CHAPITRE V
Une curieuse apparition
LE CHALET ouvrait ses fenêtres sur la vallée et, dès que les volets furent poussés, le soleil entra à flots à l’intérieur. Les garçons avaient fait leur première inspection dans la pénombre mais, à la clarté du grand jour, ils firent d’autres découvertes.
François ouvrit un placard et s’exclama :
« Chic ! Voici de la literie ! Et des serviettes de toilette.
— Et as-tu vu dans la cuisine ? cria Mick qui fourrageait de son côté. J’ai découvert une provision de bouteilles de limonade et de soda à l’orange. Ma parole, les touristes qui viennent séjourner ici pendant l’été ne risquent pas de mourir de faim ou de soif !
— Si nous allumions le poêle pour nous réchauffer un peu ? proposa François qui venait d’éternuer.
— Oh ! Je ne pense pas que ce soit nécessaire ! Le soleil aura vite fait d’assainir les pièces. En attendant, nous pouvons jeter une couverture sur nos épaules », répondit Mick en joignant le geste à la parole.
Un instant plus tard, les deux garçons se trouvaient attablés dans la cuisine et faisaient honneur aux provisions de la prévoyante Mme Gouras. « Crois-tu qu’on nous permettra de venir vivre ici au lieu de rester à la ferme ? s’inquiéta Mick au bout d’un moment. Ce serait si agréable ! Claude adorerait ça, j’en suis sûr.
— Nous pouvons toujours le demander, répondit François qui était en train d’engloutir une quantité respectable de biscuits secs et d’orangeade. Ah ! ça commence à aller mieux ! Je me sentais un appétit d’ogre.
— Et moi aussi marmonna Mick, la bouche pleine. Quel dommage que Claude ait refusé de venir ! Annie et elle se sont privées d’un fameux plaisir !
— Ma foi, réfléchit tout haut François, peut-être vaut-il mieux, au fond, qu’elles soient restées à la ferme. Je crois qu’Annie aurait été trop fatiguée pour marcher jusqu’ici dès le premier jour. Quant à Claude, elle est encore trop faible après sa grippe. Un peu de repos l’aidera à se remettre plus vite… Sapristi, Mick, tu ne trouves pas qu’elle est terriblement courageuse, notre cousine ? Je n’oublierai jamais la manière dont elle a tenu tête à ces trois chiens féroces ! J’avais moi-même une peur bleue !
— Oh ! Claude est intrépide. Bien des garçons pourraient prendre modèle sur elle… Dis donc, François, j’ai envie de m’enrouler dans une seconde couverture et de m’asseoir un moment sur le seuil, au soleil. Cette vue est si belle que je ne me lasse pas de l’admirer ! »
Son frère et lui prirent chacun une autre couverture et s’installèrent sur les marches de bois de la porte d’entrée, tout en achevant de grignoter leur dessert. Mick, qui regardait la pente d’une colline faisant face à celle où le chalet était construit, s’exclama soudain :
« Regarde, François ! N’est-ce pas une maison que l’on aperçoit là-haut… juste devant nous ? » François écarquilla les yeux, mais ne vit rien, « Tu dois te tromper, dit-il. Ou alors, c’est une maison couverte de neige, que je n’arrive pas à distinguer au milieu de tout ce blanc. Mais je me demande qui pourrait bien habiter un endroit si haut perché !
— Des tas de gens, répondit Mick, Tout le monde n’aime pas vivre au milieu du bruit des villes. Il est possible qu’un artiste, par exemple, se soit fait bâtir une maison en pleine montagne, rien que pour la vue ! Il pourrait y peindre tout à son aise les plus beaux paysages.
— C’est égal, il manquerait un peu de compagnie, tu ne crois pas ? riposta François en hochant la tête. La solitude, c’est bon pour une semaine ou deux… mais tout le temps… hum… ! » il se mit à bâiller. Les deux garçons avaient terminé leur repas et se sentaient pleinement satisfaits de leur matinée. Ils commençaient à s’engourdir au soleil. Mick bâilla à son tour. Puis, se renversant en arrière sur sa couverture, il fit mine de fermer les yeux. François le secoua aussitôt.
« Tu n’y penses pas ! Dormir ici ! Je parie que nous ne nous réveillerions pas avant la nuit. N’oublie pas que le soleil se couche tôt et que nous avons promis de rentrer de bonne heure à la ferme. Nous n’avons même pas une lampe électrique pour nous guider en cas de besoin !
— Bah !… Nous n’aurions qu’à nous fier aux repères des pierres, noires, répondit Mick en réprimant un second bâillement. Enfin… tu as raison ! Il ne ferait pas bon descendre d’ici la nuit. »
Tout à coup, François empoigna Mick par le bras et lui montra le sentier, qui continuait à grimper au flanc de la montagne, au-delà du chalet. Mick tourna la tête et écarquilla les yeux. Quelqu’un arrivait par là, dévalant la pente dans leur direction, tandis qu’un chevreau gambadait sur ses talons, et qu’un chien minuscule cabriolait autour.
« Est-ce un garçon ou une fille ? s’étonna François à mi-voix. Ma parole, ce gamin — à moins que ce soit une gamine — est habillé de façon bien bizarre ! »
Comme l’étrange créature se rapprochait d’eux, les garçons purent constater qu’il s’agissait d’une petite fille de sept ou huit ans. On aurait dit une sauvageonne, avec la masse brune de ses cheveux embroussaillés, son teint hâlé par le grand air et ses vêtements en désordre.
Elle portait en tout et pour tout une jupe de couleur douteuse et un chandail de laine bleue.
Ses jambes étaient nues et ses pieds chaussés de vieux souliers éculés. Tout en marchant, elle chantait d’une voix claire et ténue qui ressemblait à un gazouillis d’oiseau.
Soudain, le chien se mit à aboyer. Elle s’arrêta net de chanter pour lui parler. Le chien aboya plus fort, le museau tourné vers le chalet. Le chevreau faisait cabriole sur cabriole. Jusqu’alors la petite fille n’avait pas aperçu François et Mick. Elle les découvrit brusquement et, aussitôt, fit demi-tour et reprit en courant le chemin par lequel elle était venue.
François se leva et lui cria de revenir.
« N’aie pas peur ! Nous ne te ferons pas de mal ! Tiens ! Voilà un morceau de Jambon pour ton chien ! »
La petite fille s’arrêta et regarda les deux garçons, prête à reprendre sa course à la moindre alerte. François agita du gras de jambon qui restait de leur repas. Le vent en porta l’odeur jusqu’au chien qui ne se fit pas prier pour approcher. Il attrapa le morceau au vol et le dévora avec avidité. Mick surprit le regard de convoitise de l’enfant et lui tendit un biscuit. Mais elle ne le prit pas et n’avança pas d’un centimètre. Il fallut que Mick lui lançât la friandise qu’elle reçut adroitement et mangea sur place, d’un air content.
« Quelle drôle de petite fille ! murmura François à son frère. D’où peut-elle bien venir ? »
Mick fit une nouvelle tentative pour apprivoiser la sauvageonne.
« Bonjour ! lui dit-il avec gentillesse. Approche un peu… Viens nous parler ! »
L’enfant, loin d’approcher, parut effrayée et recula de quelques pas. Mais elle n’alla pas très loin. Les garçons pouvaient l’apercevoir qui se dissimulait à demi derrière un arbuste et qui les examinait avec curiosité.
« Offrons-lui d’autres biscuits, suggéra François. Peut-être finira-t-elle par venir les prendre. On dirait un petit animal sauvage. »
Mick puisa toute une poignée de gâteaux secs dans la boîte en carton qui se trouvait à côté de lui et appela :
« Tiens ! Pour toi et pour ton chien ! »
Seul le chevreau répondit à l’invite. Tout en gambadant, il vint près des garçons. On eût dit un jouet d’enfant avec ses petites oreilles, ses pattes grêles et les bonds saccadés qu’il faisait, à la manière d’un automate bien remonté. Il sauta sur les genoux de Mick et lui fourra son museau dans le cou. Sa jeune maîtresse l’appela alors de sa voix claire et haut perchée « Mignon ! » Le chevreau tenta de se dégager, mais Mick le retint d’une main ferme.
« Viens le chercher ! cria-t-il. Nous ne te ferons pas de mal ! »
La petite fille oublia en partie sa peur pour tenter de récupérer son gentil compagnon.
« Mignon ! Mignon ! » appela-t-elle encore.
Mais, tout en appelant, elle risquait quelques pas hésitants en direction des garçons. Le chien fut plus hardi. Il s’avança et vint renifler les mains de François comme pour lui demander une ration supplémentaire de jambon.
Mick lui offrit un biscuit qu’il engloutit sur-le-champ. Ce faisant, l’intelligent animal regardait sa maîtresse de côté, comme pour s’excuser de se régaler sans elle. François lui caressa la tête et le chien, tout joyeux, le remercia d’un coup de langue.
Un peu rassurée, la sauvageonne se rapprocha. François lui tendit un biscuit. Le chien poussa un aboiement, comme pour demander la permission de le prendre, et les garçons se mirent à rire. Le visage de la petite fille s’éclaira.
« Allons, viens ! cria François d’un air engageant. Viens chercher ton chevreau. Tous ces biscuits sont pour toi et pour ton chien. »
Elle finit par s’enhardir un peu et se rapprocha à pas lents. François et Mick, immobiles et patients, surveillaient son avance. Dès qu’elle fut assez près, elle rafla le biscuit tendu et battit en retraite. Puis elle alla s’asseoir sur une grosse pierre pour le manger.
« Comment t’appelles-tu ? » demanda Mick qui continuait à ne pas bouger pour éviter de l’effrayer.
La petite fille parut ne pas comprendre. Mick répéta sa question en détachant bien les mots :
« Comment t’appelles-tu ? Quel est ton nom ? »
La sauvageonne se désigna elle-même du doigt :
« Moi.., je suis Miette ! » dit-elle.
Puis elle tendit l’index vers son chien :
« Lui, c’est Toto ! » expliqua-t-elle.
Et, se tournant enfin vers le chevreau :
« Et lui, Mignon !
— Je vois, dit François d’un air grave. Miette, Toto et Mignon ! »
À son tour, il désigna son frère, puis lui-même :
« Mick… François ! » énonça-t-il.
La petite fille sourit et se mit à parler avec rapidité. Les garçons ne purent pas saisir un seul mot de son discours.
« Miette, Toto et
Mignon !
« Elle parle trop vite ! bougonna Mick. Impossible de la comprendre. C’est bien notre chance ! Elle a l’air de nous dire des choses aimables, pourtant… »
La fillette s’aperçut très vite que son parler enfantin demeurait inintelligible aux garçons. Elle parut réfléchir et, avec application, se mit à détacher ses mots :
« Mon papa… là-haut… avec les moutons !
— Ah ! Ton père est berger dans la montagne ! traduisit Mick. Mais tu ne vis pas avec lui, je suppose.
Miette secoua la tête.
« En bas ! » dit-elle en montrant la vallée.
Puis, se tournant vers le chien et le chevreau qui tournaient autour d’elle, elle les prit affectueusement par le cou.
« Toto est à moi ! expliqua-t-elle avec fierté. Et Mignon aussi est à moi !
— Joli chien ! Gentil chevreau ! » commenta François avec un air tout pénétré de ce qu’il disait.
La petite sauvageonne parut ravie du compliment et approuva de la tête. Puis, soudain, pour une raison que les garçons ne purent déterminer, elle se leva d’un bond et dévala le sentier à toutes jambes, les deux animaux sur les talons. Elle eut tôt fait de disparaître.
« Elle est vraiment bizarre ! s’exclama Mick. Elle ne ressemble pas aux enfants que l’on rencontre d’habitude. Nous demanderons à Mme Gouras qui elle est. À la ferme, on la connaît certainement.
— En tout cas, il est temps de partir, déclara François en se levant. Le soleil commence à décliner. Dépêchons-nous. Il faut tout remettre en place, rouler les couvertures et fermer les volets. Tu sais que la nuit tombe vite en montagne. »
François et Mick eurent tôt fait de tout ranger. Après quoi ils se mirent en route. La descente ne présenta pas de difficulté. Ils arrivèrent bientôt en vue de la ferme des Gouras.
« Nous avons passé une excellente journée, déclara Mick à son frère, mais je suis un peu fatigué. Un bon repas nous remettra d’aplomb.
— J’espère que Claude a retrouvé sa bonne humeur… et qu’elle est toujours à la ferme, dit François en riant. C’est qu’on ne sait jamais, avec elle ! Il me tarde de lui parler du chalet. Si Annie et elle sont d’accord pour que nous allions habiter là-bas, j’aborderai la question dès ce soir avec Mme Gouras. »
Les deux garçons parcoururent au pas de gymnastique les quelques mètres qui les séparaient encore de la maison.
« Claude ! Annie ! cria Mick à pleins poumons en ouvrant la porte. Nous sommes de retour. Venez vite ! »