CHAPITRE XVIII
 
Pedro rend service

 

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LES deux frères et Jo, suivis du fidèle Dagobert, se mirent donc en quête d'une balle. Ils parcoururent la fête foraine, examinèrent toutes les baraques devant lesquelles ils passaient mais, à leur grand désappointement, ne purent trouver ce qu'ils cherchaient.

« C'est tout de même extraordinaire, dit Mick. Il n'y a pas de balles à vendre ici. Qu'allons-nous faire ?

— Essayer d'en gagner une au tir, dit François. J'ai repéré un stand où il y en a. Viens, ce n'est pas loin. »

Dix minutes plus tard, les garçons retournaient vers l'endroit où stationnaient les roulottes. François tenait précieusement contre lui une petite balle rouge qu'il avait gagnée…, mais qui lui revenait fort cher !

C'était une belle fête foraine, bruyante et gaie à souhait. Des centaines de personnes, venues des environs pour faire leurs achats en ville, s'y pressaient, avides de s'amuser un peu avant de rentrer chez elles.

Le manège de grands chevaux blancs et de cochons roses déversait une musique assourdissante. Pedro encaissait le prix des places. Les balançoires ne manquaient pas de jeunes amateurs qui s'élançaient le plus haut possible, et les autos électriques s'entrechoquaient avec entrain. Les marchands cherchaient à attirer l'attention des acheteurs par de grands éclats de voix.

Un homme en turban vantait les mérites de Mme Irma, voyante extra-lucide.

« Voulez-vous connaître votre avenir ? Mme Irma vous fera des révélations sensationnelles ! Vous serez surpris !

— Qui, surtout par la somme qu'elle réclame », murmura Jo, qui connaissait tous les dessous des fêtes foraines. Elle avait grandi dans cette ambiance, et se trouvait à l'aise au milieu de ce tintamarre familier. Dagobert, lui, paraissait inquiet et ne s'éloignait guère des garçons.

Lorsqu'ils arrivèrent en vue des roulottes, François se tourna vers ses compagnons et leur dit:

« À nous trois, nous devons réussir notre petite comédie. Viens, Dago. Si nous avons des ennuis, grogne et montre les dents. Compris ?

— Ouah ! » fit Dagobert.

Ils s'engagèrent dans l'espace libre qui séparait les deux belles caravanes de Gringo du reste du camp et commencèrent à jouer à la balle. Une femme entourée de marmaille leur cria :

« Revenez ! Vous allez avoir des ennuis si vous allez par là !»

Ils firent les sourds et continuèrent à avancer, tout en se lançant la balle. La femme haussa les épaules et rentra dans sa roulotte, son dernier-né dans les bras.

Alors François lança la balle si fort qu'elle atteignit une roue de la grande caravane.

Aussitôt, Mick et Jo coururent après. Jo, plus proche, arriva la première, monta sur la roue et colla son nez au carreau. Un rapide coup d'œil lui suffit pour s'assurer qu'il n'y avait personne à l'intérieur. Elle admira le luxe de l'aménagement, les lits transformés en canapés dans la journée. On eût dit un beau salon.

Pendant ce temps, Mick s'était précipité vers la petite caravane pour regarder par la fenêtre. D'abord, il ne vit personne. Puis il distingua deux yeux féroces fixés sur lui — les yeux d'une vieille femme maigre et courbée, avec les cheveux défaits, épars sur les épaules. Mick pensa qu'elle ressemblait fâcheusement à une sorcière. Elle lâcha l'ouvrage qu'elle tenait à la main et tendit le poing vers lui en criant des injures dans une langue qu'il ne put comprendre.

Il s'empressa de quitter son poste d'observation et de rejoindre les autres enfants.

« Personne dans la grande caravane, dit Jo.

— Seulement une vieille femme fort désagréable dans la petite, dit Mick, déçu. Claude n'est pas là-dedans, à moins d'être coincée sous un lit ou enfermée dans une armoire !

— Dagobert ne manifeste aucun intérêt pour ces roulottes, constata François, aussi désappointé que son frère. Si Claude se trouvait dans l'une d'elles, il aboierait et tenterait d'y pénétrer !

— Sans aucun doute, dit Mick. Attention, quelqu’un sort de la petite caravane. C'est la sorcière ! Elle a l'air d'humeur massacrante. »

En effet, elle descendait les marches de sa roulotte en criant et en gesticulant d'une façon menaçante. Tandis qu'elle se dirigeait vers eux, François eut une inspiration subite. Il appela Dagobert et vint à la rencontre de la vieille femme.

« Dagobert, va chercher, va chercher là ! » dit-il en désignant la petite caravane au chien, quand ils furent assez près. Puis, il prit son air le plus poli pour écouter les hurlements qui lui étaient adressés dans un charabia incompréhensible. Sans doute lui reprochait-elle, ainsi qu'à ses camarades, d'avoir osé jouer à la balle dans ce secteur défendu…

Dagobert avait compris et exécuté sans tarder l'ordre donné par François. Il se mit à aboyer de l'intérieur de la roulotte. Les garçons sursautèrent, le cœur soudain rempli d'espoir, et s'apprêtaient à rejoindre le chien quand celui-ci apparut. Il tenait dans sa gueule quelque chose qui traînait par terre. C'était une sorte de manteau d'un rouge foncé. Voyant cela, la vieille faillit s'étrangler de colère, se précipita sur lui et lui donna des coups de pied. Elle ramassa le vêtement que Dagobert, surpris par ce traitement inhabituel, venait de lâcher, et remonta dans sa caravane fort lestement pour une femme aussi marquée par l'âge. La porte claqua.

« Si elle était plus jeune, Dagobert l'aurait sûrement mordue pour lui apprendre à donner des coups de pied, dit Mick, Qu'est-ce qu'il traînait après lui ?

— Éloignons-nous d'ici, murmura François d'une voix à peine intelligible, tant il était bouleversé.

— Qu'as-tu ? Comme tu es pâle ! remarqua Mick, inquiet.

— N'as-tu pas vu, tête en l'air, qu'il s'agissait de la robe de chambre de Claude ?

— Quoi ? rugit Mick, en s'arrêtant net sous l'effet de la surprise. En es-tu sûr ?

— Certain, dit François.

— Moi, je n'ai vu qu'un vêtement rouge foncé. En effet, la robe de chambre de Claude était de cette couleur… Tu es meilleur détective que moi, François.

— J'ai eu le temps de remarquer aussi une partie du col, une manche à revers écossais… Aucun doute pour moi. Pour Dagobert non plus, puisqu'il nous l'a apportée.

— Qu'est-ce que ça signifie ? Claude n'est pas dans la caravane, car dans ce cas Dagobert l'aurait trouvée.

— Je l'ai envoyé justement pour voir si Claude ne serait pas cachée là. Je pensais qu'il aboierait éperdument si elle était enfermée quelque part. Je ne pouvais pas prévoir qu'il trouverait sa robe de chambre et voudrait nous la montrer !

— Quel chien extraordinaire ! Brave Dagobert », dit Mick en caressant le chien, qui paraissait moins abattu, depuis sa trouvaille.

« Donc, notre cousine a séjourné dans cette caravane; elle y a été enfermée probablement la nuit de l'enlèvement. Pourquoi diable ont-ils abandonné la robe de chambre s'ils ont emmené Claude ailleurs ? s'étonna François.

— Il a fallu l'habiller convenablement, dit Mick. Elle ne pouvait rester en pyjama et robe de chambre. »

Jo écoutait sans rien dire. Soudain, elle donna un coup de coude à Mick.

« Regarde là-bas, dit-elle, Pedro nous fait signe. »

Ils rejoignirent le petit garçon du manège. Son père le remplaçait maintenant dans ses fonctions d'encaisseur.

Pedro les fit entrer dans sa roulotte, qui était assez mal tenue. Il y vivait seul avec son père.

« J'ai vu de loin que vous aviez des ennuis avec la vieille, dit-il avec un sourire en coin. Qu'est-ce que votre chien a sorti de la caravane ? »

Lorsqu'il fut au courant de tout, Pedro se gratta la tête, et dit gravement :

« Moi aussi, j'ai fait ma petite enquête. Figurez-vous que le gars qui avait sa roulotte juste à côté de celle de Gringo a entendu des cris chez le patron, il y a deux nuits… Il s'est douté de quelque chose, mais il ne veut pas s'en mêler, car il a peur de perdre sa place.

— Claude devait appeler au secours, dit Mick.

— Le lendemain matin, tout le monde a constaté que les caravanes de Gringo avaient été déplacées et éloignées du camp », poursuivit Pedro. Il toussa et baissa la voix pour annoncer la grande nouvelle : « Cet après-midi, avant l'ouverture de la fête, Gringo a pris sa voiture et a remorqué la petite caravane on ne sait où… Avant de partir, il a dit qu'elle avait besoin de réparations.

— Claude était dedans ! s'écria Mick. En voilà une audacieuse façon de la transporter ailleurs !

— À quelle heure la caravane est-elle revenue ? demanda François.

— Juste avant votre arrivée, dit le petit gitan. Je me demande où il a pu aller.

— Combien de temps Gringo a-t-il été absent ?

— Une heure, je pense. Guère plus, en tout cas.

— Une heure ! dit Mick. Supposons qu'il roulait à quarante kilomètres à l'heure — on ne va pas si vite en traînant une caravane —, il n'a pas pu s'éloigner de plus de vingt kilomètres. En comptant l'aller, le retour et un arrêt pour déposer sa prisonnière, c'est un maximum.

— Oui, dit François. Mais il y en a, des villages, dans un rayon de vingt kilomètres.

— Où est la voiture de Gringo ? demanda Mick.

— Là-bas, sous la toile goudronnée, répondit Pedro. Il s'est payé une américaine grand luxe !

— Je vais y jeter un coup d'œil », dit François en s'éloignant.

Il alla vers la housse qui recouvrait entièrement la voiture et la souleva. Alors qu'il se penchait pour regarder par-dessous, un homme arriva en courant et lui cria :

« Hé, toi, là-bas, veux-tu laisser ça tranquille ! » 

Mais Dagobert veillait… Il se tourna vers celui qui approchait à grandes enjambées et lui montra ses crocs en grognant si férocement que l'homme, interdit, s'arrêta net. François en profita pour regarder sous la toile goudronnée. Il vit une superbe automobile gris argent, avec des ailes bleues ! L'aile arrière gauche était légèrement rayée. Avant de laisser retomber la toile, il constata que les pneus correspondaient aux empreintes qu'il avait relevées dans le bois.

François retourna vers ses camarades, sans prêter la moindre attention aux invectives de l'homme que Dagobert tenait en respect.

« Aucun doute, leur confia-t-il, c'est bien cette voiture que les bandits ont amenée dans la clairière la nuit de l'enlèvement. J'ai toutes les preuves. Maintenant, il faudrait essayer de découvrir où Gringo est allé cet après-midi…

— Est-ce vraiment une voiture remarquable ? demanda Mick.

— Oui. Luxueuse et voyante. Elle ne risque pas de passer inaperçue, surtout lorsqu'elle remorque une très jolie petite caravane. Pourtant, nous ne pouvons pas parcourir toutes les routes et tous les chemins carrossables dans un rayon de vingt kilomètres pour savoir si quelqu'un a vu passer une belle voiture grise avec des ailes bleues, soupira François.

— Retournons chez nous et consultons la carte de la région pour voir la topographie du pays autour de Laëron, dit Mick. Pedro, as-tu remarqué dans quelle direction s'est engagée la voiture en partant d'ici ?

— Elle a pris la route de Trédoual.

— Voilà une précieuse indication, dit Mick. Merci de tout cœur, Pedro. Tu nous as bien aidés Nous te tiendrons au courant de l'affaire.

— Venez me voir si vous avez encore besoin de moi », dit Pedro, très fier.

Les deux frères et Jo reprirent leurs bicyclettes et s'éloignèrent avec Dagobert, en adressant des signes d'amitié au brave garçon, qui, en réponse, secoua énergiquement sa chevelure hérissée.

À la Villa des Mouettes, les enfants s'empressèrent de raconter à Maria et à Annie tout ce qu'ils avaient appris. Maria parla une fois de plus de prévenir les gendarmes, mais François l'arrêta.

« Je suis persuadé que nous pouvons nous en tirer mieux qu'eux, dit-il catégoriquement. Laissez-nous faire, Maria. Où sont les cartes de la région ? »

Ils les trouvèrent dans la bibliothèque. Quand elles furent étalées sur la table du salon, quatre têtes se penchèrent pour les examiner avec un intérêt passionné. Jo renonça vite. Elle savait se diriger de nuit comme de jour, n'importe où, mais elle n'était pas capable de lire une carte.

« Voici la route de Trédoual, qui se trouve à quelques kilomètres de Laëron, dit François. Dressons la liste des villages que la voiture a pu atteindre en une demi-heure à partir de là. Ma parole, quel travail !