’écart ? renchérit Mick. Pourquoi cette histoire a-t-elle eu l’air de le tracasser tant que ça ? Peut-être ne nous a-t-il pas crus ?

— Oh ! si ! Il nous a crus, répondit François. Veux-tu savoir ce que je pense, Mick ? Eh bien, je crois qu’il en sait beaucoup plus long que nous sur toute cette affaire. Il se passe à coup sûr quelque chose de louche au Vieux Château… et Joanès est « dans le coup » ! Voilà pourquoi il veut nous imposer silence ! Voilà pourquoi il tient à ce que nous ne nous mêlions de rien ! Il nous menaçait presque en nous ordonnant d’oublier tout ce que nous avions vu et entendu ! Oui, mon vieux, voilà ce que je crois : Joanès participe au mauvais coup qui se prépare… quel que soit le mauvais coup en question !

— Tu crois ? Et nous qui sommes allés lui confier nos soupçons comme deux nigauds que nous sommes !

— Sans compter qu’il a gardé le message de Mme Thomas. Voilà une preuve qui disparaît ! soupira François.

— Je m’explique à présent son attitude ! réfléchit tout haut Mick, non sans amertume. Pas étonnant qu’il se soit fâché. Nous venions lui mettre des bâtons dans les roues. Et, bien entendu, la dernière chose qu’il désirait était nous voir avertir la police. Saperlotte ! François, qu’allons-nous faire à présent ?

— Je ne sais pas. Nous en discuterons avec les filles, répondit François avec lassitude. Quel ennui qu’une pareille tuile nous tombe sur la tête alors que nous commencions à profiter de nos vacances ! »

Mick hocha la tête d’un air intrigué. On sentait qu’il n’avait cessé de réfléchir à une question essentielle.

« Ecoute, François. À ton avis, que se passe-t-il au Vieux Château ? demanda-t-il enfin. Je veux dire : il y a non seulement le fait qu’une vieille dame est séquestrée dans une tour tandis qu’on déménage son mobilier pour le vendre, mais aussi tous ces phénomènes inexplicables ; les grondements souterrains, le tremblement de terre et cette brume étrange !

— Oh ! Ces phénomènes… je me demande s’ils ont quelque chose à voir avec ce qui se trame au Château. Je n’en suis pas certain du tout. En revanche, je suis bien sûr d’une chose : c’est que Joanès trempe dans une combinaison louche.

— Et cette combinaison serait ?

— De dépouiller la vieille dame, d’une manière ou d’une autre. S’il s’agissait simplement de quelques meubles déménagés et vendus, cette affaire ne traînerait pas ainsi en longueur. Il doit y avoir autre chose. En tout cas les bruits qui courent à propos du Vieux Château aident ceux qui y vivent à tenir à distance les villageois superstitieux.

— Moi, ce sont ces phénomènes et ces racontars qui me tracassent le plus, avoua Mick. Je ne serai satisfait que lorsque j’en aurai l’explication. »

Le silence tomba entre les deux frères. Ils cheminèrent un long moment, peinant sur le sentier qu’éclairait le rond jaune de leur lampe. Le trajet leur semblait interminable.

Enfin, ils aperçurent les lumières du chalet. Ouf ! Ils étaient arrivés. Maintenant, Mick et François avaient faim et se réjouissaient que Mme Gouras ait pensé à leur faire emporter un supplément de provisions. Ils se sentaient capables de dévorer comme des ogres.

Dagobert fut le premier à deviner leur approche, il se mit à aboyer de façon frénétique. Claude courut ouvrir la porte. Elle ne se trompait jamais quand Dag aboyait ainsi : c’était pour annoncer des amis !

« Vite ! Entrez ! s’écria-t-elle, toute joyeuse.

— Comme je suis contente ! s’exclama Annie derrière elle. Vous voilà de retour malgré la nuit. J’avais déjà peur que vous ne rentriez pas ce soir. Malgré tout, nous vous avons attendus pour nous mettre à table.

— Vous allez avoir des choses à nous raconter, dit Claude en débarrassant François et Mick de leur énorme panier de provisions. Que s’est-il passé ? Joanès a-t-il prévenu la police ?

— Non, répondit François d’un air sombre. Il s’est mis en colère. Il nous a ordonné de ne nous mêler de rien. Il a pris le morceau de papier sur lequel Mme Thomas avait griffonné son appel au secours, et il ne nous l’a pas rendu. Aussi pensons-nous que, d’une manière ou d’une autre, il est d’accord avec les bandits qui occupent le Vieux Château. »

Claude ne se répandit pas en lamentations inutiles. Tout de suite, elle fit preuve de sa décision habituelle.

« Très bien, dit-elle calmement. Puisqu’il en est ainsi, nous prendrons nous-mêmes l’affaire en main. Nous découvrirons ce qui se trame et je suis persuadée que nous arriverons à délivrer la pauvre vieille Mme Thomas. Je ne sais pas encore comment, mais nous y arriverons. N’est-ce pas, Dago ? »

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