CHAPITRE VIII
Au milieu de la nuit
« Qu’y A-T-IL, Mick ? Que devons-nous regarder ? » demanda Claude, très agitée.
François, lui, se tenait déjà au côté de son frère et essayait de voir par-dessus son épaule. Annie vint coller son nez contre la vitre, suivie de Dagobert bondissant.
« Je ne vois plus rien, constata Mick avec dépit.
— Mais qu’y avait-il donc à voir ? insista Claude.
— C’est difficile à décrire. Ça se passait par là-bas… sur la colline en face… du côté du Vieux Château, répondit Mick. Je ne sais pas au juste ce que c’était… Ça ressemblait à une sorte d’arc-en-ciel… mais ça n’en était pas un.
— Voyons, essaie d’expliquer mieux que cela ! le pressa François.
— Eh bien, vous savez ce qui se passe en été, quand il fait très chaud ? L’air tremble. C’est ce que j’ai vu ! Une colonne d’air tremblotant et lumineux qui s’élevait tout à coup de cette colline dans le ciel. Mais elle a disparu maintenant. C’est tout.
— Voilà qui ressemble à l’un des mystérieux phénomènes décrits par la maman de Miette, fit remarquer Claude en fronçant les sourcils. Nous pensions qu’il s’agissait de racontars, mais on dirait que son récit a un fond de vérité. Par exemple, je me demande bien ce que peut signifier cette colonne lumineuse que tu as vue monter en l’air, Mick.
— Si nous descendions à la ferme prévenir Mme Gouras ? proposa Annie, peu rassurée.
— Non, non ! se récria François. D’abord, elle est sans doute au courant des bruits qui circulent sur le Vieux Château, et ensuite… c’est tellement palpitant ! Peut-être réussirons-nous à percer ce mystère. Il est facile de surveiller le Vieux Château de ce chalet. À vol d’oiseau, nous en sommes à environ un kilomètre et demi, pas davantage. »
Les quatre enfants continuèrent à regarder en direction de la colline opposée avec l’espoir que le phénomène se reproduirait Mais rien n’arriva. Le ciel, aussi bien que la terre, était d’un noir d’encre.
« J’en ai assez de regarder par la fenêtre pour ne rien voir ! déclara Annie au bout d’un instant. Je vais préparer le dîner. Comme hors-d’œuvre, que diriez-vous d’œufs durs en salade ?
— D’accord ! s’écrièrent les autres.
— Mais pour faire bouillir les œufs il me faut de l’eau.
— Je vais aller t’en chercher à la fontaine, proposa Mick. Je sais que tu as peur de l’obscurité. »
Annie rougit, mais accepta avec reconnaissance. La fontaine se trouvait dehors, à quelques mètres de la porte, presque au coin de la petite remise. Mick sortit, Dagobert sur les talons. Annie alla à la cuisine choisir une casserole. Elle venait juste d’en décrocher une quand soudain elle entendit Mick crier :
« Hou là ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »
De frayeur, la pauvre Annie lâcha son récipient qui tomba sur le sol avec fracas, faisant sursauter François et Claude. Les trois enfants se précipitèrent vers la porte d’entrée.
« Mick ! appela François. Que se passe-t-il ! Mon vieux ? »
Mick parut sur le seuil, souriant, Dago à son côté.
« Rien de grave, répondit-il… Je suis navré de vous avoir fait peur. Mais j’étais en train de remplir ma bouilloire quand quelque chose s’est précipité sur moi et m’a fait trébucher.
— Qu’est-ce que c’était ? s’inquiéta Claude. Et pourquoi Dag n’a-t-il pas aboyé ?
— Parce qu’il savait que celui qui m’a attaqué était inoffensif, je suppose, répondit Mick d’un air innocent. Tiens, Annie, voici l’eau pour tes œufs !
— Mick ! s’écria Claude. Cesse de nous taquiner. Dis-nous vite ce que c’était !
— Eh bien, je n’ai pas pu très bien voir, car j’avais posé ma lampe électrique par terre pour mieux tenir la bouilloire. Mais je crois bien que c’était le chevreau de Miette. Il est parti ayant que j’aie eu le temps de reprendre mes esprits. Il m’a donné un de ces chocs !… au propre comme au figuré.
— Le chevreau de Miette ! répéta François. Cela signifie qu’elle ne doit pas être loin. Je me demande ce qu’elle peut bien faire dans cette obscurité, et à cette heure-ci ? »
Le jeune garçon se dirigea vers la porte et appela :
« Miette ! Miette ! Si tu es là, viens vite ! Nous te donnerons quelque chose de bon à manger ! »
Mais aucune réponse ne lui parvint. Personne ne surgit des ténèbres. Le chevreau lui-même demeura invisible. François recula et referma la porte.
« Si cette gamine est dehors par une nuit aussi glaciale elle va attraper le mal de la mort, c’est certain ! bougonna-t-il. Allons, Annie, ne fais pas cette tête-là ! Et surtout, je t’en prie, ne va pas hurler d’épouvante si tu entends du bruit dehors ou si tu vois un visage collé à la fenêtre. Ce sera seulement cette petite folle de Miette !
— Je n’ai pas du tout envie de voir un visage collé à la fenêtre, rétorqua Annie, que ce soit celui de Miette ou un autre. Je crois vraiment que, cette petite est folle de vagabonder ainsi toute la nuit. Comme je comprends que sa mère se tourmente pour elle ! »
Quelques instants plus tard, les quatre enfants étaient réunis autour de la table et mangeaient de bon appétit. Leur repas était frugal : avec la salade d’œufs durs, du fromage, des tartines de beurre frais et, pour finir, de la confiture dont ils avaient trouvé plusieurs pots dans un placard. Comme les jeunes convives avaient tout de même besoin de quelque chose de chaud, Annie fit du café au lait qui, en un sens, constitua un dessert supplémentaire.
« Quel excellent repas nous avons fait ! murmura Mick lorsque chacun eut vidé son bol jusqu’à la dernière goutte. Annie, passe-moi le lait et la jatte de crème. Je vais les porter dehors dans la neige. Ils s’y garderont au frais.
— Si tu veux, mais fais bien attention à ne pas les déposer là où le chevreau pourrait les dénicher… si vraiment c’est un chevreau qui t’a bousculé tout à l’heure. Et surtout, ne pousse pas de cris si tu le rencontres à nouveau ! »
Mais la sortie de Mick fut sans histoire. Il ne vit pas trace du biquet, ce qui le déçut presque !
« Je ferai la vaisselle demain, décida Annie en bâillant. Je ne sais pas si vous avez l’intention de veiller, vous autres… mais j’avoue que je tombe de sommeil bien qu’il soit encore très tôt. Ce doit être le grand air qui me fait cet effet-là !
— Tu as raison, approuva François. Une bonne nuit ne nous fera pas de mal. Allons-nous coucher. Allumerons-nous les poêles à pétrole dans les chambres ?
— Oh ! Oui ! répondit Mick. Nous gèlerions, sans cela.
— Et puis, renchérit Annie, après tous ces arcs-en-ciel nocturnes, ces cris dans la nuit et ces chevreaux invisibles, je ne serai pas mécontente de m’endormir avec une lumière près de moi… même si c’est seulement la lueur d’un poêle à pétrole !
— Oh ! Je sais que vous ne croyez qu’à demi à mes « arcs-en-ciel », comme dit Annie, bougonna Mick, mais je vous assure que je n’ai pas eu la berlue. Et quelque chose me dit que nous ne quitterons pas le chalet sans que vous ayez vu le phénomène vous aussi ! Allons, bonne nuit, les filles ! »
En quelques minutes, les enfants furent couchés. Ils avaient laissé la porte de communication ouverte entre les deux chambres afin de se sentir moins isolés les uns des autres. Cela, d’ailleurs, rassurait la craintive Annie.
Au dernier moment, Claude avait changé d’idée et s’était installée dans la couchette inférieure tandis qu’Annie grimpait dans l’autre.
« Je sais pourquoi, la taquina Annie quand les lampes furent éteintes. C’est pour permettre à Dago de coucher sur tes pieds, comme d’habitude. Mais je préfère être en haut. Comme ça, si Dag dégringole en dormant, je ne le recevrai pas sur la tête ! »
Les uns après les autres, François, Mick, Annie et Claude sombrèrent dans un profond sommeil. Le poêle à pétrole brûlait avec une flamme régulière. Les enfants en avaient baissé la mèche au maximum. Des ombres vagues dansaient au plafond et sur les murs.
Tout à coup, quelque chose vint troubler le repos de Dagobert qui reposait paisiblement, allongé sur les pieds de sa jeune maîtresse. Il ouvrit les yeux. L’une de ses oreilles se dressa, puis l’autre. L’instant d’après, Dago se redressait sur son arrière-train et un sourd grondement s’échappait de sa gorge.
« Grrr… Grrr… ! »
Cependant, les enfants ne se réveillèrent pas tout de suite.
Dagobert continua à gronder, encore et encore, et de plus en plus fort. Pour finir, il poussa un formidable aboiement :
« Ouah ! »
Cette fois, François, Mick, Claude et Annie furent arrachés à leur sommeil. Dago aboya de nouveau. Claude lui mit la main sur la tête pour le calmer.
« Chut, Dag, mon chien ! Qu’est-ce qui se passe ? Tu as peut-être entendu rôder quelqu’un dehors ?
— Qu’y a-t-il ? » cria François de la chambre des garçons.
Mais personne ne trouva d’explication à la bizarre attitude de Dagobert. Tout semblait calme alentour. Pourquoi alors avait-il aboyé ?
Le poêle à pétrole continuait à brûler normalement, projetant au plafond un petit rond de lumière jaune. Et, tout en brûlant, il produisait un léger crépitement, comme pour signaler qu’il était là et remplissait son office avec fidélité. Ce bruit était d’ailleurs le seul qui rompît le silence,
« Tu as raison, Claude, dit Mick au bout d’un moment. C’est sans doute quelqu’un qui passait dehors. Si nous laissions sortir Dag pour nous en rendre compte ?
— Oh ! Non ! protesta François. Restons au contraire bien tranquilles et attendons pour voir s’il aboie encore.
— Ma foi, dit Annie à son tour, il s’agit peut-être seulement d’une souris qui aura traversé notre chambre en courant. Vous connaissez Dago ! Il aboie aussi fort pour une mouche que pour un éléphant.
— Oui, tu as raison, admit Claude. Rendormons-nous. Dag s’est d’ailleurs recouché. Ce n’était qu’une fausse alerte. Mais je t’en supplie, Dago, si tu aperçois encore une souris en train de folâtrer sur le plancher, laisse-la tranquille et n’aboie pas. Ne nous réveille plus. »
Dagobert avança la tête et balaya le visage de Claude d’un coup de langue. Peu à peu le silence retomba dans les deux chambres.
Le chien, cependant, demeura assez longtemps les oreilles dressées. Les enfants s’étaient rendormis, à l’exception d’Annie. Allongée sur sa couchette, elle avait les yeux ouverts et se demandait ce qui avait tiré Dagobert de sa somnolence. Au fond, elle ne croyait pas vraiment qu’il s’agît d’une souris…
La fillette étant éveillée, ce fut elle qui entendit le bruit la première. Tout d’abord, elle crut à un simple bourdonnement de ses oreilles, comme cela lui était arrivé quelquefois quand elle était sur le point de s’endormir et que la pièce était silencieuse. Et puis, soudain, elle comprit que le bruit en question était bel et bien réel. Il était des plus étranges.
Apeurée, Annie se dressa sur son séant.
« On dirait un grondement très lointain », songea-t-elle en prêtant l’oreille,
Dagobert poussa un faible gémissement comme pour faire savoir que lui aussi, de son côté, avait entendu le bruit mystérieux.
« Cela ressemble à un roulement de tonnerre songea encore Annie, mais pas au-dessus de ma tête… au-dessous de moi, au contraire… et très profond ! »
Au même instant le bruit s’amplifia un peu et Dagobert lui donna la réplique en grondant à son tour. Annie se pencha vers la couchette au-dessous et chuchota :
« Chut, Dago. Tais-toi. Tout va bien. Ce doit être un orage dans la vallée ! »
Juste à cet instant les secousses commencèrent… Elles se produisirent si brusquement qu’Annie ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Sur le coup, elle pensa que c’était elle qui tremblait de froid pour être restée trop longtemps à moitié sortie de sa couchette. Mais non… la couchette elle-même se mettait à vibrer, comme la fillette put s’en rendre compte en posant ses doigts sur le cadre de fer. Annie eut peur. Elle se décida à appeler les autres.
« François ! Mick ! Réveillez-vous ! Il se passe quelque chose d’étrange ! »
Lui faisant écho, Dagobert se mit à aboyer à pleine voix :
« Ouah, ouah, ouah ! Ouah, ouah ! »
En un instant, ce fut un branle-bas général dans les deux petites chambres, et les exclamations fusèrent de part et d’autre :
« Quoi ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Qui a appelé ? »
Le tout dominé par les aboiements frénétiques de Dagobert déchaîné.