CHAPITRE X
 
Surprise dans la nuit

 

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Tout était tranquille à la Villa des Mouettes. Les enfants dormaient profondément. Dagobert aussi. Dans la chambre de Maria, le petit caniche, pareil à une pelote de laine noire, sommeillait, roulé en boule sur un coin de l'édredon de Berthe. Un gros nuage, poussé par le vent du large, s'avança dans le ciel. L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Le tonnerre gronda au loin. Bientôt, un coup plus fort réveilla Annie ainsi que les deux chiens.

La fillette se souleva sur un coude. Elle se tourna vers la fenêtre ouverte et vit le ciel assombri. « C'est un orage qui approche, pensa-t-elle. J'ai envie d'aller l'observer. Ce sera un spectacle magnifique sur la baie de Kernach. Et puis, j'ai si chaud ! Un peu d'air me fera du bien. »

Elle se leva sans bruit et se dirigea sur la pointe des pieds vers la fenêtre, où elle s'appuya pour respirer l'air du dehors, qui déjà fraîchissait. Le tonnerre gronda de nouveau, mais faiblement. Dagobert sauta du lit de Claude et regarda aussi de tous ses yeux.

Alors ils entendirent un autre bruit, dont Annie n'eut aucune peine à déceler l'origine.

« Il s'agit d'un canot à moteur, dit-elle. Quelle drôle d'idée de se promener si tard dans la baie ! Vois-tu la lumière d'un bateau, Dagobert ? Pour ma part, je ne peux rien distinguer. »

Le moteur se tut. On n'entendit plus que le doux clapotis des vagues sur la plage. Le canot avait-il une panne ? Sinon, que comptaient faire ses occupants au milieu de l'eau ? Pourquoi ne venaient-ils pas aborder sur le rivage ? D'après le son, le canot devait en être assez éloigné.

C'est alors que, vers le milieu de la baie, du côté de l'île de Kernach, elle vit une faible lueur danser, çà et là, puis disparaître…

Annie resta stupéfaite. « Y aurait-il quelqu'un dans l'île ? murmura-t-elle à Dagobert. Le canot à moteur se serait-il arrêté là-bas ? Ecoutons ! Peut-être l'entendrons-nous repartir. »

Mais elle eut beau tendre l'oreille et écarquiller les yeux, aucun son ne lui parvint, aucune lumière ne perça plus les ténèbres.

« Peut-être que ce canot est passé derrière l'île de Kernach, pensa Annie. Dans ce cas, l'île masquerait le bateau et ses feux. Ai-je bien vu, tout à l'heure ? J'ai tellement sommeil que je ne suis sûre de rien… »

L'orage s'éloignait. La nuit redevenait calme. Le gros nuage noir s'effilochait là-haut, et quelques étoiles trouèrent l'obscurité. Annie regagna son lit. Dagobert sauta sur les pieds de Claude et se coucha en exhalant un soupir de satisfaction.

Le lendemain matin, Annie ne pensait plus à cet incident, mais lorsqu'elle entendit Maria raconter qu'un violent orage avait éclaté sur une localité située à une trentaine de kilomètres de là, occasionnant des dégâts importants, elle se souvint…

« Cette nuit, dit-elle, j'ai entendu un coup de tonnerre qui m'a réveillée. Je me suis levée, avec l'espoir de contempler un bel orage sur la mer. Mais il est passé et s'est éloigné rapidement. Quand j'étais à la fenêtre, j'ai entendu le bruit d'un canot à moteur, très loin dans la baie, et j'ai aperçu, l'espace d'une minute ou deux, une lumière mouvante qui brillait du côté de l'île de Kernach. »

Claude sursauta comme si elle venait de recevoir une décharge électrique.

« Que veux-tu dire, Annie ? Personne n'a le droit d'aller dans mon île ! Qu'est-ce qu'un canot serait venu faire là au milieu de la nuit ? Tu as dû rêver !

— Peut-être, mais je ne le crois pas. En tout cas, je n'ai pas entendu le canot à moteur s'éloigner.

— Pourquoi ne m'as-tu pas appelée si vraiment tu as vu une lumière du côté de mon île ? demanda Claude.

— Tu dormais si bien que je n'ai pas voulu te déranger, répondit Annie. D'ailleurs, j'ai bien fait, car tu n'aurais rien vu.

— Mademoiselle Annie, espérons que ce ne sont pas des ravisseurs ! s'exclama Maria.

— Non, dit François, en riant. Qu'iraient-ils faire dans l'île de Kernach ?

— C'est sûrement un rêve, dit Berthe. Annie a entendu le roulement du tonnerre dans son sommeil, et ce bruit s'est changé pour elle en celui d'un moteur… Cela arrive souvent dans les songes. Une nuit, j'ai entendu un robinet mal fermé qui coulait dans mon lavabo, et je me suis vue dans un kayak, sur la chute du Niagara, dont j'avais admiré une photo le jour même ! »

Tout le monde rit de la plaisanterie de Berthe.

« J'espère que le bateau est réparé, dit Claude. Nous irons voir ce qui se passe dans l'île. Et si jamais nous y trouvons des intrus, je lâche Dagobert sur eux !

— Nous n'y trouverons que des lapins, dit Mick. Je me demande s'il y en a toujours des centaines… La dernière fois que nous sommes allés dans l'île, ils étaient si nombreux et si peu farouches que pour un peu nous aurions marché dessus !

— Oui, mais nous n'avions pas Dagobert avec nous, dit Annie. Les lapins en ont peur. Claude, ce sera charmant de retourner là-bas ! Nous raconterons à Michel les aventures que nous avons eues dans ce secteur… »

Après le déjeuner, ils allèrent tous faire leur lit et mettre de l'ordre dans leur chambre. Maria monta voir les garçons.

« Voulez-vous emporter un repas froid, monsieur François, ou préférez-vous déjeuner à la maison ? demanda-t-elle en passant sa tête dans l'entrebâillement de la porte.

— Si le bateau est réparé, nous partons tout de suite et nous pique-niquerons dans l'île, répondit François.

— Bon, tenez-moi au courant quand vous serez fixés », dit Maria.

Deux minutes plus tard, Claude fit également une apparition.

« Je vais voir si le bateau est en état maintenant, annonça-t-elle. Maria veut savoir ce que nous décidons. À tout à l'heure ! »

Ce ne fut pas long. Quand elle revint, elle paraissait déçue.

« Yves n'a pas encore terminé, dit-elle. Nous ne pourrons nous servir du bateau qu'à deux heures. Donc, nous déjeunerons ici et ensuite nous irons dans l'île. Nous emporterons notre goûter.

— D'accord, dit François. Je propose que nous prenions un bain sur la plage ce matin. La marée est haute, il y a de belles vagues, nous nous amuserons bien !

— Surveille Yves pour qu'il tienne parole en ce qui concerne le bateau », demanda Mick.

Bientôt, les cinq enfants et les deux chiens se rendirent sur la plage. Le temps était plus frais après l'orage de la nuit, mais le soleil brillait de nouveau.

Tous quatre plongèrent dans les vagues, et nagèrent vite pour se réchauffer, car l'eau était froide, ce matin-là. Ils se pourchassèrent, firent la planche, nagèrent sur le dos; ils regrettèrent d'avoir oublié le gros ballon rouge avec lequel ils s'amusaient tant d'habitude, mais personne ne voulut se déranger pour aller le chercher.

Les deux chiens couraient en tous sens sur la plage. Dagobert nageait bien, mais Chouquette n'aimait pas beaucoup l'eau. C'est pourquoi tous deux se contentaient de jouer sur le sable. Ils manifestèrent une joie bruyante quand les enfants revinrent vers eux, essoufflés et se bousculant avec de grands éclats de rire… Enfants et chiens s'étendirent au soleil.

Au bout d'un moment, le vent s'éleva. Mick eut froid et enfila un lainage. Puis il resta assis, pour contempler la mer et, au milieu, l'île de Kernach, inondée de lumière. Tout à coup, le jeune garçon poussa une exclamation de surprise :

« Regardez vite, vous tous ! »

Ses compagnons se relevèrent vivement.

« Il y a quelqu'un dans l'île, j'en suis sûr, quoique je ne puisse pas le voir, dit Mick. Quelqu'un qui est étendu à terre et qui regarde par ici, à travers des jumelles ! Ne voyez-vous pas le soleil se réfléchir sur les verres ?

— C'est vrai, dit François. Qui a pu s'introduire dans l'île pour espionner ?

— Quelle audace ! Celui-là aura affaire à moi ! rugit Claude en montrant le poing. Pour le moment, faute de mieux, rendons-lui la pareille. Qui veut aller jusqu'à la villa pour y prendre mes jumelles ? Peut-être pourrons-nous distinguer le personnage en question.

— J'y vais, dit Mick. Où les as-tu mises ?

— Dans l'armoire de ma chambre, en haut, à droite.

— Quel ordre ! Quelle précision ! » dit Mick admirativement.

Il s'éloigna à grands pas, tout en réfléchissant. Pour quelle raison un inconnu, qui prenait soin de se dissimuler, observait-il ainsi la plage de Kernach ?

Plus de dix minutes passèrent. Enfin, il revint avec les jumelles et les tendit à François.

« Comme tu as tardé, lui reprocha ce dernier.

— C'est la faute de mamzelle Claude, qui a tant d'ordre et qui sait si bien où elle met ses affaires : les jumelles étaient bien dans son armoire, mais en bas et à gauche, sous trois kilos d'un invraisemblable fouillis, dit Mick.

— Malheureux ! Tu as bouleversé toute mon armoire ? » s'écria Claude.

Mick protesta. Pendant qu'ils discutaient, François ajustait les jumelles et regardait l'île, qui lui parut soudain toute proche.

« Vois-tu quelqu'un ? » demanda Annie, inquiète.

Les autres se turent pour entendre la réponse de François, qui resta un long moment silencieux. « Pas âme qui vive », dit-il enfin, déçu.

Il tendit les jumelles à Claude, qui s'en empara d'un geste vif.

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« Vois-tu quelqu'un ? » demanda Annie

« Je ne vois rien d'anormal, dit-elle après avoir longuement examiné les lieux. Il s'agit peut-être de touristes qui ont eu envie de débarquer dans l'île, pour s'y promener et y déjeuner. S'ils font cuire quelque chose, nous verrons la fumée de leur feu. »

Mais aucune fumée ne vint troubler l'azur du ciel, au-dessus de l'île.

Un peu plus tard, Mick remarqua : « Avec ces puissantes jumelles, nous devrions voir les lapins courir dans l'île. Or, je n'en ai pas vu. Et vous ?

— J'ai beau réfléchir, je ne me souviens pas d'en avoir aperçu un seul, dit François.

— Moi non plus, assura Claude.

— Alors, ils ont dû être effrayés par une présence quelconque, dit Mick. Croyez-vous qu'il soit prudent d'emmener Michel avec nous cet après-midi ? Ne trouvez-vous pas étrange qu'on nous épie de l'île ?

— Je vois ce que tu veux dire. S'il s'agit de ravisseurs, ils sont sur la voie; alors, ils utilisent l'île de Kernach pour espionner la plage sans se faire remarquer. Ce n'est pas une mauvaise idée. Ils se doutent bien que nous aimons nous baigner, comme tous les jeunes, dit François.

— Oui, Ils ont dû voir cinq enfants au lieu de quatre, et vont faire une enquête au sujet du cinquième. S'ils ont une photographie de Berthe, ils doivent chercher une fille aux longs cheveux bouclés et…

— … il n'y en a pas, compléta Annie. Mes cheveux sont plutôt plats et ne tombent pas sur les épaules comme ceux de notre camarade lors de son arrivée chez noué. Ils doivent être bien embarrassés !

— Pourtant, il y a une chose qui peut les mettre sur la voie, murmura François comme pour lui-même.

— Quoi donc ? » demandèrent les autres. D'un geste, François désigna Chouquette, qui se roulait dans le sable, pleine d'insouciance.

« C'est pourtant vrai ! s'écria Mick. Personne n'y avait pensé. Ce petit caniche noir suffit à nous trahir tous ! »