CHAPITRE III
Mauvaises nouvelles
LES quatre enfants, suivis de Dagobert, se précipitèrent dans l'escalier. La mère de Claude se tenait dans l'entrée et s'apprêtait à les appeler
« Ah ! vous voilà, dit-elle. Je pense que vous avez tous entendu : on vous demande au bureau. Surtout, n'envenimez pas les choses, elles vont assez mal comme cela ! Je vous accompagne. »
Vaguement inquiet, le Club des Cinq au complet fit irruption dans le bureau. Oncle Henri marchait de long en large devant la cheminée, l'air sombre.
« J'ai quelque chose d'important à vous dire, commença-t-il. Vous vous souvenez certainement de mes deux amis, qui travaillent en collaboration avec moi ? En particulier du savant lyonnais, M. Martin ?
— Oui, répondirent les enfants d'une seule voix.
— Il nous a donné un billet pour acheter ce que nous voudrons ! s'écria Annie.
— Eh bien, il a eu tort, dit froidement oncle Henri. Vous allez encore vous bourrer de sucreries. Enfin, il ne s'agit pas de ça. Mon ami a une fille qui s'appelle… heu !… voyons… elle a un nom impossible…
— Berthe ! souffla sa femme.
— Je t'en prie, Cécile, ne m'interromps pas ! dit oncle Henri. Oui, c'est cela, Berthe. Son père vient d'être averti qu'elle court le risque d'être enlevée.
— Mon Dieu ! s'écria Annie.
— Pourquoi veut-on enlever cette petite fille ? demanda anxieusement François.
— Parce que son père en sait long au sujet d'une grande découverte, répondit l'oncle. Et il avoue, très franchement, que si sa fille… Comment s'appelle-t-elle donc ?
— Berthe ! répondit chacun.
— … si Berthe est enlevée, il livrera nos secrets pour qu'elle lui soit rendue sans tarder. Entre nous, quel homme est-ce là ? Il n'hésiterait pas à nous trahir tous !
— Henri, comment peux-tu parler ainsi ? C'est son unique enfant et il l'adore, dit tante Cécile. Pense à ta propre fille…
— Les femmes sont bien trop sentimentales, moi, je te dis que c'est inadmissible ! rugit oncle Henri. J'ai été très affecté d'entendre de la bouche d'un de nos savants les plus remarquables qu'il n'hésiterait pas à livrer nos secrets si cette petite… euh !…
— Berthe ! dirent les enfants en chœur.
— … si cette petite Berthe était enlevée, acheva oncle Henri. Mon ami est donc venu cette nuit me demander de prendre sa fille sous mon toit pendant trois semaines. Au bout de ce temps, les plans seront en voie de réalisation et nous ne risquerons plus rien. »
Il y eut un silence. Les visages des jeunes se renfrognèrent. Claude laissa éclater son dépit : « Voilà pourquoi on a ajouté un lit dans notre chambre ! Maman, est-ce que nous allons être condamnées à vivre serrées dans cette pièce, sans avoir la place de nous tourner, pendant trois semaines ? Oh ! non !
— Je sais que c'est désagréable pour tout le monde, dit son père. Crois-tu que cela m'amuse d'avoir une gamine de plus dans cette maison ? Pourtant il nous faut accepter la situation. M. Martin est dans un tel état depuis qu'il a reçu cet avertissement qu'on ne peut pas le raisonner. Il a insisté pour que je prenne sa fille chez moi, et j'ai finalement cédé. J'espère que vous comprenez ce que représentent pour moi les importants travaux que nous essayons de mener à bien ?
— Mais pourquoi vient-elle justement ici ? demanda Claude. Pourquoi nous la mettre sur les bras ? N'a-t-elle pas d'amis qui pourraient l'accueillir ? Nous ne la connaissons même pas ! »
Sa mère l'arrêta d'un geste :
« Voyons, Claude, ne te montre donc pas si féroce. Berthe n'a que son père au monde, c'est pourquoi il l'emmène souvent avec lui. Si cet homme est venu nous demander ce service, c'est qu'il ne connaît personne à qui il puisse confier sa fille. Il ne veut pas la renvoyer à Lyon parce qu'il a été averti par la police qu'elle pourrait y être suivie — et en ce moment il ne peut pas l'accompagner. Évidemment, il ne sait pas grand-chose de vous, sinon que vous lui avez plu. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi. Il a déclaré qu'il préférait voir sa fille avec vous plutôt que dans n'importe quelle autre famille. »
Elle s'arrêta et les regarda. François vit de la lassitude, presque du découragement, sur son beau visage. Il en fut touché et s'avança vers elle en disant :
« Ne t'inquiète pas, tante Cécile. Nous nous occuperons de Berthe. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que je suis heureux qu'une inconnue se joigne à nous pendant ces trois semaines de vacances, mais enfin on peut comprendre l'état d'esprit de son père…
— Bien sûr, dit la tante. L'enlèvement de sa fille le mettrait devant une terrible alternative.
— Quand j'y pense ! Le travail de deux années ! s'exclama oncle Henri. Il faut qu'il ait perdu la tête !
— Henri, calme-toi, dit sa femme. Pour ma part, j'accepte de bon cœur de prendre cette enfant avec nous. Je serais dans tous mes états si ma fille était menacée d'enlèvement et je compatis aux angoisses de cet homme. Tu ne t'apercevras même pas qu'elle est là. Une de plus ou de moins…
— C'est toi qui le dis, grogna son mari. De toute façon, la chose est réglée.
— Quand arrive-t-elle ? demanda Mick.
— Cette nuit, en bateau, répondit son oncle. Nous mettrons Maria, la cuisinière, au courant — mais personne d'autre. C'est bien entendu ?
— Compris », dirent les enfants.
Oncle Henri s'assit à son bureau et congédia tout le monde.
« Voilà une affaire ennuyeuse, dit tante Cécile aux enfants lorsqu'ils eurent quitté le cabinet de travail. Pourtant, nous ne pouvions pas refuser d'accueillir cette petite.
— Je suis sûre que Dagobert la détestera ! bougonna Claude.
— Tu ne vas pas commencer à compliquer les choses, avec ton caractère pointu, répliqua François. Nous sommes tous d'accord pour reconnaître que tes parents se trouvent contraints de prendre cette fillette chez eux; alors, ce n'est pas la peine d'en faire, une jaunisse.
— Si on ne peut plus dire ce qu'on pense…
— Ne gâchons pas cette belle journée, où nous sommes encore entre nous. »
Ils essayèrent d'oublier l'arrivée prochaine de Berthe et firent tout leur possible pour passer agréablement leur temps. Ils partirent dans le petit canot de Claude, d'où ils plongèrent à plusieurs reprises, et nagèrent dans une eau idéalement verte et transparente. Dagobert, pour sa part, n'appréciait guère ces bains autour d'un bateau, car, s'il sautait aisément à l'eau, quel mal n'avait-il pas ensuite pour remonter dans l'embarcation !
Ils nagèrent dans
une eau idéalement verte.
Tante Cécile leur avait remis, cette fois encore, un savoureux repas froid, en disant : « J'espère qu'il vous consolera de vos contrariétés ! » Bonne tante Cécile ! Au fond, elle était la seule à éprouver une véritable compassion pour l'enfant menacée.
Les Cinq ne rentrèrent que le soir à la Villa des Mouettes, heureux et rompus. Rien de tel que l'exercice et les bains de mer pour faire oublier tous les soucis. Lorsqu'ils débarquèrent sur la grève, Claude demanda :
« Croyez-vous que Berthe soit arrivée ?
— Non, dit Mick. Ton père a précisé qu'elle arriverait cette nuit, en bateau. On nous l'amènera quand il fera sombre, pour que personne ne la voie.
— Je suis sûre que cette pauvre petite est aussi ennuyée que nous, dit Annie. Je n'aimerais pas aller habiter chez des inconnus. »
Quand le canot fut amené sur la plage et amarré, ils rentrèrent à la villa. Tante Cécile les accueillit avec le sourire.
« Bravo ! Vous arrivez à l'heure pour le dîner. Si vous avez mangé tout ce que je vous ai donné aujourd'hui, vous n'aurez certainement pas faim !
— Tu te trompes, tante Cécile ! » dit Mick. Il leva le nez en l'air, et reconnut une odeur qui lui était particulièrement agréable, « Tu as fait ta sensationnelle soupe à la tomate !
— Je savais que cela vous ferait plaisir, dit la tante en riant. Allez vite vous laver les mains et vous donner un coup de peigne avant de passer à table.
— Berthe arrive cette nuit, n'est-ce pas ? demanda François.
— Oui, répondit sa tante. Il faudra que nous lui trouvions un autre nom. Puisque nous devons la cacher, il ne faudra pas l'appeler Berthe.»
Oncle Henri ne se montra pas à la salle à manger. « Il dîne dans son bureau », expliqua tante Cécile.
Il y eut un soupir de soulagement général. Tout le monde redoutait de le voir là ce soir. Il mettait toujours si longtemps à surmonter une contrariété !
« Comme vous êtes bronzés, mes enfants ! remarqua tante Cécile en examinant les jeunes convives. Claude, ton nez pèle !
— Je sais, dit Claude. C'est très ennuyeux. Pourquoi Annie ne pèle-t-elle jamais ? Oh ! maman, ce que j'ai sommeil !
— Tu iras te coucher aussitôt après le dîner, dit sa mère.
— J'aimerais bien. Seulement, ce ne serait pas poli d'être au lit quand Berthe arrivera.
— Puisqu'on doit nous l'amener dans le courant de la nuit, sans que l'heure nous soit connue, je l'attendrai seule; c'est suffisant. Personne d'autre n'a besoin de veiller. Cette petite sera certainement très fatiguée et inquiète. Elle aura faim. Aussi, je lui garderai un peu de cette soupe à la tomate, si vous n'engloutissez pas tout. Ensuite, je la mettrai au lit. Rassurez-vous, elle n'aura aucune envie de faire votre connaissance cette nuit.
— Pourquoi cette Lyonnaise va-t-elle entrer dans notre lycée breton ? demanda Annie.
— Il paraît qu'elle est anémique et que son docteur estime que l'air de la mer lui fera du bien. »
Mick bâilla. « Allons nous coucher, dit-il. J'ai du sommeil en retard. Hier, j'ai tant veillé pour voir arriver une bécane… Mes yeux se ferment tout seuls. À demain, tante Cécile. Je n'ose pas te dire « bonne nuit ». Merci de toutes tes gentillesses ! »
Les quatre enfants montèrent dans leurs chambres. Dagobert suivait, aussi fatigué que la compagnie.
Une demi-heure plus tard, ils dormaient tous comme des souches. Les heures passèrent. Vers minuit, Dagobert se mit à gronder sourdement, ce qui éveilla Claude. Elle s'assit sur son lit.
« Que se passe-t-il ? se demanda-t-elle. Oh ! j'y suis, c'est Berthe qui arrive. Tiens-toi tranquille, Dago… J'ai hâte de voir la tête qu'elle a ! »
Dagobert continua à grogner, mais plus faiblement. Bientôt, des pas se firent entendre dans l'escalier, puis la porte de la chambre s'ouvrit. Deux silhouettes, l'une grande et mince — celle de tante Cécile —, l'autre petite et rondelette, se profilèrent à contre-jour.
« Est-ce Berthe, cette motte de beurre ? » se demanda Claude en ouvrant des yeux ronds.