CHAPITRE IV
 
Les suites de l’« Affaire Dago »

img12.png

LES TROIS GROS CHIENS de berger ne prêtèrent pas longtemps attention à Claude. C’est à Dagobert qu’ils en voulaient. Comment cet intrus osait-il venir fouiner autour de leur ferme ? Ils firent un pas en avant, mais Claude continua à s’interposer entre eux et leur proie. Elle leva la laisse de cuir qu’elle tenait à la main, la fit siffler en l’air, et n’hésita pas à en cingler les chiens qui grondaient, François s’élança pour porter aide à sa cousine et, juste à cet instant, Dagobert poussa un cri aigu : il venait d’être mordu !

Alors on vit arriver en courant la fermière qui semblait avoir retrouvé ses jambes de vingt ans.

« Roc ! Dick ! Black ! » appela-t-elle.

Mais les trois chiens semblèrent ne l’avoir pas entendue. Ils se mirent à gronder plus fort que jamais, et… soudain une voix retentit, jaillie on ne savait trop d’où. Quelle voix c’était là ! Elle vibrait de toutes parts, comme diffusée par un haut-parleur.

« Dick, Black, Roc ! »

Cette fois-ci, les trois chiens s’arrêtèrent d’un coup. Ils levèrent la tête, reniflèrent et, tournant le dos au petit groupe épouvanté, s’enfuirent à toute vitesse.

« Nous avons de la chance ! murmura Mme Gouras en serrant son châle autour d’elle. C’était Joanès. Il a dû entendre les aboiements. Oh ! Mon pauvre petit, êtes-vous blessé ? »

Elle avait pris Claude par le bras et la regardait d’un air anxieux.

« Non, madame, je ne crois pas, répondit Claude qui était assez pâle. Mais ces chiens ont mordu Dagobert.

— Ouah ! » opina Dago, qui semblait moins effrayé que sa maîtresse.

Claude s’agenouilla devant lui dans la neige et lui tâta le cou.

« Regardez, dit-elle. C’est là… Il saigne. Oh ! Mon pauvre Dag ! Comme je regrette de t’avoir lâché !

— La blessure n’est pas grave, Claude, je t’assure, déclara François après avoir examiné à son tour le cou de Dagobert. Son collier l’a protégé. Ce n’est guère plus qu’une égratignure. »

Annie, cependant, s’appuyait à la murette, défaillant à demi, Mick lui-même sentait ses jambes trembler sous lui. Tous deux ne pouvaient s’empêcher de penser à ce qui aurait pu arriver si les trois féroces bergers avaient mordu Claude au lieu de Dagobert. Chère et vaillante Claude ! Comme ils admiraient son courage !

« Ces chiens auraient pu vous mettre en pièces, dit Mme Gouras tout émue. Quelle peur j’ai eue ! »

Mais Claude ne se souciait que de Dagobert.

« S’il vous plaît, madame, demanda-t-elle, auriez-vous de la teinture d’iode ou du mercurochrome pour que je puisse désinfecter la plaie ? »

Avant que la fermière ait eu le temps de répondre, l’athlétique Joanès parut, ses trois chiens sur ses talons.

« Alors ? questionna-t-il, tandis que son regard allait des enfants à sa mère.

— Tes chiens ont attaqué celui-ci, expliqua Mme Gouras. Tu les as appelés juste à temps, Joanès. Par bonheur, Dagobert n’a reçu qu’une blessure légère. Mais tu aurais dû voir ce garçon, oui, celui auquel le chien appartient… Il se tenait debout devant lui pour le défendre ! »

François ne put s’empêcher de sourire en voyant que la fermière continuait à prendre sa cousine pour un garçon. Il savait bien que rien ne pouvait faire plus de plaisir à Claude.

« Il faudrait désinfecter la plaie », répéta la fillette.

Joanès se baissa et examina le cou de Dago.

« Peuh ! dit-il presque tout de suite en se relevant. Ce n’est rien du tout ! »

Et il s’éloigna en sifflotant. Claude le suivit des yeux. La colère montait en elle. Comment ! C’étaient ses chiens qui avaient attaqué Dagobert et il ne s’était même pas excusé ! Elle sentit des pleurs de rage lui piquer les yeux et eut bien du mal à les retenir.

« Je ne veux pas rester ici, déclara-t-elle tout haut. Ces chiens recommenceront à attaquer Dago, c’est certain ! Et ils risquent de le tuer. Je veux rentrer à la maison.

— Voyons, voyons, dit Mme Gouras d’une voix apaisante, vous parlez ainsi parce que vous êtes bouleversé.

— Non, je ne suis pas bouleversée, répondit Claude. Mais je prévois le pire et je ne veux pas que mon chien soit maltraité par les autres. »

Elle pivota sur ses talons et, suivie de Dagobert, se dirigea vers la ferme. À aucun prix elle n’aurait voulu pleurer en public et les larmes lui brûlaient de plus en plus les yeux. Elle s’en voulait de sa faiblesse. Cela lui ressemblait si peu ! Mais après tout elle relevait de maladie et n’était pas en pleine possession de ses moyens.

François, Mick et Annie échangèrent des regards consternés.

« Va avec elle, Annie ! » conseilla François.

Annie obéit et courut après Claude. François se tourna vers la vieille fermière qui frissonnait sous son châle.

« Rentrons aussi, lui dit-il. Sinon, vous allez prendre froid. Et ne vous tracassez pas pour Claude. Elle finira bien par se calmer. Ne prenez pas sa décision trop au sérieux. Je suis sûr qu’elle reviendra sur ce qu’elle a dit.

— Elle ! s’exclama Mme Gouras, toute surprise.

Ce n’est donc pas un garçon ! Comme elle est brave ! Je me demande ce que Joanès pensera de ça ! Alors, vous croyez vraiment qu’elle renoncera à rentrer chez elle ?

— Mais oui, affirma François en souhaitant tout bas ne pas se tromper. Quoiqu’avec Claude on ne peut jamais savoir. Mais j’espère bien qu’elle changera d’idée. Si vous pouviez lui procurer de la teinture d’iode pour son chien, cela arrangerait certainement les choses.

— Vous avez raison, rentrons vite », acquiesça Mme Gouras en se mettant en marche.

Ils trouvèrent Claude dans la salle à manger. Elle avait ôté le collier de Dago et s’affairait à laver la blessure avec un coin de son mouchoir trempé dans l’eau.

« Attendez, mon petit ami, je vais vous chercher un désinfectant, dit Mme Gouras, oubliant soudain que Claude était une fille. Je reviens tout de suite. »

Elle reparut bientôt, une petite bouteille brune à la main. Claude la remercia et acheva de nettoyer la plaie de Dagobert. Celui-ci était ravi de voir que l’on s’occupait de lui. Mais sa maîtresse demeurait sombre et pensive.

« Roc, Dick et Black auraient pu le tuer, dit-elle suivant son idée. Je ne veux pas le laisser ici. Je vais rentrer à la maison… Non, pas chez toi, François, chez moi, à Kernach, à la « Villa des Mouettes ».

— Ne fais donc pas la sotte, Claude ! bougonna Mick, exaspéré. En fin de compte, Dag n’a qu’une écorchure. Pourquoi gâter toutes nos vacances pour une simple bataille de chiens ?

— Roc, Dick et Black ne me disent rien qui vaille, s’entêta Claude. Je ne veux pas passer mon temps à trembler pour Dago. Et puis, en partant, je ne gâcherai pas vos vacances mais les miennes !

— Ecoute, coupa François. Sois raisonnable. Accepte seulement de rester un jour encore. Juste un jour. Ce n’est pas trop te demander, n’est-ce pas ? Mme Gouras serait consternée, je crois, si tu partais comme ça. D’ailleurs il ne semble guère possible que tu puisses t’en aller aujourd’hui même. Les moyens de transport manquent dans le pays, surtout avec cette neige qui couvre tout.

— Bon, bon ! reconnut Claude de mauvaise grâce. Je veux bien attendre jusqu’à demain. Cela donnera à Dagobert le temps de se remettre de sa frayeur,

— Je suis sûre que Dag n’a pas eu vraiment peur, émit Annie Et si tu n’étais pas intervenue. Claude, il aurait trouvé moyen de tenir tête aux trois chiens de Joanès à lui tout seul. Pas vrai, Dago ?

— Ouah ! Ouah ! » répondit Dagobert d’un air convaincu.

On aurait dit qu’il comprenait. Il agitait frénétiquement la queue. Mick se mit à rire.

« Cher vieux Dag ! s’exclama-t-il. Tu n’as pas du tout envie de rentrer, toi, n’est-ce pas ?

— Ouah ! » aboya encore Dago.

Mais Claude fronça les sourcils d’un air menaçant et ses cousins sentirent qu’il ne fallait pas la taquiner davantage.

François, Mick et Annie espéraient bien que, La nuit portant conseil, leur cousine serait de meilleure humeur le lendemain matin et accepterait de renoncer à rentrer à Kernach.

« Si nous sortions faire un tour ? proposa Mick. C’est ridicule de rester à l’intérieur par un temps pareil, alors qu’il y a de la neige et du soleil dehors ! Tu viens, Annie ?

— Oui, dit Annie. Si Claude nous accompagne. »

Mais Claude secoua la tête. « Non, grogna-t-elle. Ce matin, je resterai ici avec Dag ! Vous autres, sortez si ça vous plaît » Gentiment, Annie insista pour tenir compagnie à sa cousine. Aussi les garçons partirent-ils seuls. L’air vif de la montagne leur semblait délicieux à respirer. Ils se sentaient bien mieux que la veille et toussaient beaucoup moins. Quel ennui que cette histoire de chiens ! Elle contrariait tout le monde, même la vieille fermière qui, entendant les garçons sortir, apparaissait au même instant sur le seuil de la laiterie, l’air soucieux.

« Ne vous tourmentez pas, lui dit François avec un bon sourire. Je crois que notre cousine finira par entendre raison. Elle a déjà abandonné l’idée de retourner chez elle aujourd’hui même… Mon frère et moi, nous avons décidé de faire un petit tour aux environs. Quel chemin nous conseillez-vous de prendre ?

— Suivez ce sentier, répondit Mme Gouras en le désignant du geste. Il vous conduira tout droit à notre chalet d’été. Il est fermé pour l’instant, car nous ne prenons d’habitude des pensionnaires qu’à la belle saison. Mais je vais vous donner la clef. Comme la promenade est longue, vous pourrez vous y reposer aussi longtemps que vous voudrez. Et même, si vous le désirez, vous pourrez y prendre votre repas de midi. Nous avons là-bas une bonne réserve de provisions. Pour vous chauffer, vous trouverez des poêles à pétrole.

Mais n’oubliez pas de les éteindre en partant et soyez prudents. Cela vous convient-il ?

— Oh ! C’est parfait ! déclara François, enchanté. Nous aurons grand plaisir à manger là-bas, c’est certain. Et nous rentrerons avant que la nuit tombe. Voulez-vous prévenir les filles, s’il vous plaît ? »

Quelques instants plus tard, François et Mick se remettaient en route, munis de la clef du chalet. Ils étaient tout heureux et sifflotaient avec entrain. Quelle bonne promenade en perspective !

Au bout d’un moment, le sentier commença à grimper, mais l’air revigorant empêchait les deux garçons de trop sentir la fatigue. D’ailleurs, le soleil faisait peu à peu fondre la neige, facilitant ainsi la marche. Tout en cheminant, François et Mick remarquèrent de gros blocs de pierre noire qui signalaient la présence du sentier de loin en loin. Bonne précaution qui permettait aux gens de la ferme de ne pas s’égarer lorsque la neige nivelait le terrain alentour.

La vue était magnifique. À mesure que les garçons montaient au flanc de la colline, ils apercevaient d’autres collines et, plus loin, la blancheur étincelante des Alpes enneigées.

« Regarde ces pentes ! dit Mick à son frère. Quelles pistes épatantes pour faire de la luge ! On doit filer là-dessus comme un éclair !

— Eh bien, rien ne nous empêche de revenir les essayer demain, avec les filles ! répondit François qui trouvait l’idée excellente.

— Oui, mais en attendant je commence à être un peu fatigué. Le trajet est plus long que je ne me l’imaginais. »

Les deux garçons poussèrent un soupir de soulagement quand ils arrivèrent enfin au chalet d’été dont Mme Gouras leur avait confié la clef. Après deux heures de marche » ils n’étaient pas fâchés de se reposer un peu et de manger quelque chose.

« Cet endroit me plaît, décréta François en introduisant la clef dans la serrure. Quelle amusante maison ! Elle est toute construite en bois ! »

Il poussa la porte et entra, suivi de Mick. En vérité, le chalet était accueillant et confortable. C’est là que les Gouras logeaient leurs plus jeunes locataires durant l’été. La maisonnette comportait quatre chambres, dont chaque possédait des couchettes superposées, à la façon de celles des navires. On trouvait un poêle à pétrole dans chaque pièce (il fait parfois assez froid en montagne, même au cœur de l’été !), et l’office qui faisait suite à la grande salle commune était abondamment pourvu de provisions de conserve : lard fumé, boîtes de légumes, etc. La vaisselle ne manquait pas non plus.

Lorsque François et Mick eurent passé une inspection rapide du chalet, une même pensée leur traversa l’esprit. Ils se regardèrent…

« Dis donc, murmura François. Est-ce que nous ne pourrions pas séjourner ici quelque temps tous les quatre ? L’idée plaira peut-être à Claude. Ici, du moins, Dagobert n’aurait rien à redouter des chiens de la ferme…

— Reste à savoir si Mme Gouras voudra nous en donner la permission », répondit Mick d’un ton plein d’espoir.

img13.png