CHAPITRE II
 
La Ferme des Joncs

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MADAME GOURAS ne fit aucune difficulté pour accepter de recevoir les enfants chez elle. Tout se régla très vite, à la grande satisfaction de chacun. La fermière dont la voix résonnait, sympathique, dans l’appareil, affirma à Mme Gauthier que la toux des jeunes convalescents ne résisterait pas longtemps à l’air de la région,

« Maman, souffla François à l’oreille de sa mère, dis-lui que nous emmenons un chien avec nous. Claude ne consentirait jamais à partir sans son cher Dago ! »

Mme Gauthier s’exécuta, ajoutant : « J’espère que ce nouveau pensionnaire ne sera pas un trop grand embarras pour vous…

Comment ? Vous possédez vous-même déjà sept chiens ! Ah ! je comprends… pour garder les moutons…

— Sept chiens ! répéta Claude, ravie, en s’adressant à Dagobert. Tu vas pouvoir t’amuser, mon vieux !

— Chut ! dit François en surprenant un froncement de sourcil agacé de sa mère. Tais-toi ! »

La conversation téléphonique se termina bientôt. Tous les détails du séjour avaient été fixés. Il ne restait plus aux enfants qu’à faire mille projets agréables. Ils allaient passer quinze jours de vacances, libres de s’amuser à leur gré. Dagobert, lui aussi, pourrait s’ébattre à sa guise. Le Club des Cinq renaissait, animé d’une ardeur nouvelle.

Le départ étant fixé au surlendemain, il fallut s’occuper des préparatifs. Le père Blandin, heureux de la joie des enfants, les aida à descendre skis et luges du grenier. On dénicha même une paire de skis pour Claude.

Le moment de se mettre en route arriva enfin. La petite troupe devait voyager avec un ami des Gauthier. Ce monsieur, qui était commerçant, devait précisément se rendre à Grenoble pour affaires et s’était proposé pour convoyer les Cinq jusqu’à Autrans.

« Je prendrai ma grosse voiture « familiale », expliqua-t-il aimablement à Mme Gauthier. Elle nous contiendra tous, y compris les bagages… »

Ceux-ci furent logés dans le coffre et sur la galerie. Mick prit place à côté du conducteur. François, Claude et Annie s’installèrent à l’arrière, en compagnie de Dagobert. Après les derniers adieux, la voiture démarra. En route pour la montagne !

On était parti en fin de matinée et, vers midi, on fit halte, pour se restaurer, dans un pittoresque café de village où l’on acceptait les voyageurs « avec leurs provisions ». M. Janon, l’ami des Gauthier, fit servir un bouillon chaud aux enfants, après quoi on déballa de savoureux sandwiches.

« Il me semble que l’appétit revient déjà ! constata Mick.

— C’est vrai ! Je me sens mieux, moi aussi ! » affirma Claude.

On se remit en route avec entrain.

Les enfants avaient hâte d’arriver. Le voyage était trop long à leur gré. Ils tentèrent de chanter en chœur pour se distraire, mais cela les fit tousser et ils durent s’arrêter. Un peu plus tard, M. Janon fit halte et les invita à se dégourdir les jambes. Mais ils ne s’attardèrent pas, et le voyage reprit.

« Nous approchons ! annonça enfin M. Janon. Malheureusement la nuit tombe vite en cette saison. Il fait déjà noir et, avec toute cette neige qui tombe, je suis obligé d’avancer avec prudence. C’est à peine si l’on voit la route. »

Après avoir traversé Grenoble, la voiture s’était dirigée droit vers la montagne. Elle suivait maintenant un chemin assez raide, que l’on distinguait mal à travers le rideau mouvant des flocons.

Au bout d’un moment, M. Janon commença à donner des signes d’inquiétude.

« Je connais bien la région, cependant, et nous devrions être presque arrivés à présent… Je me demande…

— Vous ne pensez pas que nous nous sommes perdus ? demanda François, inquiet à son tour.

— Oh ! soupira Annie en frissonnant. Ce serait terrible. Il fait si sombre !

— Tais-toi, nigaude ! la rabroua Claude qui, en véritable garçon manqué qu’elle était, se montrait parfois aussi rude que ses cousins. Es-tu peureuse, tout de même !

— Le chemin devient de plus en plus difficile, fit remarquer Mick, et voilà longtemps que nous n’avons pas dépassé de ferme.

— Ma foi, avoua M. Janon d’un air ennuyé, je crains fort de m’être égaré, en effet ! J’ai dû me tromper de route au dernier carrefour… ou peut-être à celui d’avant ! »

Il ralentit tandis que les enfants échangeaient des regards consternés. S’ils étaient vraiment perdus et incapables de retrouver la bonne route dans l’obscurité, peut-être leur faudrait-il passer la nuit dans la voiture ? Cette perspective était loin d’être agréable !

« Regardez ! se mit soudain à hurler François. Voici un tournant, là, sur la droite. Et j’aperçois aussi un écriteau… une espèce de poteau indicateur ! »

M. Janon arrêta sa voiture de manière à avoir l’écriteau dans la lumière de ses phares. Mick tendit le cou.

« Je lis mal… murmura-t-il. Mais ce n’est pas « Autrans » que je crois déchiffrer… Attendez… Ah ! je vois mieux… « Le Vieux Château » !

— Le « Vieux Château » ! répéta M. Janon. Ce n’est pas un nom de ville ni de village. Un lieu-dit, peut-être ? Ou plus simplement encore le nom d’une propriété des environs !

— Il faudrait consulter une carte pour nous repérer, suggéra François.

— Une carte ! Quelle guigne ! Je n’en ai pas apporté avec moi, répondit M. Janon. Je m’attendais si peu à me perdre dans ce pays que je connais ! »

Il réfléchit un moment tandis que les enfants demeuraient silencieux.

« Je crois, dit-il enfin, que le mieux est de tourner ici et de suivre le chemin menant au Vieux Château. Là au moins on pourra nous donner toutes indications utiles. Oui, c’est bien la meilleure solution ! »

Il tourna donc à droite et la voiture, cahotant de plus en plus, se mit à grimper un sentier tout juste carrossable.

« C’est vraiment la montagne, par ici ! fit remarquer Annie en essayant de voir au-delà de la vitre. Quel raidillon ! »

Claude, à son tour, poussa une exclamation :

« Regardez ! On distingue une maison… là, au bout du sentier. Une maison avec des tours. Ce doit être le Vieux Château ! »

M. Janon arrêta sa voiture juste devant une énorme porte de bois, au double battant.

Bien visible à la lumière des phares, une pancarte se détachait, en noir sur blanc :

DÉFENSE D’APPROCHER

« Eh bien ! grommela M. Janon, voilà qui n’est ni amical, ni même poli ! Défense d’approcher ! Et pourquoi, je vous prie ?… Mais attendez un peu, ajouta-t-il d’une voix ferme. Il y a une sorte de pavillon, une petite maisonnette, là, tout près. Je vais aller y frapper et demander où nous sommes… »

Mais la tentative de M. Janon ne fut pas couronnée de succès. La maisonnette n’était pas plus hospitalière que la grande maison. Elle était plongée dans une obscurité complète et, lorsqu’il eut frappé à la porte, c’est en vain qu’il attendit une réponse quelconque.

« Mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? s’inquiéta Annie, reprise par ses craintes.

— Eh bien, nous n’avons qu’à faire demi-tour et à repartir par où nous sommes venus, répondit Mick. Nous finirons bien par retrouver notre route, ou quelqu’un qui nous l’indiquera.

— Une minute ! jeta François en sautant à terre. Je vais donner un coup d’œil à ce portail. »

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Il s’approcha des battants à l’air rébarbatif et les regarda de près.

« Rien à faire ! cria-t-il. Ils sont fermés à clef. Mais je crois que je peux passer par-dessus ! Je verrai bien s’il y a de la lumière au-delà ! »

Mais François n’eut pas le temps de mettre son plan à exécution. On entendit soudain courir derrière le portail, et le grondement furieux d’un chien s’éleva dans la nuit calme.

M. Janon remonta dans la voiture et François revint vite sur ses pas. Dagobert se mit alors de la partie. Il commença à aboyer de toutes ses forces et tenta de sauter par la portière pour répondre au défi du molosse invisible. Car le chien inconnu devait être au moins de la taille d’un molosse pour faire tant de bruit : lui aussi aboyait à présent aussi fort qu’il le pouvait. En même temps il s’élançait contre la porte fermée qu’il ébranlait de son poids.

« Il vaut mieux nous en aller d’ici, déclara M. Janon. Entendez-vous ce vacarme ? Dagobert m’a tout l’air d’être devenu fou furieux. Tenez-le bien !

— Les gens qui habitent là n’ont pas l’air très hospitaliers, commenta François tandis que la voiture commençait à descendre la pente raide. Il faut qu’ils aient terriblement peur des voleurs pour se faire garder par un chien pareil ! »

La voiture avançait lentement, car M. Janon y voyait assez mal, mais on finit tout de même par atteindre le bas du chemin. Puis on roula quelque temps sur la route jusqu’à ce que Claude poussât une exclamation :

« Stop ! Arrêtez ! J’aperçois un poteau indicateur ! »

Elle ne se trompait pas et, cette fois, les voyageurs constatèrent qu’ils se trouvaient enfin sur la bonne route.

« Chic ! Plus que trois kilomètres encore et nous serons arrivés ! » indiqua Mick après avoir déchiffré l’inscription.

La voiture amorça un virage et grimpa un nouveau raidillon. Parvenus en haut de la côte, les enfants virent briller des lumières à quelque distance.

« C’est Autrans ! annonça M. Janon. La « Ferme des Joncs », où habite Mme Gouras, doit se trouver de ce côté-ci si j’en crois les explications que m’a données votre jardinier avant notre départ ! »

La neige avait cessé de tomber et l’on arriva sans encombre au terme du voyage. Comme la voiture s’arrêtait juste devant la ferme, un véritable concert d’aboiements accueillit les voyageurs. Cependant, au bruit qu’ils faisaient en tirant sur leurs chaînes, on devinait que les sept chiens des « Joncs » devaient être attachés quelque part dans une dépendance.

Au même instant la porte d’entrée s’ouvrit et la silhouette sèche mais très droite d’une vieille femme se dressa sur le seuil.

« Entrez, entrez vite ! invita-t-elle cordialement. Ne restez pas dehors dans le froid et la neige. Mon fils Joanès s’occupera de vos bagages. Venez vite au chaud ! »

Les quatre enfants sortirent de la voiture. Tous se sentaient soudain très fatigués. Annie avait peine à se tenir sur ses jambes et François dut la soutenir. Seul Dago semblait en pleine forme.

Un homme, jeune et de haute taille, sortit de la ferme et, après une brève salutation, se mit en devoir de décharger les bagages. Mme Gouras s’empressait déjà auprès de ses hôtes.

« Pauvres petits ! Vous devez être exténués. Et vous, monsieur, conduire par une nuit pareille ! Mais je vous ai préparé un bon dîner qui va vous rendre des forces, allez ! »

François se chargea de faire les présentations :

« Voici Claude, Annie et Mick…

— Et voici Dagobert ! » ajouta Claude.

Dago tendit sa patte à Mme Gouras qui se mit à rire.

« Quel chien bien élevé ! s’écria-t-elle. Nous en avons sept, mais aucun des nôtres ne possède d’aussi bonnes manières. »

Annie, qui était un peu gourmande, avait aperçu une table toute dressée dans la pièce voisine. Les bonnes choses qui s’étalaient sur la nappe lui mirent l’eau à la bouche. Dagobert, lui aussi, avait flairé d’intéressants fumets. Il poussa un aboiement discret.

« Il dit qu’il a faim, traduisit Claude, et que votre dîner le tente beaucoup !

— Nous y ferons honneur nous aussi ! déclara François en riant. Comptez sur nous !

— Avant de vous mettre à table, dit encore Mme Gouras, montez jusqu’à vos chambres. Vous logerez là-haut. Cette partie de la maison vous sera réservée. Vous pourrez y jouer à votre aise et faire du bruit sans gêner personne. Votre maman m’a d’ailleurs prévenue que vous étiez généralement raisonnables… à condition qu’on vous surveille un peu », ajouta-t-elle en souriant avec malice.

Suivant ses indications, les enfants longèrent un petit couloir carrelé puis grimpèrent une volée de marches. Sur le palier s’ouvraient deux chambres, vis-à-vis l’une de l’autre. Elles étaient semblables et leur mobilier lui-même était identique.

« Tiens, fit remarquer Annie, il n’y a pas d’eau courante !

— Non, constata Claude. Seulement des tables de toilette avec des brocs et des cuvettes. Cela fait ancien, mais c’est pittoresque, tu ne trouves pas ? »

Il n’y avait pas non plus de chauffage central ni même de poêle, mais deux grands feux de bois brûlaient dans les cheminées. D’énormes bouilloires, disposées au coin de l’âtre, permettaient d’avoir de l’eau chaude. L’éclairage, plus moderne, était électrique.

« Vous, les filles, décréta François, vous prendrez cette pièce. Mick et moi nous occuperons l’autre chambre.

— Je crois que j’irai me coucher de bonne heure, murmura Annie d’un air exténué. Je tombe de fatigue. Ces feux de bois me plaisent beaucoup. Ce sera agréable de s’endormir, bien au chaud, en contemplant les flammes dansantes.

— Avez-vous remarqué ? dit soudain Mick. Nous avons moins toussé aujourd’hui que d’habitude ! »

Bien entendu, à peine avait-il fini de parler que tous se mirent à tousser à qui mieux-mieux. La fermière les entendit du rez-de-chaussée et les appela.

« Dépêchez-vous, les enfants ! Venez vite manger la soupe pendant qu’elle est chaude ! »

François, Mick, Annie et Claude ne se le firent pas répéter. Ils trouvèrent M. Janon déjà attablé dans la salle à manger.

« Je passerai la nuit à la ferme, leur expliqua-t-il, et je repartirai demain matin seulement. »

Mme Gouras entra au même instant, porteuse d’une soupière fumante. Elle se retira après avoir servi tout le monde. Quand elle fut sortie, les jeunes convives se regardèrent en souriant. « La cousine du père Blandin est bien telle qu’il vous l’avait dépeinte, n’est-ce pas ? dit M. Janon qui devinait leurs pensées.

— Oh ! Oui ! Comme elle est sympathique ! s’écria Annie.

— Je sens que nous allons nous plaire ici ! » déclara François.

Claude et Mick étaient aussi de cet avis.

« L’air me fait déjà du bien, et le bœuf bouilli qui accompagne cette soupe est un vrai régal, dit Mick.

— Ouah ! » approuva Dagobert en attrapant au vol un énorme morceau de viande.

Claude, cependant, semblait très fatiguée.

« Je n’en peux plus, avoua-t-elle soudain. Je n’ai plus faim du tout et je tombe de sommeil. »

Mme Gouras qui rentrait l’entendit et lui conseilla de se forcer un peu.

« Mangez au moins votre dessert, conseilla-t-elle. Sitôt après vous monterez-vous coucher. Vous aurez tout le temps de défaire vos bagages demain. »

Les enfants se dépêchèrent de finir leur repas. Puis ils souhaitèrent une bonne nuit à M. Janon et à la fermière.

« Et à présent, tous au lit ! dit François en se dirigeant vers l’escalier.

— Dormez aussi tard que vous voudrez ! leur cria encore Mme Gouras. Vous n’aurez qu’à venir me trouver dans la cuisine quand vous serez levés et je vous servirai un bon petit déjeuner ! »

Les enfants s’endormirent dès qu’ils furent couchés. Seul Dagobert veilla un moment auprès du feu. Ensuite, silencieux comme une ombre, il grimpa sur le lit de Claude et s’allongea à ses pieds.

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