CHAPITRE XVII
La fête à Gringo
LE lendemain matin, à sept heures et demie, Maria vint frapper à la porte de la chambre des garçons.
« Monsieur François ! cria-t-elle. Je viens de trouver une lettre pour vous, que quelqu'un a glissé sous la porte d'entrée ! »
François sauta de son lit et alla ouvrir à Maria
Serait-ce un mot des ravisseurs ? Pourquoi lui écriraient-ils à lui ?
« Tenez ! » dit Maria en lui tendant un bout de papier sale, plié en deux, avec l'indication : « Pour François ».
Quand il vit l'écriture enfantine, mal formée, le jeune garçon comprit tout de suite qu'il s'agissait de Jo. Elle lui écrivait :
« J'ai vu Pedro. Il est d'accord pour venir sur la plage de Kernach à onze heures. J'y serai aussi. Dis à Mick que je lui rapporterai son vélo. J'espère qu'il ne sera pas fâché. »
« Vaurienne ! s'exclama Mick. Pourvu qu'elle n'ait pas abîmé ma belle bicyclette neuve ! »
Mais il fut rassuré quand, vers onze heures moins le quart, il la vit approcher à pas mesurés, poussant une bicyclette étincelante.
Jo avait trouvé le temps et le courage de l'astiquer avec soin, malgré la fatigue d'une longue expédition nocturne. Ce que voyant, Mick sentit s'envoler son ressentiment.
Tandis qu'elle montait l'allée, Dagobert vint à sa rencontre, et la salua de joyeux aboiements. Il aimait beaucoup Jo. Elle savait s'y prendre avec les animaux.
Chouquette s'approcha d'eux en dansant, toute prête à accueillir aimablement une amie de Dagobert.
Jo la considéra d'un œil connaisseur. « On dirait un chien de cirque, dit-elle. Il serait facile à dresser !
— Bonjour, voleuse de bicyclette ! lui cria Mick. Il ne faut pas te gêner, tu sais ! Fais comme chez toi ! Qu'est-il arrivé à mon vélo ? Tu l'as nettoyé ?
— Oui, et il en avait bien besoin. Ça ne doit pas lui arriver tous les jours !
— Merci quand même. En somme, tu t'es sauvée avec ma bicyclette sans me demander la permission et, loin d'exprimer le moindre regret, tu trouves le moyen de me faire des reproches ! »
Jo se mit à rire. « Mais non, Mick, je t'assure que je suis désolée d'avoir dû t'emprunter ton bien.
— Tu n'es pas désolée du tout. Enfin, je consens à te pardonner tout de même », dit Mick, sérieux comme un pape.
François s'avançait vers eux. « Alors, Jo, tu es arrivée sans incident chez les forains ? demanda-t-il.
— Oui. J'ai réveillé Pedro. Il dormait sous sa roulotte comme font les gitans quand ils ont chaud. Inutile de vous dire qu'il a été plutôt surpris de me voir ! Nous n'avons pas causé longtemps, de crainte d'éveiller son père, qui dormait à côté de lui. Je lui ai juste demandé de venir sur la plage de Kernach à onze heures, pour une affaire très importante. Puis je suis retournée chez moi. J'aurais dû laisser la bécane de Mick en repassant devant votre villa, mais j'ai préféré filer tout droit plutôt que de rentrer à pied…
— Pauvre Jo ! Tu n'as guère dormi la nuit dernière. Comme tu dois être fatiguée dit François, compatissant.
— D'où sort celui-là ? demanda Mick, en désignant un petit garçon qui passait devant la maison, et dont les cheveux noirs se partageaient en quelques mèches bien raides sur le dessus de la tête.
— C'est mon copain Pedro ! s'écria la petite gitane. Les autres gamins l'appellent « le hérisson », à cause de ses cheveux. Vous ne voudrez peut-être pas me croire, mais il dépense une fortune en brillantine, pour essayer, d'aplatir ses mèches, qui se relèvent toujours. Il n'y a rien à faire ! Ohé ! Pedro ! par ici ! »
L'interpellé se retourna aussitôt. À part sa chevelure extravagante, il avait une bonne figure ronde, des yeux noirs et la peau brune comme Jo. Il considéra d'un air étonné les deux garçons qui entouraient son amie.
« J'allais sur la plage, comme convenu, dit-il.
— Nous irons ensemble », décida Jo.
Tous quatre, se mirent en route. Bientôt, ils croisèrent le marchand de glaces. Afin de gagner les bonnes grâces de Pedro, visiblement méfiant, François acheta une glace pour chacun d'eux. Ce geste mit le petit gitan de bonne humeur. Il se demandait cependant pourquoi Jo voulait le voir, et quels étaient ces garçons si propres et si polis.
Ils s'assirent sur la plage et causèrent tout en savourant leur glace.
« Alors, qu'est-ce que tu veux ? demanda Pedro à Jo.
— On va t'expliquer, répondit Jo. Peux-tu nous donner des renseignements sur Gringo ?
— Ah ! le vieux Gringo ? dit Pedro. C'est un vilain bonhomme. Il nous fait travailler comme des esclaves.
— Pourquoi travaillez-vous pour lui, alors ? demanda Mick, curieux.
— Parce qu'il paie bien.
— Est-il propriétaire de toutes les baraques et de tous les manèges de la fête foraine ?
— Oui.
— Cela doit lui servir de couverture pour ses autres activités », dit François à Mick.
Les deux frères regardèrent le garçon aux cheveux hérissés en se demandant jusqu'à quel point an pouvait lui faire confiance. Jo comprit leur pensée. « Il est régulier, dit-elle gravement. Vous pouvez parler devant lui. »
Pedro eut un sourire en coin. François se décida. À voix basse, il raconta à Pedro comment sa cousine Claude avait été enlevée. Pedro écoutait, bouche bée.
« Pas possible ! s'écria-t-il lorsque François eut terminé son récit. Moi, ça ne m'étonnerait pas que Gringo ait fait le coup. La semaine dernière, il a disparu pendant deux jours. Personne ne sait où il est allé. Avant de partir, il a dit à mon père qu'il avait une affaire importante à régler…
— Écoute, dit François fiévreusement, cet enlèvement a eu lieu avant-hier, à la nuit. As-tu remarqué un va-et-vient de voitures, ou quoi que ce soit d'anormal dans le camp ? »
Pedro parut réfléchir profondément, puis il secoua négativement la tête.
« J'ai rien vu, rien entendu. Mais tu sais, moi, quand je dors…
— Je m'en suis aperçue cette nuit, dit Jo. Pour te réveiller, quelle histoire ! Sûr qu'on pourrait déménager le camp sans que tu t'en rendes compte !
— En tout cas, Gringo était là ces jours-ci, avec ses deux caravanes. Hier matin, il les a éloignées du camp, en disant que sa vieille mère se plaignait du bruit de la fête.
— Sa mère vit avec lui ?
— Oui. Gringo ne s'est jamais marié. C'est sa mère qui lui fait cuire la soupe. On était tous bien contents qu'il aille s'installer un peu plus loin. Ce n'est pas drôle de l'avoir tout le temps sur le dos !
— Est-ce bien à cause de sa vieille mère que Gringo a éloigné la caravane ? murmura Mick pensivement. Qui sait si ce n'est pas plutôt parce qu'il y avait quelqu'un à l'intérieur, qui appelait à l'aide ? »
Il y eut un silence, Pedro fronça ses noirs sourcils.
« Oui, ça se pourrait, dit-il enfin. D'habitude, Gringo s'installe au milieu du camp pour espionner tout le monde et la vieille reste le nez collé à son carreau… Elle est encore plus méchante que lui ! Bizarre que, tout d'un coup, le bruit la dérange…
— Tu devrais aller rôder un peu du côté des caravanes de Gringo, sans te faire remarquer, suggéra Jo.
— Ce serait trop beau, si nous pouvions retrouver Claude rapidement, soupira François. Une fête foraine est un lieu où l'on peut aisément cacher quelqu'un. Je n'ose pas croire qu'elle soit vraiment si près de nous !
— Allons à la fête cet après-midi, avec Dagobert, proposa Mick. Il retrouvera la trace de Claude si elle y est.
— Nous devrions téléphoner d'abord à la gendarmerie », dit François.
À ces mots, Pedro se leva, comme mû par un ressort, et voulut s'enfuir, Mick le retint par une jambe de son pantalon.
« Eh ! Qu'est-ce qui te prend ?
— Laissez donc les gendarmes tranquilles, dit Jo. Sinon, vous ne tirerez plus rien de Pedro.
— Je m'en vais ! Lâchez-moi ! criait le garçon aux cheveux rebelles.
— Reste ici, dit Mick en tenant bon. Nous ne téléphonerons pas aux gendarmes. Ils pourraient faire peur à Gringo, qui se dépêcherait alors d'emmener Claude plus loin. Je suis sûr qu'il a un plan tout prêt, en cas de danger. Nous te promettons de ne rien dire. Assieds-toi et montre-toi raisonnable.
— Tu peux le croire, Mick ne ment jamais », assura Jo à Pedro.
Celui-ci hésita un instant, puis se rassit d'un air maussade. L'alerte n'avait pas été de son goût. Pourtant, il dit :
« Si vous voulez venir à la fête, arrivez après quatre heures. Il y aura du monde. Comme ça, personne ne fera attention à vous.
— D'accord, dit François. Nous nous glisserons dans la foule pour aller voir ce qui nous intéresse. Tu nous guetteras, Pedro, et tu nous diras si tu as appris du nouveau. »
Quand Pedro s'éloigna, les garçons le regardèrent partir avec un étonnement amusé : vu de dos, il était encore plus comique et méritait tout à fait son surnom de hérisson !
« Viens déjeuner avec nous, Jo », proposa Mick aimablement.
La fillette sourit, ravie de l'invitation
« Ta mère adoptive va peut-être s'inquiéter si tu ne rentres pas déjeuner, dit François.
— Non, je l'ai prévenue que je ne reviendrais que ce soir. Nous sommes en vacances, n'est-ce pas ? Il faut en profiter. Et puis, cette Michèle m'agace Elle est tout le temps en train de se lamenter, et pour comble elle porte mes vêtements ! Jo montrait en parlant de Berthe une indignation si véhémente que les garçons en rirent malgré eux.
Tous trois retournèrent à la Villa des Mouettes. Ils trouvèrent Maria et Annie en train de travailler avec ardeur.
« Bonjour, Jo, dit Maria. Alors, tu aimes toujours faire des plaisanteries aux gens ? Essaie d'envoyer des cailloux dans ma fenêtre au milieu de la nuit, et tu verras ce qui t’arrivera ! Tiens, mets ce tablier pour nous aider. Comment va Mlle Michèle ? »
Les garçons rapportèrent à Maria les dernières nouvelles. Elle fut très émue d'apprendre qu'ils avaient l'espoir de retrouver Claude non loin de là. François conclut :
« Cette fois, Maria, n'appelez pas les gendarmes quand nous aurons le dos tourné. Vous compromettriez toutes nos chances. Mick et moi pouvons faire notre petite enquête en passant inaperçus.
— Je voudrais bien vous accompagner avec Chouquette, dit Annie.
— Voyons, réfléchis ! Nous ne pouvons pas emmener Chouquette, protesta Mick, Gringo ou l'un de ses complices pourrait la reconnaître. Il vaut mieux que tu restes à la maison avec elle. Nous prendrons Dagobert avec nous. Si Claude est vraiment cachée là où nous soupçonnons qu'elle se trouve, c'est-à-dire dans l'une des caravanes de Gringo, ou dans quelque autre roulotte du camp, il la sentira et nous guidera vers elle. »
Dagobert, attentif, dressait les oreilles chaque fois qu'il entendait prononcer le nom de Claude. L'absence de celle-ci le rendait vraiment malheureux. Souvent, il courait à la porte d'entrée, dans l'espoir de la voir arriver. Quand il disparaissait et que les enfants le cherchaient, ils étaient sûrs de le retrouver couché sur le lit de Claude, avec, auprès de lui, une Chouquette aussi triste que lui-même.
Vers trois heures et demie, François, Mick et Jo se mirent en route pour la fête de Laëron.
Les garçons prirent chacun leur bicyclette, et Jo emprunta celle d'Annie. Dagobert courait vaillamment derrière eux. Jo regardait de temps à autre le vélo étincelant de Mick. Comme elle l'avait bien astiqué !
Ils arrivèrent à Laëron et découvrirent sans peine l'emplacement de la fête foraine.
À peine s'y étaient-ils engagés qu'ils virent surgir Pedro.
« Bonjour ! dit-il en s'approchant d'eux. Je vous attendais. On causera plus tard, car j'ai du travail au manège. J'ai eu des tuyaux, mais rien de sensationnel. Venez, je vais vous faire voir les caravanes du patron. »
Il les emmena à l'écart de la fête et leur fit traverser le camp où s'alignaient, en rangs serrés, les roulottes, puis il leur montra de loin deux luxueuses caravanes isolées, la première fort grande, la seconde plus petite. On ne voyait personne auprès d'elles, alors qu'ailleurs les forains, et surtout leurs enfants, allaient et venaient dans le camp.
Pedro les quitta pour partir en courant vers son manège.
« J'ai une idée ! souffla Mick. Nous trouverons facilement un marchand de balles ici. Nous en achèterons une et nous irons jouer auprès des caravanes de Gringo. L'un de nous enverra la balle assez fort dans la bonne direction et l'autre, en allant la ramasser, se dépêchera de jeter un coup d'œil à l'intérieur de la grande caravane. Dagobert ira flairer autour tandis que nous jouerons. S'il trouve trace de Claude, il se mettra à aboyer comme un forcené !
— Parfait ! dit François. Viens, Jo ! Et ouvre l'œil pour nous avertir du danger s'il y a lieu ! »