CHAPITRE XI
Dans l'île de Kernach
CLAUDE voulait aller chercher son bateau et se rendre immédiatement dans l'île, pour s'assurer que quelqu'un y avait pénétré. Elle ne pensait plus qu'à une chose : chasser l'intrus, ou les intrus, quels qu'ils fussent.
François tenta de la raisonner.
« D'abord, le bateau ne sera prêt qu'à deux heures, dit-il. Ensuite, il faut prendre le temps de réfléchir. Devons-nous emmener Berthe avec nous dans l'île, alors que nous ignorons qui s'y trouve et que nous connaissons le danger dont elle est menacée ?
— Allons-y sans elle, dit Claude aussitôt. Nous la laisserons à la garde de Maria.
— Ce serait une grave erreur, protesta Mick. Quand nous approcherons avec notre bateau, si quelqu'un nous observe et constate que nous sommes seulement quatre, il en déduira immédiatement que le numéro manquant est Berthe. Je suis d'avis que nous nous rendions là-bas tous ensemble !
— Tu as raison, dit François. Nous irons tous les cinq porter la guerre dans le camp ennemi. S'il s'agit bien d'ennemis !
— Cela nous permettra de voir comment ils sont faits et de donner ensuite leur signalement à la police, déclara Mick. Êtes-vous tous d'accord pour une expédition dans l'île ?
— Oui ! clamèrent quatre voix, ce qui fit un bruit assourdissant.
— Ouah ! ajouta Dagobert, réveillé en sursaut.
— Pauvre Dagobert ! dit Claude. Il dormait si bien ! Nous l'emmènerons, naturellement. Il saura nous défendre en cas de danger.
— Au fond, je crois qu'il s'agit tout simplement de touristes qui veulent imiter Robinson Crusoé pendant quelques heures, dit François. Il ne faut pas dramatiser parce qu'un inconnu a regardé la plage avec des jumelles…
— Rappelez-vous que j'ai vu une lumière briller du côté de l'île, la nuit dernière, fit remarquer Annie.
— Tiens, c'est vrai ! J'avais oublié cet intéressant détail », dit François. Il regarda sa montre et ajouta : « Midi moins dix ! Rentrons déjeuner. Nous irons ensuite chercher le bateau. Il serait peut-être plus prudent de nous assurer qu'Yves ne nous a pas oubliés ? Si nous faisions un crochet jusqu'à lui ?
— D'accord », dirent les autres.
Ils coururent tous jusqu'à l'endroit où Yves travaillait. Mick, qui arriva le premier, l'interrogea.
« Oui, votre bateau sera prêt à deux heures exactement, dit Yves. J'ai dû remplacer le tolet, trop abîmé pour être réparé. Vous pourrez ramer maintenant sans ennuis de ce côté. Il y avait encore d'autres petits détails à remettre en ordre. »
Rassurés, les enfants prirent le chemin de la Villa des Mouettes.
« Nous saurons bientôt qui est venu dans ton île, Claude. Si nous avons des difficultés à la faire évacuer, Dagobert se chargera de rétablir l'ordre, assura François.
— Emmenons Chouquette, elle peut aussi être utile, plaida Berthe. Elle a de petites dents aiguës dont elle sait se servir à l'occasion. Un jour, un homme m'a bousculée dans la rue. Chouquette s'est précipitée sur lui, lui a mordu la cheville et ne voulait plus lâcher prise !
— Eh bien, s'il en est ainsi, prenons Chouquette avec nous », dit Mick.
Claude fit la grimace et se détourna. « Dagobert vaut cent fois mieux et n'a vraiment pas besoin de l'aide de ce minuscule caniche ! » pensait-elle.
Maria leur avait préparé le bifteck aux pommes frites qu'ils préféraient à tout lorsqu'ils déjeunaient à la villa. Comme hors-d'œuvre, des radis du jardin, accompagnés d'une salade préparée avec de belles tomates bien fermes, des cœurs de laitue et des œufs durs…
« Quelle salade bien présentée, remarqua Mick. Digne de la table d'un roi ! »
Quand ils en furent aux frites, les enfants jugèrent prudent de se renseigner.
« Qu'y a-t-il comme dessert, Maria ? demandèrent-ils. Nous aimerions le savoir afin de réserver notre appétit…
— Des framboises à la crème, répondit Maria. Ce matin, ma sœur est venue me voir, elle m'a aidée à cueillir ces fruits dans le jardin.
— Magnifique ! Comme les framboises passent toutes seules, je reprendrai des frites », décida Mick.
Berthe fit de même.
Pendant ce temps, François raconta à Maria ce qu'ils avaient remarqué le matin même dans l'île.
« Vous savez ce que votre tante vous a recommandé, monsieur François, dit la cuisinière, inquiète. Il faut signaler à la police tout ce que vous voyez d'anormal. Vous devriez la prévenir par téléphone !
— Je le ferai en revenant de l'île, dit François Il s'agit peut-être d'innocents touristes, et, dans ce cas, si j'alertais la police j'aurais l'air d'un âne. Je vous promets de téléphoner si je trouve quelque chose d'intéressant à signaler.
— Vous avez tort, il faudrait appeler la gendarmerie maintenant, dit Maria. De plus, j'estime que vous ne devriez pas aller dans l'île si vous supposez qu'il peut y avoir là-bas quelqu'un de dangereux… Peut-être même plusieurs bandits…
— Ne vous tracassez pas ainsi, Maria ! Nous emmenons ce brave Dagobert, dit Mick.
— Et Chouquette aussi », s'empressa d'ajouter Berthe.
Maria n'insista pas et disparut pour aller chercher les framboises à la crème. Elles étaient si appétissantes dans leur grand plat fleuri que leur arrivée fut saluée de cris d'enthousiasme.
« Qui pourrait imaginer un dessert plus raffiné ? » demanda Mick, en joignant les mains d'admiration. « Regardez tous la consistance de la crème : ni trop glacée ni trop fondante. Juste à point ! J'espère qu'on ne vous enlèvera pas, Maria, car vous valez votre pesant d'or ! »
Maria se mit à rire. « Allons, monsieur Mick, n'exagérez pas. Ce n'est qu'un simple plat de framboises à la crème !
— Je partage l'avis de Mick et de tous les autres, dit Berthe d'un ton convaincu. Maria, vous êtes la perle des cuisinières, une merveille, une… »
Mais Maria se sauvait en riant dans sa cuisine. Au fond, elle était ravie. Elle ne ménageait pas sa peine et ne le regrettait pas. Les enfants se montraient très gentils pour elle.
Quand ils eurent terminé, ils retournèrent en hâte sur la plage. Yves leur fit signe de loin.
« Le bateau est prêt, dit-il. Vous partez tout de suite ? Alors, je vais vous aider à embarquer. »
Bientôt, les cinq enfants et les deux chiens furent installés dans le bateau de Claude.
Les garçons ramèrent de toutes leurs forces en direction de l'île. Dagobert s'assit à l'avant comme d'habitude, posa deux pattes sur le rebord du bateau et regarda droit devant lui.
« Il se prend pour une figure de proue, dit Mick. Et voilà Chouquette qui veut en faire autant ! Attention de ne pas tomber, ma belle, tu pourrais te mouiller sérieusement, toi qui n'aimes pas l'eau. J'espère que tu sais nager, comme les autres chiens ! »
Chouquette s'installa auprès de son ami Dagobert. Ce dernier regardait approcher l'île avec intérêt, parce qu'il savait qu'il y avait là-bas des centaines de lapins. Quant à Chouquette, cette promenade en bateau l'enchantait !
Berthe aussi dévorait des yeux la petite île tandis qu'ils approchaient. Ses camarades lui avaient raconté de si extraordinaires histoires à son sujet ! Elle admira le château en ruine qui la dominait, et envia Claude d'être la maîtresse de ces lieux pleins de charme et de mystère.
Les vagues se brisaient avec fracas sur les rochers qui défendaient l'accès de l'île; l'écume rejaillissait très haut. Berthe demanda avec inquiétude :
« Comment pourrons-nous aborder sans danger ? Je ne vois pas de passage praticable.
— Il y a une petite crique dans laquelle on peut débarquer », répondit Claude.
Elle tenait le gouvernail et dirigeait très adroitement la barque parmi les récifs. Bientôt apparut la petite crique annoncée. L'eau arrivait doucement entre les rochers qui abritaient cette partie du rivage. Le bateau glissa sans peine jusque sur le sable. Mick sauta et tira la barque sur la terre ferme. Puis il lança d'une voix forte :
« Bienvenue à l'île de Kernach ! »
Berthe éclata de rire. Elle se sentait heureuse. Le paysage la ravissait.
Tous les enfants — Claude en tête — remontèrent la plage jusqu'aux rochers situés au fond.
Ils les escaladèrent et s'arrêtèrent en haut. Berthe, toute surprise, s'écria :
« En voilà des lapins ! Jamais je n'ai vu tant de lapins apprivoisés. Croyez-vous que je pourrai en caresser un ?
— Non, dit Claude. Ils sont tout de même plus farouches que tu ne le penses. Ils se sauvent quand on s'approche trop près d'eux, mais rentrent rarement dans leur terrier, car ils nous connaissent et savent que nous ne leur faisons pas de mal. Nous venons souvent ici. »
Chouquette observait les lapins d'un air ahuri. Elle restait près de Berthe, le nez frémissant pour mieux percevoir leur odeur. De temps à autre, elle jetait un coup d'œil interrogateur à Dagobert.
« Pourquoi ne cours-tu pas après eux ? » semblait-elle lui demander.
Dagobert, assis à côté de Claude, paraissait triste. Une visite à l'île de Kernach était toujours une rude épreuve pour lui, car on lui défendait de chasser les lapins et il ne s'en consolait pas.
« Pauvre Dagobert ! Regardez-le, dit François. Il a l'air désespéré. Chouquette aussi meurt d'envie de courir après ces petites bêtes, mais elle attend que Dagobert donne le signal. Elle connaît les bonnes manières ! »
Bonnes manières ou non, Chouquette en eut vite assez.
L'un des lapins s'étant imprudemment approché, elle se jeta en avant. Le lapin, terrifié, fit un prodigieux saut en l'air. Alors commença la poursuite.
« Non, Chouquette ! cria Claude. Je te défends de chasser mes lapins ! Dagobert, va la chercher et ramène-la ici tout de suite ! »
Comme à regret, Dagobert rejoignit Chouquette et fit entendre un tout petit grognement. Chouquette eut l'air très étonnée. Etait-ce bien son ami qui grognait après elle ? Dagobert se mit contre elle et la poussa pour la ramener vers Claude.
« Tu es un bon chien », dit Claude, ravie de montrer aux autres — et surtout à Berthe — combien Dagobert était bien dressé, Chouquette, il ne faut pas chasser les lapins, parce qu'ils ne sont pas sauvages. Ils ne fuient pas comme ils le devraient, car personne ne leur a fait vraiment peur jusqu'à présent.
— Les gens qui sont venus ce matin les ont pourtant effrayés, fit remarquer François, pensif.
N'oublions pas la raison qui nous amène. Soyons prudents ! »
Ils avancèrent précautionneusement vers le vieux château. Dagobert courait devant. Soudain, François s'arrêta et désigna quelque chose, à terre.
« Des bouts de cigarettes, dit-il. L'un d'eux fume encore ! Il y a des gens ici, c'est certain maintenant. Va en reconnaissance, Dagobert ! »
Juste à ce moment, un son vibrant déchira l'air : R-r-r-r-r ! C'était le bruit d'un canot à moteur qui démarrait. Sans doute celui qu'Annie avait entendu la nuit précédente.
« Ils s'échappent ! s'écria Mick. Vite, courons de l'autre côté de l'île ! Nous pourrons peut-être les voir ! »