CHAPITRE XIV
 
Où est Claude ?

 

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LE lendemain matin, Maria descendit comme à l'ordinaire, vers sept heures et demie. Berthe s'éveilla peu de temps après et pensa aussitôt à Chouquette. Elle sauta de son lit, dévala l'escalier et alla frapper à la porte de la chambre des deux cousines.

« Entrez ! dit Annie, arrachée à son rêve. Ah !c'est toi, Berthe ?

— Bonjour ! Je suis venue chercher ma chienne. Mais… où est Claude ? »

Annie considéra avec étonnement le lit vide, à côté d'elle, et répondit :

« Je n'en sais rien. Attends… Laisse-moi réfléchir. Je me souviens qu'au milieu de la nuit elle est descendue pour mettre Chouquette dans la niche, parce que ta chienne faisait une telle comédie que nous ne pouvions pas dormir…

— Pauvre Chouquette ! Elle n'est pas habituée à coucher dans une niche. Enfin ! Claude est sans doute allée la chercher. Je vais prendre une douche et m'habiller. Le temps est splendide; si nous allions nous baigner avant le petit déjeuner ?

— Pourquoi pas ? C'est si agréable, le matin de bonne heure… Dagobert, va voir Claude qui est au jardin ! »

Mick et François étaient déjà réveillés; ils se montrèrent tout à fait disposés à prendre un bain sans attendre. Annie se joignit à eux quand ils descendirent l'escalier. Dans le jardin, ils trouvèrent Berthe qui venait de délivrer Chouquette. Celle-ci jappait joyeusement et sautait autour de sa maîtresse.

Dagobert s'approcha des enfants. Il émit une sorte de grognement pour attirer leur attention. « Qu'y a-t-il, Dagobert ? Comme tu as l'air bizarre ! dit François.

— Ouah ! Ouah ! » fit Dagobert. Il avait cherché Claude partout, sans succès.

« Tu n'as pas trouvé Claude ? lui demanda Annie, surprise. Serait-elle déjà partie se baigner ?

— C'est bien possible, dit Maria. Je ne l'ai pas vue, mais quand je me suis levée la porte du jardin claquait au vent.

— Alors, Claude doit être sur la plage », dit Annie vaguement inquiète. Elle trouvait étrange que Claude ne lui eût pas demandé de l'accompagner, comme d'habitude.

Les quatre enfants, suivis des chiens, gagnèrent aussitôt le bord de la mer. Dagobert parcourut la plage en tous sens. Il semblait désorienté.

« Je ne vois pas trace de Claude, dit Mick, très surpris. Pas de vêtements posés sur le sable, personne dans l'eau… »

Ils regardèrent tous la mer et ne virent aucun baigneur.

Annie, toute pâle d'émotion, se tourna vers son frère aîné :

François ! Où peut-elle être ?

— Je voudrais bien le savoir, répondit-il. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle n'est pas venue ici. Autrement, nous retrouverions au moins ses sandales et sa serviette. Elle n'est pas non plus partie en bateau. Il est là-bas, amarré comme à l'ordinaire. Retournons à la maison.

— Claude ne serait pas sortie pour se baigner sans me le dire, affirma Annie avec force. Et puis, je me serais certainement réveillée un court instant si elle était revenue après avoir mis Chouquette dans la niche Je n'ai eu conscience de rien. Oh ! François, je crois qu'il est arrivé malheur à Claude ! Elle a dû se faire enlever cette nuit, quand elle est allée avec Chouquette dans le jardin !

— C'est tout à fait vraisemblable, dit François. Nous savons qu'un inconnu rôdait autour de la maison hier soir, puisque Claude l'a vu. Il faut retourner chez nous pour examiner les lieux avec soin. Peut-être trouverons-nous un indice dans le jardin. »

Ils firent demi-tour, la mine soucieuse.

Quand ils furent arrivés auprès de la niche, Annie laissa échapper une exclamation de surprise; elle se pencha et ramassa quelque chose.

Sans un mot, elle montra sa trouvaille à ses frères et à Berthe.

« Qu'est-ce donc ? Mais… c'est une ceinture ! dit Mick.

— La ceinture de la robe de chambre de Claude, ajouta Annie.

— Voilà une preuve, reprit Mick. Claude a été enlevée quand elle est venue ici avec Chouquette ! »

Berthe fondit en larmes. « Ils l'ont kidnappée à ma place ! Elle portait Chouquette… Ils doivent savoir que je possède un petit caniche noir… De plus, elle a les cheveux courts et s'habille en garçon dans la journée, comme moi… dit-elle d'une voix entrecoupée de sanglots.

— Certainement, dit François. En vérité, tu as plus que Claude l'air d'un garçon, quand vous êtes toutes les deux en short. Les ravisseurs devaient chercher une fille habillée en garçon. Claude répondait exactement à ce signalement; pour comble, elle portait ton caniche ! Oui, elle a été enlevée à ta place !

— Alors, ils vont envoyer un avis à mon père…, balbutia Berthe.

— Oui. C'est ainsi que procèdent habituellement les ravisseurs d'enfants, dit François. Ils feront parvenir à ton père un message l'informant qu'il ne sera fait aucun mal à sa fille, s'il consent à ce qu'on lui demande…

— C'est-à-dire s'il livre ses secrets, acheva Berthe. Pauvre papa ! Quelle épouvantable situation ! J'espère que les bandits vont vite s'apercevoir qu'ils ont enlevé Claude Dorsel, et non la fille de Charles Martin. À ton avis, que feront-ils lorsqu'ils se rendront compte de leur erreur ?

— Peut-être essaieront-ils de faire chanter oncle Henri, mais il n'est pas en mesure de leur donner tous les renseignements qu'ils souhaitent, opina François.

— Pour ma part, je crois plutôt qu'ils vont revenir à la charge et tenter de s'emparer de la vraie Berthe le plus rapidement possible, dit Mick.

— Eh bien, moi, je suis persuadée que Claude ne dira rien ! lança Annie. Je la connais. Elle comprendra que si elle parle, Berthe sera immédiatement en danger, et elle se taira aussi longtemps que possible.

— Vraiment ? dit Berthe avec admiration. Si elle ne cherche pas à se faire libérer en proclamant la vérité, c'est qu'elle est très brave !

Elle l'est, assura Mick. Quand elle a pris une décision, elle s'y tient, quoi qu'il arrive…

— J'ai tout de même du mal à croire qu'elle prolongerait, pour me sauver, une situation qui doit être fort désagréable, murmura Berthe. Elle n'a pas beaucoup de sympathie pour moi.

— Cela ne fait rien, dit Annie.

— Allons voir Maria, décida Mick. Il faut réfléchir et prendre une décision. Qu'allons-nous faire de Berthe ? Elle ne peut rester ici plus longtemps. »

Berthe montrait un petit visage bouleversé. La disparition de Claude lui rendait évident le danger qu'elle courait elle-même. Jusqu'alors, elle n'y avait cru qu'à demi. Brusquement, elle se retourna et regarda autour d'elle, comme si elle s'attendait à voir quelqu'un bondir d'un buisson…

« Il n'y a personne ici pour le moment, Berthe, rassure-toi, dit Mick. Garde ton calme et rentre à la maison, c'est préférable. Même si Claude ne parle pas, ses ravisseurs peuvent s'apercevoir qu'il y a erreur sur la personne et revenir ici en vitesse. »

Berthe courut vers la maison, comme si elle avait effectivement quelqu'un à ses trousses.

Les deux garçons et Annie la suivirent plus calmement. François ferma à clef la porte qui donnait sur le jardin.

Il appela Maria. Quand elle apprit la disparition de la fille de ses maîtres, Maria fut bouleversée. Elle se mit à pleurer, car elle aimait beaucoup Claude; de plus, elle imaginait la détresse des parents de celle-ci, lorsqu'ils sauraient…

« Je vous avais pourtant bien recommandé de fermer tout soigneusement et de téléphoner à la gendarmerie », gémit-elle.

François l'interrompit : « Maria, vous avez dit que vous appelleriez vous-même la gendarmerie. Ne l'avez-vous pas fait ? »

Maria resta interdite. « Je devais être bien fatiguée », balbutia-t-elle enfin. Elle fondit en larmes.

« Ecoutez, Maria, dit François. Rien ne sert de pleurer. Il y a beaucoup de choses à faire. Tout d'abord, prévenir le brigadier. Ensuite, tâcher de retrouver la trace d'oncle Henri et de tante Cécile, qui ne nous ont pas laissé leur adresse. Nous devons aussi prendre une décision au sujet de Berthe. Il paraît indispensable de la cacher ailleurs qu'ici.

— Pour sûr », dit Maria en s'essuyant les yeux avec son tablier. Elle se laissa tomber sur une chaise, car, sous l'effet de l'émotion, ses jambes se dérobaient sous elle. « Laissez-moi réfléchir, j'aurai peut-être une idée », ajouta-t-elle.

Après une minute, sa figure s'éclaira. « Je sais où nous pourrions emmener Berthe pour la mettre à l'abri, déclara-t-elle. Vous vous souvenez de Jo, la petite gitane qui a partagé quelques-unes de vos aventures ?

— Naturellement, dit François. Elle vit chez votre cousine, maintenant, n'est-ce pas ?

— Oui. Vous connaissez la bonté de ma cousine. Si on la mettait au courant de tout ce qui se passe ici, je suis sûre qu'elle accepterait sans difficulté de prendre Berthe chez elle. Là-bas, dans son village, il ne se passe jamais rien. Et personne ne s'étonnerait qu'il y ait une fillette de plus dans sa maison, car elle accueille souvent des amies de Jo.

— Excellente idée ! approuva Mick. N'est-ce pas, François ? Il faut que Berthe parte tout de suite. Nous chargerons Jo, qui est dégourdie, de veiller sur elle.

— La police ne la perdra pas de vue non plus, dit François. Maria, vous devriez téléphoner pour demander un taxi et emmener Berthe le plus rapidement possible.

— Ma cousine sera bien surprise de me voir arriver de si bonne heure, soupira Maria, en retirant son tablier. Elle comprendra la situation et acceptera de nous rendre ce service, j'en suis sûre. Mademoiselle Berthe, rassemblez quelques affaires dans une valise. N'emportez que l'indispensable. »

Berthe ne surmontait pas sa frayeur. L'idée de partir lui déplaisait. Elle ne voulait pas quitter ses nouveaux amis, qui lui inspiraient tant de confiance. Chez quels inconnus allait-elle tomber maintenant ?

François s'aperçut de son désarroi et eut pitié d'elle. Il lui parla avec douceur et patience :

« Ecoute-moi. Claude est une chic fille, tu sais. Il est probable qu'elle va tenir sa langue le temps nécessaire pour que nous te mettions en sécurité. Pense à la nuit affreuse qu'elle a dû passer, à sa situation tragique… Claude est toujours courageuse. Ne peux-tu pas faire un petit effort pour te montrer brave, toi aussi ? »

Berthe considéra le visage sérieux et ouvert de François, puis elle articula péniblement, la gorge serrée : « C'est bon. Je partirai donc, puisqu'il le faut. Comment est cette Jo, dont vous parliez tout à l'heure ? Maria a dit que c'était une gitane. Je n'aime pas beaucoup les gitans.

— Tu feras une exception pour elle, dit François. Tu verras, elle est vive comme la poudre, pas toujours commode, mais elle a un cœur d'or ! N'est-ce pas, Maria ? »

La cuisinière approuva chaleureusement. Elle avait toujours eu un faible pour Jo, malgré ses mauvaises manières; après que le père de la petite gitane eut été arrêté et envoyé en prison, Maria s'était chargée de trouver une maison pour recueillir l'enfant.

« Dépêchons-nous, mademoiselle Berthe, dit Maria. Comment doit-elle s'habiller, à présent ? En fille ou en garçon ? Voilà encore un point important à régler, mes enfants !

— En fille ! Oh  ! en fille ! » s'écria Berthe, avec la dernière énergie.

François réfléchit. « Elle a raison, dit-il. Tu peux t'habiller en fille, mais, pour l'amour du ciel, ne te fais pas encore appeler Berthe !

— Que diriez-vous de Simone ? proposa Maria. C'est un joli nom, assez courant pour ne pas attirer l'attention.

— Je commence à en avoir assez de tous ces changements de noms, grogna Berthe en levant, les yeux au ciel. Je serai Michèle, voilà tout !

— D'accord, dit François.

— Venez faire votre valise, dit Maria. Nous allons trier ensemble vos vêtements les plus ordinaires.

— Pendant ce temps, je vais téléphoner à la police et appeler un taxi, décida François.

— Non, je vous en prie, pas de taxi pour nous ! protesta la cuisinière. Je ne tiens pas à attirer l'attention de tout le village en arrivant là-bas en taxi. Nous prendrons tout simplement l'autocar, qui part de Kernach dans vingt minutes. Ensuite, nous n'aurons plus qu'un quart d'heure de marche à pied pour nous rendre chez ma cousine.

— Bonne idée, dit François. En effet, il vaut mieux éviter de se faire remarquer. »

Il alla décrocher le téléphone et demanda la gendarmerie. Quand il eut le brigadier au bout du fil, François le mit au courant de la disparition de Claude. Le brigadier prit note calmement de la déclaration du jeune garçon.

« Je serai là dans dix minutes, promit-il. Attendez-moi. »

Annie et ses frères prirent place au salon. Ils restèrent longtemps silencieux. Chacun pensait à Claude. Où pouvait-elle être ? Que faisait-elle en ce moment ? N'était-elle pas blessée ?

Dagobert errait, pitoyable. Il cherchait toujours Claude. Cinq ou six fois, il était retourné à l'endroit où l'on avait trouvé la ceinture de robe de chambre. Chouquette comprenait qu'il était malheureux et le suivait sans bruit. Quand il se couchait, elle s'étendait à côté de lui. Quand il se levait, elle faisait de même. Les enfants, qui se seraient amusés de ce manège dans d'autres circonstances, ne le remarquèrent même pas.

On entendit le gravier crisser dans l'allée.

« Voilà les gendarmes ! dit François. Ils se sont dépêchés ! »