CHAPITRE XVI
 
Jo !

 

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MICK et François retournèrent à la Villa des Mouettes, suivis de deux chiens fort tristes. Quand Annie fut mise au courant de leurs découvertes, elle dit :

« Il faut faire un fidèle rapport à la gendarmerie. Le brigadier mettra tout en œuvre pour retrouver la voiture en question; peut-être même saura-t-il ce que signifie le mot Gringo, ou arrivera-t-il à le découvrir.

— Oui, je vais lui téléphoner immédiatement, dit François. Pendant ce temps, Mick, tu devrais te rendre au garage pour montrer à Paul le dessin que j'ai fait des pneus et lui demander si c'est bien d'une voiture américaine qu'il s'agit. »

Le brigadier écouta avec attention la communication de François. Il déclara qu'il enverrait dans le bois deux hommes, pour vérifier les dires du jeune garçon, et si possible trouver d'autres indices. Mais il estima que le morceau de papier était sans intérêt, puisqu'on l'avait trouvé assez loin de la clairière, et que d'ailleurs le mot Gringo ne signifiait rien, à son sens.

« Votre cousine n'aurait pas pu jeter ce papier par la portière une fois la voiture en marche, dit-il. L'un des ravisseurs s'est certainement assis à côté d'elle. À la clairière, elle a pu lancer quelques objets hors de l'auto parce que l'un des bandits — ils étaient sans doute deux — a dû guider l'autre dans une manœuvre compliquée pour faire demi-tour.

— Le vent a pu déplacer le papier le long du sentier, dit François. De toute façon, je préfère que vous en soyez informé. »

Mick revint bientôt; d'après Paul, il s'agissait bien de pneus américains.

Ce fut une triste journée, malgré l'azur du ciel et les rayons ardents du soleil, qui rendaient la mer plus belle que jamais. Les enfants, désemparés, ne pensaient qu'à Claude et en parlaient sans cesse.

Maria revint juste à temps pour leur préparer le déjeuner. Elle constata avec plaisir qu'Annie avait épluché des pommes de terre et préparé une salade. De son côté, Mick avait cueilli des framboises. Ce fut avec joie qu'ils retrouvèrent Maria, car ils appréciaient fort sa gentillesse et son bon sens.

« Mademoiselle Berthe est maintenant en sécurité chez ma cousine, déclara-t-elle. Elle était bien triste de vous quitter. Je lui ai recommandé de jouer et de sourire, pour ne pas attirer l'attention des voisins. Ma cousine lui fera porter des robes de Jo, qui a la même taille; ses propres vêtements sont trop jolis et les gens ne manqueraient pas de le remarquer. »

Mick raconta à Maria leur expédition matinale et les découvertes faites dans le bois. Elle examina le bout de papier et lut le nom bizarre qu'il portait.

« Gringo, dit-elle, perplexe. On dirait un nom gitan. C'est dommage que Jo soit si loin, elle aurait peut-être su ce que cela veut dire.

— Avez-vous vu Jo ? demanda Mick.

— Non, elle se promenait aux environs. Il paraît qu'elle est toujours aussi indépendante. Elle quitte souvent la maison sans dire où elle va. J'espère qu'elle s'entendra bien avec Mlle Berthe.

— Ce n'est pas tellement sûr », dit François, rêveur.

La journée s'écoula, morose et inquiète. Vers le soir, le téléphone sonna. Tous les cœurs se mirent à battre. François se précipita sur l'appareil. Au bout du fil, tante Cécile, bouleversée par la nouvelle qu'elle venait d'apprendre, lui fit part d'une complication inattendue :

« Ton oncle a beaucoup travaillé ces jours-ci. Lorsque je lui ai annoncé la disparition de Claude, il a perdu connaissance. L'excès de fatigue, joint à cette grande émotion, l'a rendu fort malade. Il a de la fièvre, je ne peux ni le quitter ni le faire transporter en ce moment. De toute façon, nous sommes tous réduits à l'impuissance. Seule, la police peut retrouver Claude. Quand je pense que les ravisseurs ont enlevé ma fille par erreur ! Berthe est-elle toujours avec vous ?

— Non, tante Cécile, répondit François. Maria l'a emmenée ce matin chez sa cousine. Il me semble que nous n'allons pas tarder à revoir Claude. Dès que les bandits s'apercevront de leur méprise, ils vont la libérer…

— Je l'espère, murmura tante Cécile d'une voix brisée. Ma pauvre petite fille !… »

Lorsqu'elle eut raccroché, Mick dit à son frère :

« Je persiste à croire que Claude se taira pour sauver Berthe et pour mieux tromper les hommes qui l'ont enlevée !

— Nous sommes tous dans de beaux draps, remarqua François. Pourvu que notre oncle se rétablisse vite ! »

Quand ils montèrent se coucher, Annie prit avec elle les deux chiens, qui paraissaient bien malheureux. Dagobert refusait toute nourriture et inquiétait particulièrement la fillette.

François ne put s'endormir. Il se retourna cent fois dans son lit, en pensant à l'aventure de sa cousine. Pauvre Claude, si courageuse, si indépendante et si prompte à s'emporter ! Comment réagissait-elle dans cette circonstance ? Quel genre d'hommes la tenaient prisonnière ? Souffrait-elle de mauvais traitements ? Si au moins lui, François, pouvait faire quelque chose pour elle !

Il en était là de ses réflexions quand un petit caillou vint heurter son volet. Il sauta de son lit. Un autre caillou passa par la fenêtre ouverte et roula sur le parquet de la chambre.

François s'approcha sans bruit de la fenêtre. Que signifiait cela ?

Il se pencha à l'extérieur. Une voix qu'il connaissait bien lui parvint : « Est-ce toi, Mick ?

— Jo ! Que fais-tu ici ? C'est François qui parle. Mick dort. Attends, je vais l'appeler et t'ouvrir la porte ! »

Mais il n'eut pas besoin de descendre pour faire entrer Jo. Elle grimpa à l'arbre qui se trouvait juste devant la fenêtre et réussit à s'introduire dans la chambre en moins de temps qu'il n'en fallut à François pour réveiller Mick.

François tourna le commutateur. La lumière du plafonnier éclaira Jo, ses boucles brunes et son sourire mutin.

« Il fallait absolument que je vienne vous parler, expliqua-t-elle. Quand je suis rentrée chez moi, j'y ai trouvé cette fille qu'on appelle Michèle. Elle m'a raconté que Claude avait été enlevée à sa place. Alors, je lui ai dit : « N'as-tu pas honte ? Retourne d'où tu viens et crie à tout venant que c'est toi celle qu'on voulait enlever, qu'il y a eu une erreur et que Claude doit être immédiatement libérée ! » Eh bien, elle n'a rien voulu entendre ! Elle s'est assise dans un coin et s'est mise à pleurnicher. Quelle froussarde !

— Mais non, Jo, tu te trompes », dit Mick.

Il plaida la cause de Berthe, essaya d'expliquer à la petite fille indignée comment les choses s'étaient passées, mais ne put la convaincre.

« À la place de Michèle, je ne voudrais pas laisser quelqu'un dans le pétrin à cause de moi ! s'écria Jo. Et dire qu'on m'a demandé de veiller sur elle ! Je vous assure qu'elle ne me plaît pas du tout. Quand je vois comment elle agit envers les amies, je souhaite que les bandits s'aperçoivent vite qu'ils se sont trompés et viennent la chercher, Ce n'est pas moi qui la défendrai ! »

François regarda Jo. Elle s'était toujours montrée loyale envers le Club des Cinq, et fière d'être l'amie des enfants. Par deux fois, elle avait partagé leurs aventures. On pouvait compter sur elle, bien qu'elle fût une petite gitane très rusée. Son père purgeait une peine de prison; elle vivait chez une cousine de Maria et fréquentait l'école, ce qui n'est pas l'usage chez les gitans.

« Ecoute, Jo, dit François. Nous avons fait des découvertes depuis que Berthe… heu… je veux dire Michèle nous a quittés ce matin.

— Dis vite. Avez-vous découvert où est Claude ? Alors, courons la délivrer ! lança la fillette.

— Jo, ne t'énerve pas tant. Nous n'en sommes pas encore là, dit Mick.

— Claude a jeté par la portière de l'auto qui l'emmenait un mot que nous avons trouvé. Je le garde précieusement auprès de moi, sur la table de nuit. Le voici… Qu'en penses-tu ? » demanda François.

Jo prit le carré de papier blanc et l'examina avidement, les sourcils froncés.

« Il n'y a qu'un mot : « Gringo », dit-elle, désappointée.

— Tu es sûre que ça ne te rappelle rien ? demanda Mick, qui sentait son espoir s'envoler.

-— Gringo ? Si, ça me dit quelque chose. Laisse-moi réfléchir. Gringo… Gringo… » Elle s'assit sur le lit de Mick et se prit la tête à deux mains, pour mieux se concentrer. Bientôt, elle se releva, rayonnante.

« Je me souviens, maintenant, dit-elle. Il y a quelques semaines, j'ai été à la fête foraine de la ville voisine de chez nous. On l'appelait « la fête à Gringo ».

— La fête à Gringo ? Pourquoi ? Demanda François.

— Parce qu'un nommé Gringo était le patron de tous les manèges et de toutes les baraques.

— Sais-tu où est partie cette fête ? demanda Mick, fébrilement.

— Elle devait aller s'installer à Port-Rimy, et ensuite à Laëron. Je me suis mise bien avec le fils du bonhomme qui tenait le manège de chevaux de bois et comme ça j'ai pu faire au moins cinquante tours sans payer…

— Non, c'est vrai ? s'exclamèrent les deux garçons avec envie. Quelle chance tu as eue ! »

Jo riait en évoquant cet heureux souvenir.

« Crois-tu que ce Gringo qui dirige une fête foraine peut avoir quelque rapport avec ce qu'a écrit Claude ? demanda Mick.

— Je n'en sais rien, dit Jo. Tu me prends pour une voyante extra-lucide. Mais je peux essayer de retrouver « la fête à Gringo ». Peut-être que Pedro pourra me donner des renseignements intéressants.

— Pedro ? répéta Mick interrogativement.

— C'est le petit garçon du manège. Je me souviens qu'il m'a parlé de Gringo comme d'un patron tout à fait détestable, très exigeant, orgueilleux comme un paon et méprisant pour les autres.

— A-t-il une grosse voiture ? demanda soudain Mick.

— Je l'ignore, répondit Jo. Mais nous allons le savoir bientôt. Prêtez-moi un vélo et je file jusqu'à Laëron.

— Certainement pas », dit François, effaré à la pensée de Jo faisant à bicyclette tout le trajet jusqu'à Laëron, au milieu de la nuit.

« Tant pis pour vous, dit Jo, d'un ton bref. Je croyais que vous seriez heureux de ma proposition. Il se peut que ce Gringo tienne Claude prisonnière quelque part. Sa réputation est très mauvaise parmi les forains.

— Vraiment ? dit Mick.

— Oui. Pedro m'a confié que pour de l'argent cet homme-là faisait n'importe quoi et qu'on l'accusait d'avoir été mêlé à plusieurs vilaines histoires.

— Crois-tu qu'il irait jusqu'à un enlèvement d'enfant ? C'est très grave ! »

Jo se mit à rire. « Pour lui, ce ne serait que de la petite bière, déclara-t-elle. Allons, François, un bon mouvement… Prête-moi ton vélo !

— Non ! répliqua François fermement. Tu es une brave fille et je te remercie, mais je ne te laisserai pas aller dans un campement de forains, où il y a des gens douteux, en plein milieu de la nuit, pour essayer de savoir si un homme du nom de Gringo a été mêlé à l'affaire de Claude. D'ailleurs, c'est improbable…

— Comme tu voudras, dit Jo d'un air offensé. Tu m'as demandé si ce nom signifiait quelque chose pour moi. Je t'ai dit tout ce que je savais. J'ajoute que c'est un surnom assez répandu parmi les gens du cirque et les forains; il doit y avoir un certain nombre de Gringo.

— Par conséquent, tu vois bien que les chances sont minces. Jo, retourne chez toi ! Et sois gentille pour la pauvre Michèle, par amitié pour nous. Reviens ici demain, si tu peux, nous reparlerons de tout ça. Peut-être aurons-nous des nouvelles, car les gendarmes sont en train de faire des recherches. Comment es-tu venue jusqu’à Kernach ?

— À pied, dit Jo. J'ai couru en ligne droite, comme un oiseau. Par les routes, c'est bien trop long ! »

Mick, surpris et émerveillé, imaginait la vaillante Jo traversant les champs et les bois, les collines et les vallées, aussi droit qu'une hirondelle rentrant au nid. Comment ne s'égarait-elle pas dans de telles conditions ? Mick convenait qu'il ne serait pas prudent pour lui de chercher à l'imiter.

Jo repartit par la voie qu'elle avait suivie pour entrer dans la chambre. Aussi souple qu'un chat, elle descendit le long de l'arbre.

« Au revoir ! lança-t-elle lorsqu'elle fut en bas. À bientôt !

— Toutes nos amitiés à Michèle, dit François en se penchant par la fenêtre.

— Compte là-dessus ! » répondit Jo entre ses dents, assez haut cependant pour être entendue. Elle disparut.

« On n'en fera jamais une mondaine, remarqua Mick en riant.

— Il faut la prendre comme elle est, dit François. Quelle drôle de fille ! Elle déborde de vitalité. Qui, à part elle, aurait l'idée d'aller à Laëron à bicyclette à cette heure-ci, après avoir fait une longue marche à travers la campagne pour nous voir ?

— Tu as bien fait de refuser de lui prêter ton vélo, dit Mick, Heureusement qu'elle t'écoute ! »

Les deux garçons se recouchèrent Au moment où ils s'allongeaient dans leur lit, en soupirant d'aise, un bruit facilement reconnaissable les fit se redresser.

« Je suis roulé ! » cria Mick en frappant du poing son oreiller.

On entendait un timbre de bicyclette sonner joyeusement sur la route de Laëron…

« C'est Jo ! disait Mick, hors de lui. Elle a pris mon vélo, je reconnais le son du timbre. Elle me paiera ça quand je la reverrai ! »

François pouffa de rire. « Jo ne s'embarrasse jamais, constata-t-il Elle n'a pas osé prendre ma bicyclette, que je lui ai refusée, alors elle a tranquillement pris la tienne. Que pouvons-nous faire maintenant ? Rien, n'est-ce pas ? Alors, laissons-la courir et dormons. Je me demande quelle tête fera le petit garçon du manège quand Jo le réveillera au milieu de la nuit !

— Il la connaît, lui aussi, soupira Mick. Avec Jo, on peut s'attendre à tout. » Après un silence, il ajouta : « Et Claude ? Dort-elle en ce moment ?

Veille-t-elle ? C'est pénible pour nous de savoir Claude prisonnière on ne sait où… »

Une longue plainte s'exhala de la chambre voisine.

« Tu as entendu ? dit François. Dagobert en est encore plus malade que nous. Il ne dort pas. »

Mick et François finirent par sombrer dans un lourd sommeil, peuplé de rêves où passait une petite silhouette courbée sur un guidon et filant dans la nuit pour aller interroger un jeune garçon nommé Pedro…

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