CHAPITRE XIV
Une alerte
DÈS QUE MIETTE comprit que Joanès approchait, elle échappa aux bras de François et se tint toute tremblante au milieu de la pièce, cherchant des yeux une cachette. On eût dit une biche traquée. Soudain, par la porte entrouverte, elle avisa les couchettes de la chambre voisine. Elle se précipita et, en un clin d’œil, gagna la couchette supérieure où elle se blottit sous une couverture.
Après quoi elle se figea dans une immobilité absolue.
Surpris par sa disparition, le chevreau se mit à bêler de façon lamentable. Et puis, tout d’un coup, il se précipita lui aussi dans la chambre et, d’un bond, sauta auprès de sa petite maîtresse contre laquelle il se fit tout petit.
Toto, le pauvret, était bien incapable d’accomplir un pareil exploit. Il se contenta de gémir au bas de la couchette.
« Sapristi ! grommela Mick. Il ne faut pas que ce chien trahisse Miette. Il ne doit être ni vu ni entendu par Joanès ! Où allons-nous le cacher ? »
François se baissa, attrapa Toto et alla le fourrer à côté de Miette, sous la couverture.
« Voilà le seul endroit où il se tiendra tranquille, dit-il. Miette ! Garde tes animaux près de toi jusqu’à ce que l’alerte soit passée. »
Aucune réponse, d’aucune sorte, ne vint de sous la couverture : pas un mot, pas un bêlement, pas un jappement. Au même instant Dagobert se mit à aboyer et courut à la porte d’entrée.
« Je vais pousser le verrou ! annonça François en se précipitant lui aussi. Je n’ai pas envie que Joanès entre ici avec sa meute. Il aurait tôt fait de découvrir Miette ! Car je suis certain qu’il la cherche. Il a dû apprendre qu’elle s’était sauvée et il vient d’aller voir le berger pour s’assurer qu’elle n’était pas auprès de lui. Oui, c’est certainement ça ! Il veut mettre la main dessus pour qu’elle ne raconte pas ce qu’elle sait !
— Oui, oui, empêche les chiens d’entrer ! supplia Claude. Ecoute un peu comme ils aboient. »
François poussa donc le verrou, puis il ordonna :
« Maintenant, vite… asseyons-nous autour de la table et faisons semblant de jouer aux cartes. Comme ça, en nous voyant, Joanès pensera que tout est normal. Il ne se doutera pas que Miette est ici. Je parie qu’il va essayer de regarder à l’intérieur du chalet en s’efforçant de n’être pas aperçu lui-même. Il va tenter de nous surprendre. Allons, Mick, distribue les cartes… »
Les enfants s’installèrent autour de la table et Mick répartit les cartes. Les mains d’Annie tremblaient un peu et Claude se sentait mal à l’aise. À un moment donné, Annie lâcha même une carte. Mick se moqua d’elle.
« Maladroite ! Courage donc ! Joanès ne te mangera pas ! Et à présent écoutez-moi… Si je dis brusquement « Allons; bon ! » vous saurez que j’ai aperçu Joanès par la fenêtre en face de moi. Vous vous mettrez à rire et vous continuerez à jouer comme si de rien n’était. Compris ? »
Les enfants entamèrent leur partie, mais Mick gardait un œil sur la fenêtre. Au-dehors, les chiens avaient cessé d’aboyer, mais Dagobert restait assis devant la porte, les oreilles dressées, comme si, lui, il entendait quelque chose.
« Atout ! » dit François en jetant une carte.
Le jeu se poursuivit quelques instants, coupé d’exclamations de toute sorte, quand soudain Mick s’écria :
« Allons, bon ! »
Aussitôt, chacun fut sur le qui-vive. On continua à jouer, mais sans prêter grande attention aux cartes. Qu’est-ce que Mick voyait au juste ? se demandaient les trois autres.
Mick, en fait, avait bien du mal à ne pas regarder droit devant lui. Mais, grâce à de petits coups d’œil furtifs, il voyait tout ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire la forme confuse d’un visage qui se pressait contre la vitre… Il voyait Joanès !
« Allons, bon ! » répéta le jeune garçon pour indiquer à ses compagnons que l’ennemi était toujours là. « Allons, bon ! »
Maintenant, la figure du fermier lui apparaissait plus distinctement. Joanès s’imaginait sans doute qu’on ne l’avait pas vu. Il croyait les enfants trop intéressés par leur jeu pour s’inquiéter de ce qui se passait autour d’eux. Ses yeux sombres scrutaient les moindres recoins de la pièce. Mais François avait pensé à fermer la porte de la chambre où se cachait Miette et d’ailleurs, même si elle était restée ouverte, il eût été impossible d’apercevoir la sauvageonne.
Soudain, le visage de Joanès disparut de la fenêtre.
« Il est parti, chuchota Mick à voix très basse. Mais continuons à jouer. Il est capable de frapper à la porte. »
Toc ! Toc !
« Ça y est, le voilà ! murmura Claude. Réponds-lui, François !
— Qui est là ? cria François.
— Joanès Gouras. Ouvrez-moi ! répondit la voix sonore du fermier.
— Impossible ! répondit François, bien résolu à ne pas le laisser entrer. Nous avons notre chien avec nous et il est de mauvaise humeur. »
Joanès fit jouer le bouton de la porte, mais celle-ci resta close. Il grommela à mi-voix.
« Désolé ! lui cria François, mais nous ne pouvons pas vous ouvrir. Notre chien serait capable de vous mordre. Il gronde et montre déjà les crocs. Et puis, il pourrait se battre avec les vôtres !
— Aboie, Dag ! ordonna Claude tout bas. Aboie fort ! »
Dago ne se fit pas répéter l’invite et se déchaîna aussitôt. Joanès comprit qu’il valait mieux ne pas insister.
« Si vous voyez Miette, dit-il aux enfants à travers la porte fermée, faites en sorte qu’elle rentre chez elle. Elle s’est échappée une fois de plus et sa mère se fait beaucoup de souci. C’est pour la chercher que je me suis mis en route par une nuit aussi froide.
— C’est bon, répondit François. Si elle vient par ici nous lui offrirons un lit jusqu’à demain.
— Non ! cria Joanès. Renvoyez-la chez elle. Et rappelez-vous aussi ce que je vous ai dit dans la grange. Sinon, il vous en cuira à tous !
— Il nous en cuira… à nous ! s’indigna Mick à voix basse. Non, mais, quel toupet ! C’est à lui et à ses amis qu’il en cuira, oui, si nous révélons ce que nous savons déjà d’eux. Est-ce qu’il est parti, Dago ? »
Dagobert venait de s’éloigner de la porte et de se coucher tranquillement près de la table. Il poussa un bref aboiement comme pour signaler : « Tout va bien à présent. »
Et il ne manifesta aucune agitation quand les chiens de Joanès commencèrent à aboyer au loin.
« Cela prouve que Joanès redescend tout droit à sa ferme, commenta Claude, soulagée. Nous pouvons faire sortir Miette de sa cachette et lui donner quelque chose à manger. »
Elle ouvrit la porte de la chambre et appela :
« Miette ! Joanès est parti. Tout va bien. Descends vite et vient prendre quelque chose de chaud. Nous donnerons du lait à ton chevreau et de la viande et des biscuits à ton chien. »
La couverture se souleva un peu et l’on aperçut dessous les yeux brillants de la sauvageonne. D’un bond, elle sauta sur le plancher où Mignon, le chevreau, la rejoignit immédiatement. En revanche, il fallut descendre Toto qui avait bien trop peur pour sauter.
Au grand amusement de tous, Miette courut droit à François. Elle sentait d’instinct que ce grand et fort garçon pouvait la protéger de ses ennemis. François la fit asseoir à table et Claude posa devant elle du pain, du beurre, du fromage en attendant un grand bol de chocolat. Annie s’occupa de Mignon et de Toto.
Miette dévora avec avidité tout ce qu’on lui servit. Enfin, quand elle fut rassasiée, elle sourit à la ronde et déclara d’une façon tout à fait inattendue :
« Je vais vous dire comment on peut entrer dans la grande maison. »
Tous la dévisagèrent, stupéfaits. François se pencha vers elle :
« Tu vas vraiment nous le dire, Miette ? Gentille petite Miette ! »
Miette se tourna vers lui pour expliquer :
« Il y a un gros trou…, commença-t-elle.
— Et où est-il, ce gros trou ? demanda François.
— Là-haut… Et il descend profond… »
Elle se mit à discourir en son langage heurté, et si vite que les enfants ne comprirent pas un seul mot de ce qu’elle disait.
« Voyons, reprit François quand elle se tut pour reprendre haleine. Où est-il, ce gros trou ? »
Miette le regarda d’un air de reproche.
« Je viens de vous l’expliquer ! dit-elle.
— Oui, je sais. Mais nous n’avons pas bien compris. Alors, indique-nous où se trouve ce gros trou… c’est tout ce que nous voulons savoir. »
Miette parut réfléchir, puis elle sourit. « Je vais vous le montrer, décida-t-elle en se laissant glisser de son siège. Venez !
— Pas maintenant ! s’exclama François. Pas en pleine nuit, avec toute cette neige ! Non, Miette… demain… demain matin ! Pas maintenant. »
La petite fille jeta un coup d’œil par la fenêtre et acquiesça :
« Oui, demain matin. Je vous montrerai le gros, gros trou demain matin.
— Eh bien, en fin de compte, voilà que tout s’arrange ! se réjouit François à haute voix. J’aimerais bien aller voir à quoi ressemble ce « gros, gros trou » à l’instant même, mais nous risquerions trop de nous perdre dans l’obscurité. Patientons donc jusqu’à demain !
— Je suis de ton avis, approuva Mick en réprimant un bâillement. C’est ce que nous avons de mieux à faire. Quelle chance que Miette se soit décidée à nous aider, François ! Je crois qu’elle t’a pris en amitié et ferait n’importe quoi au monde pour te faire plaisir.
— Ce n’est certainement pas une nature ingrate, répondit François en hochant la tête. Tout de même, quelle drôle de petite bonne femme ! »
Il regarda Miette qui était assise sur une couverture, devant le poêle, entre son chien et son biquet.
« Quelle brute que ce Joanès ! ajouta-t-il en serrant les poings. Comment a-t-il pu terroriser cette enfant ?
— C’est une chance que Miette se soit cachée en l’entendant venir, dit Claude. S’il l’avait vue avec nous, je parie qu’il aurait démoli la porte pour l’atteindre. Je le crois assez fort pour faire craquer le battant de haut en bas, d’un seul coup de poing ! »
Tout le monde se mit à rire.
« Ma foi ! s’écria François. Il est bien heureux que nous ne l’ayons pas poussé à nous prouver la vigueur de ses biceps ! Allons, maintenant, tous au lit ! Je suis sûr que demain nous allons vivre une journée palpitante !
— J’espère que, d’une manière ou d’une autre, nous réussirons à prendre contact avec cette pauvre vieille dame prisonnière dans sa tour, soupira Annie. C’est la chose la plus importante que nous ayons à faire… Miette, tu peux dormir dans la couchette, si tu veux. Je vais te donner des couvertures, une paire de draps et un traversin. »
Quelques instants plus tard, le silence régnait à l’intérieur du chalet. Les cinq enfants étaient allongés dans leurs couchettes. Dagobert s’était couché aux pieds de Claude. Toto et Mignon, de leur côté, se blottissaient contre Miette, La porte séparant la chambre des garçons de celle des filles étant restée ouverte, François jeta un coup d’œil dans la pièce voisine. Il sourit malgré lui. On ne pouvait pas dire que le chalet était vide cette nuit-là. Quelle collection d’enfants et d’animaux ! Au fond, il était bien content qu’il y ait deux chiens.
Au cours de cette nuit-là, personne ne s’éveilla, à l’exception de Claude. Tout d’un coup, elle sentit Dagobert s’agiter à ses côtés et se redressa sur un coude. Mais Dago n’aboya pas. Il lui lécha la main. On eût dit qu’il écoutait quelque chose.
Claude se rendit compte que le bruit sourd, précédemment entendu, recommençait. Le « tremblement de terre » en miniature lui succéda, quoique plus faible que la nuit d’avant. Claude sentît frémir le cadre de sa couchette : il vibrait comme si un moteur se fût trouvé dans une pièce au-dessous.
La fillette se leva avec mille précautions et courut à la fenêtre de la salle commune. Elle regarda à travers la vitre. Ses yeux s’écarquillèrent alors car elle voyait ce que Mick avait déjà vu lui-même : une sorte de faisceau lumineux qui balayait le ciel. Cette espèce de lueur tremblotante qui ressemblait à un brouillard s’élevait de l’emplacement du Vieux Château. Elle éclaira la nuit pendant un moment, puis disparut. Seules maintenant les étoiles continuaient à briller.
Claude jugea inutile de réveiller les autres. Dès que le bizarre phénomène eut cessé, elle alla se recoucher.
Peut-être, le lendemain, elle et ses compagnons auraient-ils la clef de ce mystère… Car demain, oui, demain, lui semblait plein d’exaltantes promesses.