CHAPITRE XIX
Des renforts inattendus
LES CAISSES qui dissimulaient les enfants étaient grandes, par bonheur. Tous les cinq — Miette comprise — se tinrent cois derrière, souhaitant de tout leur cœur n’être pas vus des bandits. Dans la pénombre, Mick attrapa son frère par le bras.
« François, chuchota-t-il. Que nous avons été bêtes ! Joanès n’a jamais fait partie de la bande ! Il cherchait tout simplement à percer le secret du Vieux Château, avec l’aide du berger. Comme tous deux habitent le voisinage, ils ont été les premiers à s’apercevoir qu’il se passait ici des choses louches. Le père de Miette, surtout, a pu observer les mêmes phénomènes que nous, tandis qu’il gardait les moutons sur la montagne. Il en a parlé à Joanès… »
François poussa un grognement.
« Oui, dit-il. Pas étonnant que le fermier se soit mis en colère quand il s’est aperçu que nous risquions d’embrouiller la situation. Il savait que nous courions un grand danger et il voulait nous en tenir éloignés. Voilà pourquoi il nous a interdit de nous mêler de quoi que ce soit ! Comme tu dis, nous avons été bien bêtes de ne pas le deviner tout de suite.
— Savez-vous où est passé Joanès ? demanda Claude à voix basse. Pouvez-vous le voir ?
— Non. Il a disparu, répondit Mick. Il doit se cacher lui aussi. Attention, vous autres ! J’entends les bandits arriver… En voici un que j’aperçois entre deux caisses. Il tient une barre de fer à la main. Brrr ! Quel air sinistre ! »
D’autres hommes suivirent le premier. Ils n’avançaient qu’avec précaution, ignorant le nombre d’ennemis qu’ils pourraient rencontrer. Les enfants, qui regardaient en silence par les fentes entre les caisses en comptèrent sept en tout. Tous étaient armés d’une manière ou d’une autre. Sept contre Joanès et le berger !
Deux des bandits prirent le tunnel menant aux caves du Vieux Château. Deux autres s’engagèrent dans celui conduisant au lac de la vallée. Les trois autres commencèrent à chercher parmi les caisses. Le cœur des enfants se mit à .battre plus vite. La minute suivante… ils étaient pris !
En vérité, ce fut la faute de Miette. En voyant les hommes se rapprocher d’elle, elle ne put retenir un cri de frayeur. Les bandits n’eurent besoin que de quelques secondes pour démolir la barricade de caisses qui protégeait les jeunes fugitifs. En constatant qu’ils n’avaient devant eux que cinq enfants, ils ouvrirent des yeux ronds de stupéfaction. Mais Dagobert ne leur laissa pas le temps de s’étonner. Aboyant furieusement, il s’était élancé sur l’homme le plus proche de lui et l’avait happé par le bras.
Le gredin se mit à hurler tout en essayant de se débarrasser du chien. Mais Dag tenait bon. Cet instant de panique fut mis à profit par Joanès qui, émergeant tout à coup de l’ombre, sauta sur un autre des bandits et l’étendît par terre d’un coup de poing. Puis, se retournant, il mit aussi hors de combat le troisième comparse. Le fermier était un véritable hercule !
« Vite ! Echappez-vous ! » cria-t-il aux enfants.
Mais il était déjà trop tard. Les autres bandits, alertés par le bruit, revenaient déjà en courant. Ceux que Joanès avait mis à mal se relevèrent. François, Mick, Claude, Annie et Miette furent bloqués dans un coin, tandis que le berger était fait prisonnier de son côté. Seuls, Joanès et Dagobert étaient en mesure de continuer la lutte… et ne s’en privaient pas.
« Mon Dieu ! gémit Claude. Dago va se faire tuer ! Regardez cette brute qui essaie de l’assommer avec sa barre de fer ! »
Le chien esquiva le coup et bondit à la gorge de son ennemi qui, lâchant son arme improvisée, se dégagea et prit la fuite. Dag se lança à ses trousses.
Hélas ! Ce combat inégal ne pouvait durer. Les hommes étaient trop nombreux. D’ailleurs, il en était arrivé d’autres, venant du couloir de la mine. Tous se montraient stupéfaits à la vue des cinq enfants.
Ces hommes, pour la plupart, paraissaient être des étrangers. Ils s’exprimaient en une langue que les enfants ne comprenaient pas. Mais l’un d’eux, qui parlait plus haut que les autres et semblait être leur chef, était certainement français. Il n’avait pris aucune part active à la bataille.
Déjà le berger avait les mains liées derrière le dos. Joanès se débattit comme un beau diable quand, écrasé par le nombre, il sentit qu’on l’attachait à son tour. Mais seul contre tous, que pouvait-il faire ? C’est en vain qu’il rugissait et ruait, tel un taureau furieux. Le chef des bandits vint se camper devant lui.
« Cela vous apprendra à vous mêler de mes affaires, Joanès ! dit-il en ricanant. De tout temps, vous et moi, nous avons été ennemis : vous à la ferme et moi ici, au Vieux Château
— Vous n’êtes qu’un coquin, Nicolas ! riposta Joanès avec mépris. Qu’avez-vous fait de votre tante ? Vous la retenez prisonnière dans sa propre maison. N’avez-vous pas honte ? »
C’était donc là le neveu de la châtelaine !
François ne pouvait s’empêcher d’admirer le jeune fermier qui, vaincu et les mains liées, ne craignait pas de le défier encore.
« Si nous ne nous étions pas mêlés de cette affaire, songeait le jeune garçon, Joanès ne se serait pas retardé pour essayer de nous cacher. Il serait loin à cette heure-ci et aurait pu triompher de ces bandits. Par notre faute, nous voici tous dans un fameux pétrin ! Que va-t-on faire de nous ? Nous garder prisonniers, sans doute, jusqu’à ce que tout le minerai précieux ait été extrait de la mine ! Et cela peut durer longtemps ! »
Nicolas se tourna vers ses hommes pour leur donner des ordres. Dagobert ne cessait de gronder, à moitié étranglé par l’un des bandits qui le maintenait solidement par son collier. Claude craignait qu’il ne reçût un mauvais coup. Miette demeurait blottie dans un coin, pressant contre elle son chien et son chevreau.
Et soudain, un fait extraordinaire se produisit : Joanès, qu’encadraient deux robustes mineurs, se dégagea de leur étreinte d’un rude coup d’épaule, les bouscula violemment et se jeta en avant le long du tunnel, descendant vers le lac… celui-là même par lequel il était venu.
Tout en courant, il poussa un long cri de triomphe. Comme quelques hommes faisaient mine de s’élancer sur ses traces, leur chef les en empêcha.
« Laissez-le donc faire ! dit-il avec un rire dédaigneux. Vous savez bien qu’avant d’arriver au lac il faut nager à un certain endroit, là où la rivière souterraine n’a plus de berge. Or Joanès n’a pas de bateau et il ne pourra pas nager avec les mains attachées. Il sera bien obligé de revenir sur ses pas. Inutile de nous fatiguer à lui courir après. ! »
Mais Joanès était plus malin que cela. En échappant à ses gardiens, il ne cherchait pas à s’enfuir. Il n’avait pas la moindre envie de lutter contre le courant furieux avec l’aide de ses seules jambes. Et il ne pouvait pas davantage espérer franchir le pas difficile en s’agrippant à la paroi rocheuse comme lui et le berger l’avaient fait pour venir : ce sont là des acrobaties impossibles quand on a les mains liées.
Non, Joanès ne cherchait pas à fuir. Il avait un autre plan…
En le voyant disparaître dans l’ombre du tunnel, les enfants sentirent leur cœur se serrer. Il leur semblait que le seul être capable de les défendre s’éloignait d’eux.
Nicolas, le sinistre chef de la bande des mineurs, se tourna vers ses hommes pour continuer à leur dicter ses ordres, quand soudain un rugissement énorme vint frapper les oreilles de tous ceux qui se trouvaient réunis dans la grotte.
Non pas le rugissement de l’impétueux torrent souterrain ! Non pas le grondement formidable de la mine. Non… mais la seule voix du géant s’amplifiant aux voûtes de roc et venant éveiller des échos dans la grotte même.
Oui, c’était bien là la voix de stentor de Joanès. Et Joanès appelait successivement par leur nom ses sept chiens. Stupéfaits, les enfants reconnaissaient cette voix d’une puissance si extraordinaire :
« Black ! Roc ! Dick ! Ralf ! Stop ! Jim ! Youki ! »
Les noms sonores se répercutaient d’une paroi à l’autre.
Miette, qui avait sans doute entendu déjà le fermier appeler ses chiens, ne tourna même pas la tête. Mais tous les autres demeurèrent bouche bée de surprise en entendant une voix si retentissante.
« Ralf ! Ralf ! Youki ! Youki ! »
La voix explosa, encore plus formidable, semblait-il. Pour le coup, Nicolas Thomas se secoua et éclata de rire.
« Qu’espère-t-il donc, le pauvre imbécile ? s’écria-t-il. S’imagine-t-il que ses chiens peuvent l’entendre de l’autre bout du tunnel ? Car il ne les avait sûrement pas amenés avec lui ! Il est fou, je vous dis ! »
De nouveau, la voix énorme s’enfla dans les profondeurs du couloir, nommant les sept chiens tour à tour :
« Dick ! Black ! Roc ! Youki ! Jim ! Stop ! Ralf ! » Comme Joanès appelait le dernier chien, on eut l’impression que sa voix se brisait. Le berger hocha la tête d’un air accablé. Il avait peur que, tel Roland sonnant le cor à Roncevaux, le fermier ne se soit rompu une veine.
Après cela, le silence tomba. Joanès avait cessé d’appeler. Et il ne reparaissait pas non plus. Les enfants se sentirent soudain effrayés et découragés. Miette se mit à pleurer sans bruit.
Malgré tout cependant, chacun tendait involontairement l’oreille aux bruits les plus lointains.
Celui du torrent étant devenu familier, personne n’y prêtait plus attention.
Tout à coup un son vague s’éleva dés profondeurs du souterrain conduisant au lac de la vallée. Dago tira sur son collier au risque de s’étrangler. Il dressa les oreilles, aboya, et reçut une rude tape de l’homme qui le tenait.
« Quel est ce bruit ? » demanda Nicolas en regardant autour de lui comme s’il attendait une réponse d’un de ses complices. Mais ceux-ci n’étaient pas plus renseignés que lui et aucun n’ouvrit la bouche.
Le bruit se fit plus fort. Et soudain, Claude comprit ce que c’était… c’étaient les aboiements furieux et conjugués de sept chiens déchaînés ! Le berger s’en avisa lui aussi et un sourire de joie vint éclairer son visage. Il jeta un coup d’œil à Nicolas pour voir s’il devinait à son tour…
Oui… le chef des bandits venait d’identifier le bruit ! C’est à peine s’il pouvait y croire ! Comment se pouvait-il que la voix de Joanès, si formidable fût-elle, ait été capable de porter aussi loin que l’autre extrémité du tunnel ? Comment avait-il réussi ce tour de force de se faire entendre des sept chiens qui l’aimaient et étaient tous prêts à le défendre ?
Pourtant, il n’y avait pas à s’y tromper ! Les chiens avaient entendu leur maître. Roc, le plus vieux des chiens, le plus fidèle aussi, était resté l’oreille dressée depuis que Joanès et le berger étaient entrés dans le tunnel. Dès cet instant, tous ses sens en éveil, il avait écouté s’il ne les entendait pas revenir. Soudain, un long moment après le départ de son maître, voilà que Roc avait perçu l’écho de sa voix sous les voûtes. Cette voix l’appelait, lui et ses compagnons.
Aussitôt, Roc avait aboyé, alertant ainsi les autres. Enfin, derrière lui, toute la meute s’était engouffrée dans le souterrain, faisant fi des obstacles, et ne songeant qu’à rejoindre Joanès.
Quand les sept chiens le rencontrèrent, le jeune fermier connut un moment de vraie joie. Des langues râpeuses balayaient ses joues. Des queues touffues frétillaient de plaisir autour de lui.
Mais Joanès avait encore les mains attachées. Si Roc pouvait comprendre…
« Roc, dit le fermier en mettant ses poignets sous le nez du chien, mords ! Attaque ! »
Roc parut étonné. Il flaira les liens, sentit une odeur étrangère… et comprit. Ce qu’il fallait mordre, ce qu’il fallait attaquer, c’était cette corde…
Au prix de quelques écorchures sans gravité, Joanès se trouva bientôt libre : Roc avait rongé ses liens. Alors, le jeune homme prit la tête de la meute, retourna sur ses pas et, dès qu’il fut dans la grotte, désigna les bandits à ses chiens et leur ordonna d’attaquer !
Les hommes hurlèrent d’effroi. Ils ne possédaient pas d’armes à feu pour se défendre. Ils ne virent de salut que dans la fuite. Leur chef les avait déjà précédés dans cette retraite sans gloire. Mais les chiens ne l’entendaient pas ainsi. Suivis de Joanès triomphant, ils se jetèrent sur les traces des fugitifs et ne tardèrent pas à les cerner dans un coin de la cave. Dagobert, libéré de l’étreinte de son gardien, s’était joint à eux. Même le minuscule Toto aboyait de toutes ses forces en prenant des airs féroces.
Les enfants, transportés de joie, considérèrent leurs ennemis vaincus.
« Qui aurait jamais cru ça ! soupira Mick ravi. Quelle chose stupéfiante ! Vive Joanès et ses sept chiens ! »