CHAPITRE VI
 
Chouquette

 

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BERTHE semblait sur le point d'éclater en sanglots. Tante Cécile s'empressa de faire diversion.

« Ne t'inquiète pas au sujet de cette lettre, Henri, dit-elle. Pour l'instant, prenons tranquillement notre petit déjeuner. Nous discuterons plus tard. Mangez de bon appétit, mes enfants ! »

Claude et ses cousins observaient la nouvelle venue avec curiosité. Non, décidément, elle n'avait rien d'un garçon, cette jolie Berthe aux longs cheveux blonds, qui déjeunait en ce moment, les yeux pleins de larmes… Claude pensait, sans indulgence : « Jamais cette fille-là ne pourra se faire passer pour un garçon, quoi qu'elle fasse. Les cheveux coupés, et en short, elle aura seulement l'air… d'une dinde ! »

Quand elle eut fini de grignoter ses tartines, Berthe dît : « Où est ma chienne ? Je voudrais bien la voir. La pauvre a dû s'ennuyer.

— Va la chercher, dit tante Cécile. Nous avons tous terminé. Amène-la ici ! »

Oncle Henri se leva. « Je vais travailler, annonça-t-il. J'espère que je ne serai pas dérangé par des cris et des aboiements. »

Il s'éloigna. Berthe se leva et demanda : « Où est la niche ?

— Je vais te la montrer, dit Annie. Tu viens avec nous, Claude ?

— Non. J'attends ici. Nous verrons quelle sera la réaction de Dagobert, dit Claude d'un ton tranchant. Si Mlle Chouquette ne lui plaît pas, et je suis sûre qu'elle ne lui plaira pas, il faudra qu'elle reste dehors, dans la niche.

— Non ! supplia Berthe.

— Que dirais-tu si Dagobert mangeait ta Chouquette ? dit Claude. Il se montre férocement jaloux des autres chiens.

— Oh ! s'exclama Berthe, bouleversée. Dagobert n'est tout de même pas une bête féroce ?

— Je t'aurai avertie, en tout cas, dit Claude en lui tournant le dos.

— Viens, dit Annie en entraînant Berthe. Allons délivrer cette pauvre Chouquette qui doit se demander pourquoi personne ne s'occupe d'elle. »

Quand les autres furent sortis, Claude souffla à l'oreille de Dagobert :

« Tu n'aimes pas que d'autres chiens pénètrent dans ta maison, n'est-ce pas, Dagobert ? Alors, aboie bien fort ! Ne mords pas, mais grogne et montre les crocs, ce sera suffisant ! »

Elle entendit des pas, et la voix d'Annie :

« Comme elle est mignonne ! François, Mick, tante Cécile, venez voir ! »

Chacun accourut. Berthe portait dans ses bras une toute petite chienne caniche noire, tondue en lion. Son museau inquiet, flairait sans cesse, et ses yeux vifs examinaient les gens qui l'entouraient.

Berthe la posa par terre. La petite chienne resta là, plantée sur ses pattes délicates, comme une artiste sur le point de se mettre à danser. Chacun l'admirait. Dagobert, d'abord interloqué, flaira de loin. Claude le tenait solidement par son collier, de crainte qu'il ne bondît sur l'intruse.

Chouquette vit Dagobert et le regarda de ses yeux brillants, sans crainte. Puis elle se dirigea résolument vers lui, en agitant comiquement son bout de queue en pompon. Dagobert, surpris, recula. La chienne dansa tout autour de lui et fit entendre un léger aboiement, qui voulait dire clairement : « Veux-tu jouer avec moi ? »

En réponse, Dagobert fit un bond en l'air, si vigoureux et si inattendu que Claude lâcha prise. Tout le monde se mit à rire en voyant les deux chiens courir à travers la pièce, et le petit caniche si vif gambader autour du gros Dagobert.

Après quelques minutes d'un jeu fort animé, Chouquette se laissa tomber dans un coin, essoufflée. Dagobert s'approcha d'elle et lui donna un bon coup de langue sur le nez.

L'attitude de Dagobert surprenait beaucoup Claude. Elle ne comprenait pas qu'il accueillît de la sorte un autre chien, alors qu'elle lui avait demandé de faire précisément le contraire.

« Ce qu'ils sont gentils tous les deux ! dit Berthe, ravie. Voyez comme ils s'entendent bien ! J'en étais sûre. Dagobert est en admiration devant Chouquette. Il y a de quoi, d'ailleurs, car c'est une chienne de pure race, elle a un pédigrée, alors que Dagobert… »

Elle s'arrêta et se mordit les lèvres, en se rendant compte de sa maladresse. Claude paraissait sur le point d'exploser. Mick s'empressa de répondre à sa place :

« Dagobert est un compagnon tout à fait remarquable. Ta Chouquette est sans doute une jolie petite bête, mais notre Dagobert, à lui tout seul, vaut sûrement dix Chouquette !

— Oh ! tu exagères, dit Berthe en regardant Dagobert. Tout de même, c'est un beau chien. Ses yeux surtout sont extraordinaires…

Claude se sentit mieux.

« Maintenant que Chouquette et Dagobert sont amis, est-ce que ma chienne pourra coucher sur mon lit ce soir ? Je vous en prie, dites oui, tante Cécile !

— Non ! cria Claude. Maman, je ne suis pas d'accord !

— Nous verrons, dit tante Cécile, très embarrassée. Ma petite Berthe, je t'assure que ta chienne paraissait très heureuse de coucher dans la niche, la nuit dernière.

— Je voudrais la garder avec moi, dit Berthe, en jetant un coup d'œil furieux à Claude.

— Nous réglerons cette question plus tard, dit tante Cécile. En attendant, il va falloir suivre les instructions de ton père…

— Mais je ne veux pas… », commença Berthe. Une main se posa sur son bras. C'était celle de François.

« Allons, ne fais pas le bébé, dit-il. N'oublie pas que tu es une invitée ici, et montre-nous que tu as appris les bonnes manières ! »

Berthe resta interdite d'entendre François lui parler ainsi. Pourtant, il souriait d'un air affable, Elle avait envie de pleurer, mais elle rendit quand même le sourire.

« On voit bien que tu n'as pas de frères pour te faire marcher droit, ajouta François en la prenant par le bras. Pendant ton séjour ici, Mick et moi nous serons tes frères, et tu tâcheras de bien te comporter, comme Annie. D'accord ? »

Berthe, déconcertée par ce langage inattendu convint cependant, en son for intérieur, qu'elle aimerait quand même bien avoir un frère comme François Il lui disait des choses assez désagréables, mais son regard rieur et bienveillant inspirait confiance.

Tante Cécile réprimait une forte envie de rire. François savait toujours ce qu'il fallait dire et faire dans les circonstances difficiles. Il lui était souvent d'un précieux secours. Maintenant, il allait s'occuper de Berthe et veiller à ce qu'elle ne mît pas la discorde dans la maison. Quel soulagement pour tante Cécile ! Diriger une grande famille représente une lourde charge, surtout avec un savant de mari, qui s'occupe si peu de l'éducation des enfants…

« Veux-tu m'aider à faire les lits ? demanda-t-elle à Berthe. Prends Chouquette avec toi, si tu le désires.

— Oui, dit Berthe, mais je n'ai pas l'habitude…

— Je te montrerai, dit tante Cécile.

— Ta chienne est amusante, dit François. Mais Dagobert est un chien exceptionnel, ne l'oublie pas ! »