CHAPITRE XXI
 
Un événement inattendu

 

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Ce fut un beau vacarme dans la vieille maison : les dormeurs du second étage, réveillés en sursaut, bondirent hors de leur lit. Furieux de se voir enfermés, ils se mirent à frapper la porte à grands coups de poing, en proférant d'affreux jurons. Les trois enfants, prisonniers à l'étage au-dessous, manifestaient presque aussi bruyamment, et Dagobert, fou de rage, dominait ce tumulte par des aboiements assourdissants. Seuls les bandits réfugiés dans la chambre voisine de celle des enfants restaient cois, mal remis de la peur que le chien venait de leur causer. Ils auraient bien voulu s'enfermer, mais la clef était restée à l'extérieur et ils n'osaient ouvrir la porte pour la prendre.

Mick s'assit sur un lit. Sa cheville le faisait beaucoup souffrir.

« Tout est arrivé par la faute de cette sale bête de chat, dit-il. Sans lui nous serions sortis. Les bandits dormaient tous comme des loirs. Il a fallu qu'il se mette dans mes jambes et que je pose le pied dessus ! Quelle dégringolade dans l'escalier ! Je me suis bel et bien tordu la cheville.

— Tu as dû t'écorcher, en plus, car tu saignes. Prends donc ce mouchoir pour t'essuyer.

— C'est le chat qui m'a griffé sauvagement, pour se venger d'être écrasé.

— Reconnais qu'il a dû passer un mauvais moment, lui aussi, dit François.

— Tu voudrais que je le plaigne, par-dessus le marché ! dit Mick, indigné.

— Nous avons d'autres soucis. Quel malheur que cet accident se soit produit ! Nous étions si près de nous échapper, grogna François.

— Que va-t-il arriver maintenant ? soupira Claude. Dagobert ne peut nous rejoindre, nous sommes enfermés à clef, nos voisins n'osent pas sortir à cause du chien, et ceux qui sont là-haut sont prisonniers comme nous… Il semble que nous soyons destinés à rester tous ici jusqu'au Jugement dernier ! »

Dagobert, enroué à force d'aboyer, se calma un moment et vint gémir à la porte des enfants. Puis il retourna aboyer furieusement devant celle des bandits, en se jetant contre elle comme s'il voulait la briser.

« Ils doivent avoir la frousse, dit Mick. Je suis sûr qu'ils n'oseront même pas tenter de s'échapper par une fenêtre, de crainte de retrouver Dagobert dehors…

— Tant pis pour eux, dit Claude. C'est égal, je suis bien contente de vous voir. J'ai été vraiment idiote de porter Chouquette dans le jardin cette nuit-là !

— Oui, dit François. Tu n'as pas réfléchi. Les hommes guettaient une occasion de s'emparer de Berthe et quand ils t'ont vue avec son caniche dans les bras, ils ont pensé que c'était toi qu'ils devaient enlever !

— Certainement. Ils m'ont jeté une couverture sur la tête pour étouffer mes cris. Je me suis débattue tant que j'ai pu et dans le combat j'ai perdu ma ceinture de robe de chambre. L'avez-vous trouvée ?

— Oui, dit Mick. Heureusement que nous avons découvert quelques objets qui nous ont mis sur la voie : ton peigne, ton mouchoir, un bonbon et, surtout, le papier sur lequel tu avais écrit : « Gringo ».

— Ils m'ont portée jusque dans le bois. Je suffoquais sous ma couverture. Ils m'ont déposée sur le siège arrière de l'auto. Alors, ils ont entrepris de faire demi-tour sur place. Pendant qu'ils se livraient à de difficiles manœuvres pour y parvenir, j'ai lancé par la portière le contenu des poches de ma robe de chambre, en espérant que ma bonne étoile vous conduirait jusque-là…

— En tout cas, sans le mot que tu as trouvé le moyen d'écrire, nous ne serions pas ici ce soir.

— J'ai entendu l'un des bandits appeler l'autre par ce nom bizarre, à plusieurs reprises.

Alors, je me suis débrouillée pour le griffonner en hâte. Je pensais que peut-être il donnerait une précieuse indication.

— Un heureux hasard nous a servis, dit Mick. C'est une chance que tu aies eu un crayon et un bout de papier dans ta poche !

— Ce n'est pas dans ma poche que j'ai trouvé cela, mais dans celle d'un des bandits, qui avait laissé sa veste à l'arrière de la voiture, près de moi, dit Claude en riant.

— Bravo ! dit François.

— Ensuite, ils m'ont transportée jusqu'à une fête foraine. Je ne m'en suis rendu compte que le lendemain, quand j'ai entendu la musique des manèges. Dans la caravane où mes ravisseurs m'avaient enfermée, se trouvait une vieille femme des plus désagréables. Je vous jure qu'elle n'a aucunement apprécié ma compagnie. Il est vrai que j'ai fait un de ces tapages ! Je me suis mise à hurler et à casser tout ce qui me tombait sous la main… Finalement, j'ai dû m'endormir sur une chaise, car il n'y avait pas de lit pour moi. »

Les garçons riaient malgré eux. « Gringo a déplacé la caravane pour que les forains ne t'entendent pas crier. Ensuite, il a peut-être estimé plus sage, de te cacher ici, dit François.

— Oui. Pour faire le voyage, on m'a probablement donné un narcotique sans que je m'en doute, car je me suis réveillée dans une chambre de cette maison, après avoir dormi longtemps. Alors, je vous assure que Gringo et ses complices en ont vu de toutes les couleurs, tant et si bien qu'ils ont fini par m'enfermer dans ce réduit, là-haut, au-dessus de la citerne.

— Leur as-tu dit que tu n'étais pas Berthe ? demanda Mick.

— Non, répondit Claude, gravement. Pour deux raisons : la première, parce que je savais que le père de Berthe serait averti par vous ou par la police que j'avais été enlevée à la place de sa fille, et qu'en conséquence il ne livrerait pas ses secrets. La seconde, parce que j'ai pensé qu'aussi longtemps que les ravisseurs me prendraient pour Berthe elle ne courrait aucun risque. Quand on est dans le bain…

— Tu es brave, Claude, dit François dans un élan.

— Très brave, renchérit Mick. Je suis fier d'avoir une cousine telle que toi !

— Ne vous payez pas ma tête », grogna Claude. Au fond, elle jubilait. « Je n'ai plus grand-chose à vous raconter, ajouta-t-elle, si ce n'est que cet endroit où l'on m'a enfermée était plein de courants d'air et que d'étranges bruits montaient de la citerne. Parfois, la peur me donnait envie d'appeler mes geôliers et de leur demander grâce. Ils devaient compter là-dessus, d'ailleurs, mais j'ai tenu bon. Je me suis bouché les oreilles en rêvant obstinément que vous alliez venir me délivrer. J'ai rabattu la couverture sur ma tête pour ne plus sentir les courants d'air.

— Hélas ! Nous avons essayé de te délivrer, mais nous avons échoué, dit François. Le résultat de notre tentative, c'est que nous sommes tous prisonniers comme toi !

— Qu'y faire ? Racontez-moi donc comment vous m'avez retrouvée », demanda Claude.

Les garçons lui firent un récit détaillé de leur enquête.

Claude écoutait, très intéressée.

« Ainsi, vous avez expédié Berthe chez Jo, dit-elle. Je parie que Jo n'apprécie pas du tout la présence de Berthe.

— Tu as deviné juste, dit François. Pourtant, elle nous a bien aidés. C'est dommage qu'elle ne soit pas là, elle pourrait faire un de ces tours d'escalade dont elle a le secret.

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— Tiens, Dagobert s'est calmé, tout à coup, dit Claude en tendant l'oreille. Que se passe-t-il ? »

Ils écoutèrent tous. On n'entendait plus ni aboiements ni plaintes. Rien. Le cœur de Claude se serra : les bandits n'auraient-ils pas fait du mal à son chien ?

Mais soudain Dagobert se remit à aboyer, joyeusement cette fois. Une voix familière résonna de l'autre côté de la porte :

« Mick ! François ! Où êtes-vous ?

— Par exemple ! C'est Jo ! » dit Mick, qui n'osait en croire ses oreilles. « Nous sommes ici, Jo ! Ouvre-nous la porte. »

Jo fit tourner la clef dans la serrure; son sourire et ses boucles brunes parurent dans l’entrebâillement de la porte. Dagobert la bouscula pour se lancer sur sa chère Claude, qui en tomba assise sur le lit. Jo entra dans la chambre pendant que Mick se glissait au-dehors; il revint bientôt, l'air satisfait.

« Sauvons-nous pendant que la voie est libre, dit-il.

— Attention, les bandits vont sortir si Dagobert ne garde plus leur porte ! » s'écria François.

En un éclair, il venait de réaliser que ces hommes pouvaient les enfermer tous là, y compris Dagobert…

« Ne t'en fais pas, frérot, j'y ai pensé avant toi, dit Mick d'un air narquois. Quand Jo est entrée, moi, je suis passé sur le palier pour faire tourner gentiment dans la serrure la clef restée sur leur porte. Ainsi, les gendarmes n'ont plus qu'à venir cueillir tout ce joli monde !

— S'ils fouillent la maison, ils feront certainement des découvertes qui les intéresseront au plus haut point, ajouta François. En route !

— Au revoir, portez-vous bien ! cria joyeusement Mick en passant devant la chambre des hommes enfermés par ses soins. Nous laissons notre chien ici, pour vous garder. Arrangez-vous pour ne pas le rencontrer ! »

Les enfants — accompagnés, bien entendu, de Dagobert — descendirent l'escalier et traversèrent la vaste entrée. Mick fermait la marche en boitant, car sa cheville le faisait encore souffrir.

« Offrons-nous le luxe de sortir par la grande porte », décida François. Il la déverrouilla. « Laissons-la ouverte pour les gendarmes.

— C'est une aimable attention, dit Mick.

— Tu as eu raison de faire croire aux bandits que nous laissions le chien dans la maison, dit Claude. Ils n'oseront sortir ni par la porte ni par la fenêtre, de crainte de le retrouver sur leur chemin !

— Toutes les lumières sont restées allumées, dit Claude. Qu'importe, nous ne paierons pas la note. Viens, Dagobert. Comme la nuit est sombre ! »

Ils descendirent le perron et s'engagèrent dans l'allée. Le chien bondissait avec allégresse autour d'eux.

« Jo, comment es-tu venue jusqu'ici ? demanda François. Je ne voulais pas que tu nous accompagnes.

— Je savais bien que je pourrais vous être utile. J'ai pris la bicyclette d'Annie et je vous ai suivis. Puis je suis passé par la grille que vous aviez laissée ouverte. Ce n'est pas sorcier !

— Par exemple ! Je comprends maintenant pourquoi j'ai eu un certain temps l'impression d'être surveillé ! Je ne me trompais pas. Dagobert n'a pas manifesté parce qu'il te connaît !

— Bien sûr. J'ai fait avec vous le tour de la maison et je me suis demandé si vous alliez voir enfin l'ouverture pour le charbon. La porte était poussée, non fermée. Alors, je l'ai ouverte toute grande… et cette fois, vous l'avez remarquée ! »

Jo s'amusait énormément de l'expression étonnée des garçons.

« Je ne peux pas supporter de vous voir courir des risques sans moi, ajouta-t-elle. J'ai attendu un bon moment dans la cave à charbon, espérant vous voir revenir avec Claude; quand j'ai compris que vous aviez des ennuis, je me suis aventurée dans la maison, à votre recherche. Dagobert m'a entendue. Il est venu au-devant de moi et semblait ravi ! »

Tous quatre arrivaient à l'endroit où ils avaient posé les bicyclettes.

« Il n'y en a que trois, dit Claude. Comment ferons-nous ?

— Jo, assieds-toi sur mon porte-bagages. Tu te tiendras à moi, dit François. Ce ne sera pas très confortable, mais quand tu seras fatiguée, Claude ne refusera pas de prendre ta place. Vous êtes plus légères que nous. D'ailleurs, le parcours n'est pas très long. Laissons la grille ouverte. J'espère que les gendarmes seront contents de nous ! »

Ils descendirent la colline. Dagobert courait à leurs côtés, débordant de joie d'avoir retrouvé Claude…

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