CHAPITRE XIII
 
Une forte émotion

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EN entendant cette nouvelle, les enfants furent tous consternés. François prit le télégramme et l'examina. Il était adressé à Claude, mais Maria l'avait ouvert.

« Impossible revenir avant une semaine. Espérons tout va bien. Baisers. Maman », lut François à haute voix. Le jeune garçon constata avec regret que le télégramme ne portait pas l'adresse de son oncle et de sa tante. Il ne pouvait donc pas leur faire connaître ses inquiétudes.

François se promit de veiller sur Berthe sans relâche. Par chance, Dagobert possédait des qualités tout à fait remarquables. Personne ne pourrait enlever l'un d'entre eux sous l'œil de ce terrible gardien ! Il se déclara tout à fait d'accord pour mettre Dagobert dans la chambre de Maria et de Berthe. Il estima même que le mieux serait d'en faire autant chaque soir, si Claude y consentait. François s'était bien rendu compte que sa cousine regrettait son offre, faite en plaisantant, mais ne voulait pas se dédire, par fierté.

Tout le monde se montra nerveux ce soir-là. Après le dîner, quand ils s'installèrent pour jouer aux cartes, François ferma les volets, malgré la chaleur étouffante Il empêcha Berthe de sortir quelques minutes avec Chouquette et emmena lui-même la petite chienne dans le jardin pour l'indispensable promenade du soir.

Tandis qu'il parcourait l'allée déjà sombre, il regardait autour de lui avec une attention soutenue, prêt à bondir vers la maison si quelque chose bougeait.

Quand il revint, la partie de cartes débuta, sans entrain. Pourtant, au bout d'un quart d'heure, les enfants avaient retrouvé leur ardeur au jeu. Tous riaient de la malchance de Mick. Seul, François restait sur ses gardes et tendait souvent l'oreille.

« Tu vas finir par nous donner la frousse, lui dit Annie. Qu'il fait chaud ici ! François, laisse-nous changer l'air seulement deux minutes, sinon je vais me trouver mal ! Dagobert grognera si quelqu'un approche de la maison…

— D'accord », dit François après une assez longue hésitation.

Il alla ouvrir la fenêtre et les volets. La lumière du salon éclaira un coin du jardin noyé d'ombre.

« Je me sens mieux », soupira Annie en essuyant son front moite.

La partie continua. Ils jouaient, assis en rond autour de la table. Claude se trouvait en face de la fenêtre; elle avait à sa gauche François puis Mick, à sa droite Berthe, qui s'initiait en ce moment aux mystères d'un jeu de cartes nouveau pour elle.

Avec ses cheveux à peine ondulés, coupés court, Berthe ressemblait à un gentil petit garçon bien sérieux.

Annie tournait le dos à la fenêtre.

« C'est à toi, Mick ! dit Claude. Réveille-toi, tu es lent ce soir. »

En attendant que son cousin se décidât, elle plongea machinalement son regard dans les ténèbres du jardin.

Soudain, elle fit claquer ses cartes sur la table et se dressa en poussant un cri. Tout le monde sursauta.

« Que se passe-t-il, Claude ? demanda François d'une voix angoissée.

— Je viens d'apercevoir un homme dehors ! Il s'est approché assez près pour que son visage soit éclairé par la lumière du lustre, puis il a disparu dans l'ombre… Dagobert ! Dagobert, cours après ! »

Mais le chien n'était pas là. Chouquette non plus. Furieuse, Claude cria à pleine voix : « Dagobert ! Viens ici tout de suite ! Malheur, cet homme va s'enfuir… Dagobert ! »

On l'entendit aboyer dans l'entrée. Il pénétra d'un bond dans le salon, suivi de Chouquette.

« Où étais-tu, triple idiot ? cria Claude. Saute par la fenêtre, cours après l'homme qui est là, cherche, trouve-le ! »

 

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Dagobert écouta les ordres en remuant les oreilles, prit son élan et disparut dans le jardin. Chouquette voulut l'imiter, mais elle était trop petite. Elle retomba sur le parquet du salon, en jappant de désespoir; comme elle tenait à suivre son ami Dagobert, elle sauta de nouveau, sans plus de succès. Maria arriva, affolée par tout ce bruit, qui lui faisait craindre le pire.

« Silence ! cria soudain François. Tais-toi, Chouquette. écoutez tous ! »

Le calme revint comme par enchantement. Alors, on entendit le bruit d'une voiture qui s'éloignait sur la route.

« Il est parti ! constata Mick en se laissant tomber sur une chaise. J'ai les jambes coupées comme si j'avais couru sur une distance d'un kilomètre… Tu m'as donné une émotion, Claude, lorsque tu as fait claquer ton jeu sur la table en poussant un cri ! »

À ce moment, Dagobert revint par la fenêtre, et Mick sursauta une fois de plus. Les autres aussi, d'ailleurs, y compris Chouquette, qui se réfugia sous le canapé.

« Enfin, qu'est-il arrivé ? » demanda Maria, tremblante et blanche comme son tablier.

Personne n'eut le temps de lui répondre. Claude entrait dans une rage épouvantable contre Dagobert; elle abreuvait le pauvre chien de reproches; il écoutait d'un air triste, l'oreille basse.

« Où étais-tu ? conclut-elle. Pourquoi as-tu quitté le salon ? Comment oses-tu me laisser quand j'ai besoin de toi ? Tu me fais honte ! Quand je pense que tu aurais pu attraper aisément ce bandit !»

Devant l'air malheureux du chien grondé, Berthe joignit les mains en un geste suppliant et dit :

« Claude, par pitié, arrête-toi. Regarde-le ! As-tu un cœur de pierre ? »

Claude se retourna brusquement vers Berthe.

« Toi, laisse-moi gronder mon chien comme il le mérite. Va donc secouer le tien aussi, il en a grand besoin ! Je suis sûre que Dagobert a encore voulu suivre ton affreux caniche jusque dans la cuisine, comme il le fait si souvent ! Alors, à qui la faute ?

— Assez, Claude ! coupa François. Ta colère est parfaitement inutile. Calme-toi et raconte-nous plutôt ce que tu as vu exactement ! »

Claude regarda son cousin d'un œil mauvais. Alors, Dagobert émit un faible gémissement. Il était tout bouleversé d'avoir entendu sa chère petite maîtresse le réprimander avec tant d'emportement. Il cherchait ce qu'il avait pu faire pour lui déplaire et ne trouvait pas.

La plainte du chien eut raison de la colère de Claude.

« Oh ! Dagobert ! dit-elle en s'agenouillant près de lui et en le serrant contre elle. Ne pleure pas ! Je ne veux pas que tu aies de la peine. J'ai beaucoup crié après toi, mon pauvre toutou ? Tu comprends, je me suis fâchée parce que nous avons perdu l'occasion d'attraper cet homme qui nous espionnait. Dagobert, c'est fini ! N'y pensons plus !»

Dagobert fut très heureux d'entendre ce discours. Il lui lécha la main pour lui montrer qu'il ne lui en voulait pas, et se coucha à ses pieds, apaisé.

Maria cherchait toujours à comprendre la raison de toute cette agitation. Impatientée, elle tapa sur la table pour attirer l'attention sur elle et obtint enfin de François qu'il lui contât l'événement de la soirée. Elle regarda dehors, les yeux dilatés, redoutant d'apercevoir dans le jardin des ombres suspectes, et se hâta de fermer les volets.

« Allez tous vous coucher, dit-elle. Je n'aime pas du tout ça. Pour ma part, je vais téléphoner à la gendarmerie avant de monter dans ma chambre.

— Vous avez raison, Maria, approuva François. Je vais faire le tour de la maison pour m'assurer que les portes et les fenêtres sont bien fermées partout. »

Dagobert se vit confié à Maria et à Berthe. Inquiet, il se demanda si Claude lui en voulait encore. Depuis si longtemps il dormait chaque nuit sur ses pieds ! La présence de Chouquette le réconforta quelque peu; il trotta le long de l'escalier qui conduisait à la chambre de Maria, non sans se retourner fréquemment pour regarder Claude.

Maria fit coucher Berthe, ferma ses volets, sa fenêtre, et donna un tour de clef à la porte de sa chambre.

« Maintenant, nous sommes en sécurité, je pense », dit la brave cuisinière.

Au premier étage, les deux garçons et les deux fillettes agissaient de même dans leurs chambres respectives. La chaleur lourde qui régnait ce soir-là leur faisait vivement regretter de ne pouvoir dormir la fenêtre ouverte. Claude déplorait que son Dagobert ne fût pas auprès d'elle comme d'habitude, surtout ce soir… Elle s'allongea dans son lit, en proie aux remords… Comment avait-elle pu se mettre en colère et crier si fort après son fidèle compagnon ?

« Crois-tu que j'aie fait vraiment de la peine à Dagobert ? demanda-t-elle à Annie, quand celle-ci revint de la salle de bain.

— J'en suis certaine, répondit Annie. Heureusement, les chiens ne sont pas rancuniers.

— C'est vrai. Je n'en ai que plus de regrets, murmura Claude.

— Tu as tort de te laisser aller à de pareils accès de colère », dit Annie, qui faisait quelquefois fois la morale à sa turbulente cousine. « Il me semblait que ton caractère s'améliorait, mais en ce moment tu n'es pas gentille du tout. Peut-être est-ce à cause de Berthe…

— Pas de sermons, s'il te plaît. Je ne suis pas aussi douce que toi, j'en conviens, mais, que veux-tu, je n'ai jamais compris comment tu étais faite ! »

Après un instant de silence, Claude reprit : « J'ai bien envie de me lever pour aller dire bonsoir à Dagobert.

— Claude, je t'en prie, sois raisonnable, murmura Annie, sur le point de s'endormir. Si tu vas frapper à la porte de Maria, tu lui causeras une frayeur épouvantable, ainsi qu'à Berthe. Elles vont s'imaginer que ce sont des bandits. »

Claude ne répondit pas. Elle se sentait nerveuse et le sommeil la fuyait. Annie dormait déjà depuis un bon moment lorsque Claude entendit une porte s'ouvrir au-dessus d'elle. Pas de doute, le bruit venait de la chambre de Maria. Qui ouvrait la porte ? Etait-ce la cuisinière ou quelqu'un d'autre ? Des pas descendaient l'escalier. Claude en eut froid dans le dos. On frappa à la porte.

« Qui est là ? demanda Claude.

— Moi, Maria. Je vous amène Chouquette. Les deux chiens n'arrêtent pas de jouer ensemble et il nous est impossible de fermer l'œil. Aussi, mademoiselle Claude, voulez-vous être assez gentille pour prendre Chouquette avec vous ?

— Quelle barbe ! » grommela Claude en se levant.

Elle ouvrit la porte à Maria.

« Alors, Dagobert se montre turbulent ? » dit-elle, presque incrédule. Elle qui s'imaginait que Dagobert souffrait de leur séparation !

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« Je comprends ! Il a grogné en me voyant partir avec Chouquette. Pour ma part, je vous remercie de me laisser Dagobert, mademoiselle Claude. On ne sait pas ce qui peut arriver… »

Claude considéra la boule de laine noire que Maria lui fourrait dans les bras, et poussa un gros soupir. Cet échange de chiens ne lui plaisait guère. Elle regrettait d'avoir étourdiment proposé d'abandonner son chien à Maria et à Berthe précisément ce soir, où elle s'était fâchée contre lui…

La cuisinière se retira sur la pointe des pieds. Chouquette gémissait doucement et s'agitait dans les bras de Claude. Elle n'éprouvait pas beaucoup de sympathie pour la fillette. Quand Claude la posa à terre, elle se mit à courir à travers la chambre en poussant des plaintes aiguës. Annie s'éveilla.

« Que se passe-t-il encore ? demanda-t-elle. Tiens ! Pourquoi Chouquette est-elle ici ? »

Claude, d'assez mauvaise humeur, lui expliqua ce qui venait d'arriver.

« J'espère que cette stupide petite chienne va se calmer et rester tranquille, ajouta-t-elle. Si elle continue à geindre et à tourner en rond, comment pourrons-nous nous reposer ?

— Ça promet d'être gai », soupira Annie; elle bâilla longuement.

Mais Chouquette ne voulut rien entendre. Elle se mit à gémir de plus en plus fort. Puis elle sauta sur le lit de Claude et atterrit sur l'estomac de la fillette, qui en eut assez.

« Stupide animal ! dit-elle en se levant. J'ai grande envie de te descendre dans le jardin et de te fourrer dans la niche de Dagobert.

— Bonne idée ! »murmura Annie, tout ensommeillée.

Claude mit hâtivement sa robe de chambre sur son pyjama, attrapa le remuant petit caniche et quitta la pièce sur la pointe des pieds. Annie tomba endormie aussitôt.

Claude descendit l'escalier et arriva à la porte qui s'ouvrait sur le jardin.

Elle la déverrouilla, fit tourner la clef dans la serrure et sortit…

Un léger coup de vent fit voleter ses boucles. Chouquette cessa de pleurer, leva son museau et soudain se raidit dans les bras de Claude. « Grrrrr… », fit-elle de sa plus grosse voix.

Claude comprit aussitôt qu'un danger la menaçait et voulut battre en retraite. Trop tard ! Une lumière l'aveugla, un bâillon étouffa son cri…

« C'est elle, dit une voix d'homme. Pas d'erreur ! Elle a des cheveux bouclés, et un petit caniche. Qu'est-ce qu'on fait du chien ?

— Il y a ce qu'il faut pour lui ici », répondit une autre voix.

Chouquette, trop effrayée pour émettre un son, fut brutalement poussée dans la niche, et enfermée. Claude se débattit de toutes ses forces et essaya vainement d'appeler à l'aide. Elle se sentit soulevée et emportée rapidement.

La porte du jardin, que les bandits avaient négligé de refermer, claqua tout le reste de la nuit, au gré du vent. Chouquette n'arrêta pas de gémir dans la niche. Mais tout le monde dormait si profondément à la Villa des Mouettes que personne n'entendit ni la porte ni la chienne…

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