LA RÉVOLTE MASCULISTE

Par William Tenn

 

Chacun des adversaires fait la loi de l’autre.

CLAUSEWITZ, De la guerre.

 

Il est temps de conclure, et de sacheminer vers des histoires qui fonctionnent dans plus dun sens. Nous quittons le modèle soviétique pour revenir au modèle américain et voir jusqu il peut être utilisé par ses adversaires. La conclusion est connue davance : quand le régime politique permet la révolte, ce sont les normes sociales qui la rendent impossible. Le mouvement écologiste ayant été représenté dans ce recueil par une farce, il était normal de traiter pareillement le mouvement féministe. Mais cette fois la critique part dun homme de la génération antérieure, un auteur Galaxy, un peu cousin de Kornbluth, et son idée est que le matriarcat est aussi inébranlable que la Constitution des Etats-Unis. Ce regard désabusé sur lAmérique profonde ne suggère aucune révolte, il lui dénie davance toute chance de succès. Le festival sachève sur un duel digne du Kubrick de Barry Lyndon.

1. LAVÈNEMENT DU SUSPENSOIR

 

LES historiens de l’époque 1990-2015 sont en violent désaccord sur les causes de la Révolte des Mâles. Certains la considèrent comme un bouleversement sexuel à l’échelon national, qui couvait depuis longtemps. D’autres soutiennent qu’un vieux célibataire fonda le Mouvement à seule fin de s’éviter une banqueroute et le vit se transformer en un terrible monstre qui le dévora tout vif.

Ce P. Edward Pollyglow – affectueusement surnommé « Vieux Pep » par ses partisans – était le dernier descendant d’une famille qui, depuis des générations, s’était distinguée dans la confection de vêtements pour hommes. L’usine de Pollyglow ne fabriquait qu’un seul article : la blouse tous usages pour homme, et elle avait toujours fonctionné à plein rendement jusqu’à l’apparition du Style Interchangeable. Puis, brutalement (du jour au lendemain, sembla-t-il), il n’y eut plus de débouché pour des vêtements purement masculins.

Pollyglow refusa d’admettre que lui et son outillage étaient devenus vieux jeu par un simple caprice de la mode. Qu’arriverait-il si le Style Interchangeable supprimait toute différenciation entre les sexes ? « Essayez de nous faire avaler ça ! gloussa-t-il au début. Essayez seulement ! »

Mais les chiffres rouges sur son grand livre ne tardèrent pas à lui prouver que ses compatriotes, malheureusement, avalaient bien la pilule.

Pollyglow se mit à passer de longues heures à broyer du noir chez lui, au lieu de se morfondre dans son bureau en se tournant les pouces. Il médita principalement sur l’arrivisme des femmes, qui leur avait permis de supplanter les hommes tout au long du XXe siècle. Les hommes avaient été jadis de fières créatures ; ils s’étaient imposés ; ils avaient bénéficié d’un rang élevé dans la société humaine. Or, qu’était-il arrivé ?

Il conclut qu’on pouvait faire remonter la plupart de leurs ennuis à un événement survenu peu avant la première guerre mondiale. Le « tailleur pour hommes » fut le premier coupable qu’il démasqua.

Le « tailleur pour hommes », quand il était utilisé pour l’habillement féminin, impliquait que des jupes en tweed et des manteaux de drap étaient produits par une main-d’œuvre inhabituelle et méticuleuse. Sa vogue fut suivie par des modèles d’imitation : des culottes à la place des pantalons, des chemisiers au lieu des chemises (articles essentiellement masculins), enjolivés çà et là de fanfreluches ou de falbalas et pourvus de nouvelles appellations féminines. Les modes « pour lui et pour elle » suivirent. Elles devinrent universelles vers 1991.

Dans l’entre-temps, le prestige et le pouvoir politique des femmes ne cessa de croître. Le ministère du Travail commença à sanctionner les offres d’emplois basées sur une discrimination des sexes. Une décision de la Cour Suprême (dans l’affaire « Agence de Placement pour Femmes Athlètes de Mrs. Staub contre Commission de Boxe de l’État de New York ») fit force de loi avec les paroles historiques de Madame le Juge Emmeline Craggly : « Le sexe est une question personnelle, intime, et se limite à la peau de l’individu. A l’extérieur de la peau, qu’il s’agisse des corvées familiales, des chances de travail, voire de l’habillement, les sexes doivent être considérés comme légalement interchangeables, sous tous les rapports, à l’exception d’un seul. Il s’agit du devoir traditionnel du mâle de subvenir aux besoins de sa famille dans la limite des possibilités physiques ; c’est là la pierre angulaire immuable de toute existence civilisée. »

Deux mois plus tard, le Style Interchangeable était apparu dans les nouvelles collections de haute couture à Paris.

Le modèle pour hommes et le modèle pour femmes avaient maintenant fusionné en un unique vêtement interchangeable.

Cette fusion ruinait l’affaire de Pollyglow. Faute d’un certain caractère de virilité dans ce vêtement, l’entreprise qu’une longue lignée d’ancêtres tailleurs lui avait léguée finirait, sans aucun doute, par être vendue à l’encan.

Il fut de plus en plus en proie au désespoir et à l’amertume.

Un soir, il s’attarda à étudier les costumes des époques anciennes, lesquels étaient si spécifiquement et flatteusement virils que nulle femme n’eût osé les adopter.

Pollyglow remonta dans le passé, siècle par siècle, hochant la tête et se fatiguant les yeux à fixer de vieilles gravures sur bois toutes floues. Il examinait d’un air morose des images de chevaliers en armure et tentait d’imaginer une chemise-cotte de mailles avec une fermeture-éclair dans le dos, quand, pris de lassitude, il se pencha en arrière, il remarqua alors un portrait du XVe siècle, gisant à ses pieds au milieu d’une pile d’images qu’il avait écartées.

Ce fut à cet instant que le Masculisme prit naissance.

Quelques autres dessins avaient recouvert la silhouette, dont ils dissimulaient la majeure partie. Le haut-de-chausses très ajusté qui avait provoqué une moue de dédain sur les vieilles lèvres sèches de Pollyglow se laissait seul entrevoir. Mais, dans l’entrecuisse, un renflement typique et distinctif – dans lentrecuisse

Le suspensoir !

Ce petit sac qu’on portait jadis devant les chausses ou la culotte, comme il serait facile de l’adapter à une blouse d’homme ! C’était d’une virilité incontestable et décisive ; bien sûr, n’importe quelle femme pourrait l’arborer, mais, sur sa toilette, ce ne serait qu’un appendice inutile, un simulacre vide de sens.

Pollyglow travailla toute la nuit, esquissant des dessins pour ses modélistes. Quand il se coucha enfin, épuisé, il était encore si débordant d’enthousiasme qu’il en oublia le sommeil et appuya son échine courbaturée contre le dossier de son lit. Des visions de suspensoirs sur des millions de Blouses pour Hommes Pollyglow dansaient dans son crâne.

Mais les grossistes refusèrent le nouveau vêtement. La vieille Blouse Pollyglow, d’accord : il restait quelques conservateurs, un peu rococo sur les bords, qui préféraient l’ancien modèle confortable auquel ils étaient accoutumés. Du reste, personne au monde n’accepterait d’adopter une ligne aussi inesthétique. Il faut avouer qu’elle défiait ouvertement la doctrine moderne des sexes interchangeables !

Les vendeurs de Pollyglow apprirent à ne pas utiliser cet argument pour excuser leur échec. « Séparation ! Dissemblance ! leur recommandait-il, tandis qu’ils entraient, effrondrés, dans son bureau. Vous devez les vendre en mettant l’accent sur la séparation et la dissemblance des sexes ! C’est là notre unique espoir – l’unique espoir du monde ! »

Pollyglow oublia presque le marasme de son affaire, qui se mourait faute de commandes. Il était stimulé par la force de sa révélation : il était venu apporter le suspensoir et personne n’en voulait. Les gens devraient l’utiliser – pour leur propre bien.

 

Il emprunta beaucoup d’argent et se lança dans une modeste campagne publicitaire.

Sa propagande revêtait presque toujours la même forme, qu’il s’agît d’une page en couleurs ou d’une annonce publicitaire de soixante secondes à la radio. On voyait un homme costaud, dont le visage arborait une expression de je-m’en-fichisme. Il fumait un grand cigare et il était coiffé d’un melon brun, négligemment posé sur le côté. Il portait une Blouse pour Hommes Pollyglow, au plastron de laquelle était suspendue un énorme suspensoir vert jaune ou d’un rouge très vif.

A l’origine, le texte comprenait cinq lignes énergiques :


LES HOMMES DIFFÈRENT DES FEMMES !

Habillez-vous différemment !

Habillez-vous masculin !

Portez des Blouses pour Hommes Pollyglow

– avec le suspensoir Spécial Pollyglow !


Toutefois, au début de la campagne, un spécialiste en études de marché, employé par l’agence de publicité qui travaillait pour Pollyglow, fit remarquer que le vocable « masculin » avait pris depuis quelques décades une signification fâcheuse.

De nos jours, déclara-t-il, si l’on dit à quelqu’un qu’il est « mâle » ou « masculin », on lui fait croire qu’on l’a traité d’inverti. Pourquoi ne pas dire : « Habillez-vous masculiste » ? Cela atténuerait le choc, en quelque sorte.

Sans trop y croire, Pollyglow fit un essai dans une annonce avec le nouveau terme. Il le trouva déplaisant et plat. Aussi ajouta-t-il une ligne pour essayer de donner au mot « masculiste » un peu plus de nerf. L’annonce définitive fut libellée ainsi :


LES HOMMES DIFFÈRENT DES FEMMES !

Habillez-vous différemment !

Habillez-vous masculiste !

Portez des Blouses pour Hommes Pollyglow

– avec le Suspensoir Spécial Pollyglow

(Et inscrivez-vous au club masculiste !)


Cette annonce produisit de l’effet. Un effet qui dépassa les plus folles espérances de Pollyglow.

Des milliers et des milliers de demandes affluèrent de tous les coins du pays et de l’étranger pour l’inscription au club masculiste.

Les grossistes, assaillis par des clients qui brûlaient d’envie d’avoir une blouse avec un suspensoir de teinte contrastée, passèrent à grands cris aux vendeurs stupéfaits d’énormes commandes. Par dix, cinquante ou cent grosses. Livraison immédiate, si possible !

P. Edward Pollyglow se remit au travail. Il ne cessait de produire et de produire et vendait à tour de bras. Il ne donna aucune suite aux demandes concernant le club masculiste, qui n’était pour lui qu’un à-côté amusant de la campagne publicitaire. Il n’y avait fait allusion qu’en manière d’encouragement – pour faire croire à l’existence d’une sorte d’association à laquelle on adhérait en arborant un suspensoir.

Deux facteurs l’obligèrent à approfondir la question : la concurrence et Shepherd L. Mibs.

Effrayés à première vue par l’essor nouveau que prenait Pollyglow dans le domaine de l’habillement, d’autres fabricants se mirent à confectionner des blouses pourvues de suspensoirs. Pourquoi ne devrait-il y avoir que le suspensoir Pollyglow ? se dirent-ils. Pourquoi pas le suspensoir Ramsbottom ou Bangaclang ?

Or, comme la plupart d’entre eux disposaient de plus gros moyens de production et de budgets de publicité plus importants, la réponse qu’ils donnèrent à cette question fit méditer Pollyglow tristement sur les décevantes récompenses promises aux Christophe Colomb. La seule chance qui lui restait était de mettre en relief le caractère unique du suspensoir Pollyglow.

Ce fut à cette heure décisive qu’il rencontra Shepherd Leonidas Mibs.

Mibs – « Vieux Shep » comme l’appelèrent les adeptes du mouvement philosophique dont il prit la direction – fut le second des Grands Triumvirs du Masculisme. C’était un homme étrange et turbulent, qui avait roulé sa bosse à travers tout le pays et s’était essayé à tous les métiers avant de poser pour un photographe. Ce qui arriva quand l’agence de publicité de Pollyglow s’intéressa à son visage farouche, déformé à jamais par la matraque d’un agent, une nuit à Pittsburgh.

Sa photo fut utilisée dans l’une des annonces. Elle ne fut pas particulièrement plus réussie que les autres et l’agence le laissa tomber à la demande du photographe, importuné par Mibs qui exigeait à toute force qu’on ajoutât une épée à l’ensemble chapeau melon-suspensoir-cigare.

Mibs savait qu’il avait raison. Il devint casse-pieds, revenant à l’agence jour après jour et s’efforçant de persuader tout un chacun qu’il fallait une épée dans les annonces Pollyglow, une longue, très longue épée, la plus lourde possible. « L’escrimeur est là », annonçait brièvement le réceptionniste. « Mon Dieu, dites-lui que je ne suis pas encore revenu de déjeuner », murmurait le Directeur Artistique dans l’intercom.

N’ayant rien d’autre à faire, Mibs passa de longues heures sur le divan capitonné de la salle d’attente. Il étudia attentivement les annonces Pollyglow. Il noircit des pages entières de notes dans un petit carnet noir. On en vint à le tolérer et à le confondre avec le mobilier de la salle d’attente.

Mais Pollyglow lui prêta une grande attention. Venu un jour pour discuter d’une nouvelle campagne avec son agent de publicité, il engagea la conversation avec l’étrange jeune homme, laid mais plein d’ardeur. « Vous pouvez dire à votre patron d’aller au diable, dit Pollyglow au réceptionniste au moment d’emmener Mibs au restaurant. J’ai trouvé ce que je cherchais. »

L’épée était une bonne trouvaille, sentait-il, bigrement bonne. A placer dans une annonce. Mais il était beaucoup plus intéressé par certaines idées développées avec un grand luxe de détails dans le petit carnet noir de Mibs.

Puisqu’une simple phrase concernant un club masculiste avait rendu la publicité aussi efficace, demandait Mibs, pourquoi ne pas exploiter cette veine ?

Pollyglow acquiesça. « Vous pensez qu’un club masculiste comblerait une lacune dans leurs existences ? Disons un milieu exclusif, comme un club privé britannique pour gentlemen ?

– Non, parbleu ! Certes, ils veulent quelque chose d’exclusif – c’est-à-dire excluant les femmes – mais surtout pas un club privé. Ils veulent quelque chose qui ait la même portée que le suspensoir, c’est-à-dire qui signifie qu’ils ne sont pas seulement des gens, mais des hommes ! A droite à l’alignement, serrez vos poings, debout et comptez-vous par quatre, les hommes ! Ils veulent un endroit où ne les atteignent plus les bobards qu’on leur flanque tout le temps à la figure : le bobard des femmes-appartenant-peut-être-au-sexe-supérieur ; le bobard des femmes-qui-leur-survivent-et-les-dépossèdent ; le bobard de l’homme-accompli-qui-n’a-pas-besoin-d’agir-en-mâle – tout ce bourrage de crâne ! »

Son éloquence était si percutante et irrésistible que Pollyglow avait laissé refroidir son verre de lait chaud. Il le fit remplir à nouveau et commanda une autre tasse de café pour Mibs. « Un club, fit-il rêveusement, où la seule condition d’admission serait la virilité.

– Vous n’y êtes toujours pas. » Mibs leva sa tasse de café bouillant et l’engloutit d’une seule énorme gorgée. Il se pencha en avant, les yeux brillants. « Il ne suffit pas d’un club – il faut un mouvement. Un mouvement qui combatte pour les droits des hommes, fasse de la propagande contre la forme actuelle de nos lois sur le divorce, publie des ouvrages qui exaltent tous les avantages de la condition masculine. Un mouvement avec une presse, des chansons et des slogans. Des slogans tels que : Le seul pays natal pour un homme cest la masculinité ou bien Mâles de tous les pays, unissez-vous. Vous voyez ? Un mouvement.

– Oui, un mouvement ! murmura Pollyglow, qui voyait très bien. Un mouvement avec un uniforme officiel : le suspensoir Pollyglow ! Et peut-être différents modèles pour différentes… différentes, eh bien…

– Pour différentes classes, acheva Mibs. Voilà une idée formidable ! Disons le vert pour les Initiés. Le rouge pour le Mâle Pur-Sang. Le bleu pour l’Homme de Première Classe. Et le blanc, nous réserverons le blanc à la classe la plus élevée de toutes – le Surhomme. Et j’ai une autre idée. »

Mais Pollyglow ne l’écoutait plus. Il s’était renversé dans son fauteuil, une clarté pure et pieuse baignant son maigre visage gris. « Rien d’authentique à moins d’être officiel », murmura-t-il. Rien d’officiel sans l’estampille Suspensoir Authentique Pollyglow, tous droits et brevets réservés. »

 

Les annales masculistes devaient désigner plus tard ce déjeuner sous le nom d’Entente de Longchamp. A la suite de cette journée historique, l’avoué de Pollyglow établit un contrat nommant Shepherd L. Mibs Directeur des Relations Publiques des Entreprises Pollyglow.

Un papillon détachable figura dans toutes les nouvelles annonces :


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POUR LES HOMMES SEULEMENT !

 

Les cartes affluèrent en masse et l’on fit des affaires d’or. Mibs se trouva à la tête d’un nombreux personnel. Le petit bulletin de deux pages que reçurent les premiers inscrits devint rapidement un hebdomadaire de vingt pages, les Nouvelles masculistes. A son tour, il donna naissance à un magazine mensuel entièrement en couleurs, Le Torse velu.

Dans chaque édition des Nouvelles masculistes, le slogan de Pollyglow « Les hommes sont différents des femmes » partageait le chapeau de la une avec celui de Mibs : Les hommes valent les femmes. Dans le coin supérieur gauche, il y avait un entrefilet de Pollyglow, Notre Père Fondateur Vieux Pep, et en dessous était composé l’éditorial de la première page : Le franc-parler de Vieux Shep.

Le franc-parler de Vieux Shep exhortait les hommes et les appelait à l’action dans un style qui évoquait les conversations de vestiaire des joueurs de football. « Le sexe masculin est perdant en Amérique, clamait-il, parce que dans ce pays les hommes sont perdants et mal dirigés sur toute la ligne. On fait tout de nos jours pour saper leur moral et diminuer leur forme. Tenez bon, hommes d’Amérique, ayez la grande classe ! »

Il y avait un public tout prêt pour ce genre d’articles, comme le prouvait le tirage en constante augmentation des Nouvelles masculistes.

Dans chaque État s’ouvrirent des Loges de la Société Masculiste ; les très grandes villes ne tardèrent pas à s’enorgueillir d’une quinzaine de salles de chapitre ou davantage.

Dès le début, des hommes appartenant à toutes les classes de la société vinrent grossir avec enthousiasme les rangs de l’organisation.

La Déclaration des Principes de la Loge du Montana devint le préambule de la charte nationale masculiste : «  Tous les hommes en naissant sont les égaux des femmes parmi ces droits figurent la vie, la liberté et la recherche du sexe oppo » Le premier sous-groupe, dénommé « Ligue Shepherd L. Mibs », fit son apparition à Albany. Ceux qui furent liés par le Serment d’Albany juraient de n’épouser que des femmes qui annonceraient durant la cérémonie : « Je promets d’aimer, d’honorer et dobéir », en mettant l’accent sur ce dernier verbe. Il y eut de nombreux sous-groupes masculistes de ce genre : « Le Cigare et le Crachoir », « L’Association Aime-Les et Laisse-Les Choir Comme Jadis », le « Je-ne-dois-rien-de-ça-à-la-Société-de-la-Petite-Femme. »

Les deux dirigeants partageaient par moitié les revenus du mouvement et tous deux s’enrichissaient. Mibs à lui tout seul se fit une petite fortune avec son livre LHomme, le premier sexe, considéré comme la bible du Masculisme. Quant à Pollyglow, dans les rêves les plus fous de sa cupidité – des rêves qui n’étaient pas ceux d’un petit dormeur de troisième ordre -, il n’avait jamais imaginé pouvoir acquérir une telle opulence.

Il n’était plus dans la confection pour hommes ; il dirigeait maintenant une manufacture d’étiquettes qu’on cousait aux cols des blouses pour hommes, aux coiffes de chapeaux melon, aux bagues de cigares et aux petites plaques d’identité métalliques pour les épées. Il n’y avait qu’un seul article qu’il continuait à fabriquer lui-même et pour lequel il éprouvait une tendresse fidèle : le petit étui en tissu qui portait la marque Suspensoir Authentique Pollyglow. Cela lui donnait l’impression d’être impliqué dans toutes les activités de ses concitoyens, de participer à leurs succès et à leurs échecs.

Le marché des hommes venait d’atteindre sa majorité. Quant à P. Edward Pollyglow, il était devenu le percepteur attitré des contributions masculistes à l’échelle mondiale.

Il menait ses affaires en ramassant une énorme fortune. Mibs dirigeait l’organisation et augmentait son pouvoir. Il fallut trois ans pour qu’un conflit éclatât entre eux.

Mibs avait passé sa prime jeunesse au banquet de la faillite ; il avait appris à remâcher des colères, à s’abreuver de fureurs contrariées. Les épées dont il ceignait à présent les corps masculins appelaient autre chose qu’une simple fonction ornementale.

Les épées, écrivait-il dans Le Torse velu, étaient aussi étrangères aux femmes que la barbe et la moustache. Arborer une grande barbe et une moustache en guidon de vélo, telle était la tenue du Masculisme. Or, si un homme avait la toison d’un lion et était armé d’une épée comme un spadassin, pouvait-il continuer à parler avec la voix soumise d’un eunuque ? Pouvait-il encore avoir la démarche hésitante d’un vulgaire soutien de famille ? Jamais de la vie ! Un mâle porteur d’une arme noble devait agir en conséquence, il devait avoir une allure arrogante, il devait vociférer, il devait chercher querelle, il devait fanfaronner.

Il devait également être prêt à répondre aux fanfarons.

Pour commencer, des matches de boxe réglèrent les disputes. Puis, dans chaque loge masculiste, on donna des leçons d’escrime et il y eut un stand de tir. Enfin, inévitablement, presque imperceptiblement, tout le Code du Duel fut remis en vigueur.

Les premiers assauts eurent lieu dans le style des confréries des Universités allemandes. Dans les sous-sols de leurs loges, des énergumènes lourdement masqués et rembourrés échangèrent des coups de sabre. Quelques égratignures sur le front fièrement exhibées le lendemain au travail, un système de marquage des points qui pénalisait l’escrime purement défensive – tout cela était commenté avec désinvolture au cours des banquets ou discuté dans les supermarchés.

On se mit à croiser le fer avec un peu trop de réalisme. Quand il y avait vraiment une question d’honneur, les masques et les plastrons étaient abandonnés et la clairière d’une forêt à l’aube remplaçait le sous-sol d’une loge aux murs blanchis à la chaux. On tranchait une oreille, on balafrait un visage, on pourfendait une poitrine, le gagnant allait chanter victoire dans les rues ; le perdant, grièvement blessé ou mourant, affirmait avec une insistance morose qu’il s’était embroché sur l’antenne-radio de sa voiture.

Le Code du Duel exigeait une discrétion absolue chez tous ceux qui étaient concernés dans une affaire d’honneur. Aussi, malgré un tollé contre le duel dans l’opinion publique et de nouvelles lois votées à la hâte, on ne poursuivit que fort peu de duellistes. Des hommes de toutes conditions sociales se mirent à accepter une réparation par les armes comme le seul moyen intelligent de mettre fin à une controverse importante.

Il est assez intéressant de constater que l’usage des épées sur le terrain se pratiquait surtout dans l’Est. A l’ouest du Mississippi, les deux duellistes apparaissaient aux extrémités opposées de la rue principale, avec des étuis à revolver sur la cuisse. Un avertissement préliminaire aurait vidé la rue et semé la panique dans la police. Sur un premier signal, les deux hommes avançaient l’un vers l’autre d’un pas raide ; sur un autre signal, ils dégainaient leurs pistolets et tiraient sans relâche. Morts ou vifs, on les enfournait ensuite dans un break stationnant à proximité, avec le moteur en train de tourner. A la Loge Masculiste locale, on discutait des péripéties les plus remarquables du combat, des soins médicaux à donner et des préparatifs de funérailles.

On inventa de nombreuses variétés de duels. Le Duel de Chicago eut une vogue sanglante et passagère dans les plus grandes villes. Deux voitures, conduites chacune par un ami intime du duelliste assis sur la banquette arrière, traversaient en sens opposé une grande route ou une artère animée de la ville. Quand elles se croisaient, chaque duelliste pouvait s’en donner à cœur joie en pilonnant l’adversaire à coups de mitraillette : mais il fallait arrêter le tir dès que les véhicules s’éloignaient l’un de l’autre. Malheureusement, dans le feu de l’action, rares étaient les antagonistes qui appliquaient ce règlement ; aussi le taux de mortalité atteignait-il un chiffre inquiétant parmi les autres automobilistes et les badauds, sans parler des témoins et assistants du duel.

Pollyglow commença à s’alarmer et exigea que ce désordre prit fin. « Vous n’avez plus nos partisans en main, dit-il à Mibs. Revenons aux principes théoriques du Masculisme. Restons fidèles à des symboles comme le suspensoir ou la barbe et le cigare. Nous ne tenons pas à dresser le pays contre nous. »

Aucun risque, affirma Mibs. Quelques gars avaient chahuté un peu et la propagande féminine avait grossi l’incident pour en faire toute une histoire. En revanche, que de lettres reçues d’autres femmes, enchantées de voir réapparaître le mâle chevaleresque et fier, prenant plaisir à rencontrer des hommes qui leur cédaient leurs places dans les transports en commun et avaient à cœur de les protéger.

Quand Pollyglow s’obstina, invoquant le nom sacré du bon sens commercial, Mibs lui dit ses quatre vérités. Lui, Shepherd L. Mibs, était le chef spirituel du Masculisme, infaillible et absolu. C’était lui qui ordonnait. Et on lui obéissait en tout. Il pourrait choisir une autre étiquette pour l’équipement officiel quand cela lui plairait.

Le vieil homme déglutit péniblement plusieurs fois, des petites bosses montant et descendant sur la courbe concave de sa gorge décharnée. Il donna des tapes sur les puissantes épaules de Mibs, prononça d’une voix lugubre quelques mots d’apaisement et regagna son bureau en chancelant. A dater de ce jour, il devint un personnage représentatif mais muet. Il fit des apparitions en public en tant que Père Fondateur ; le reste du temps, il coula des jours tranquilles dans son luxueux gratte-ciel, la Tour du Suspensoir.

Par une ironie du destin, un nouveau personnage entra dans le mouvement ce même jour, un humble et insignifiant individu que Mibs, à l’heure de son triomphe, aurait écarté avec mépris.

2. DORSELBLAD

 

Les Masculistes avaient fait une émeute dans une ville de Californie et enfoncé les portes de la prison municipale. Divers pickpockets, cambrioleurs et ivrognes furent libérés, de même qu’un homme qui avait passé dix-huit ans dans la section des « pensions alimentaires » de la prison, Henry Dorselblad.

Plus que tout autre, Dorselblad devait donner au Masculisme sa saveur politique et son langage particulier. Quiconque l’a entendu n’oubliera jamais le chœur puissant de dix mille voix mâles chantant :


« O toi, Hank Dorselblad, qui depuis lOuest trottas,

Ton suspensoir est le meilleur en nos Etats »


Courtaud de taille, prématurément chauve, avec un menton fuyant et un ventre replet, Dorselblad, même dans sa jeunesse, avait été une proie sans intérêt pour la plupart des femmes. Néanmoins il n’avait que vingt-deux ans quand sa logeuse, qui était d’âge mûr, l’embringua dans le mariage et s’acheta aussitôt pour douze mille dollars d’appareils électroménagers à crédit. Elle espérait évidemment se la couler douce en se faisant entretenir par un mari travailleur.

Dorselblad combla ses vœux pendant quelques années éreintantes, au cours desquelles il cumula deux emplois à plein temps et un travail à mi-temps en fin de semaine. C’était un habile opérateur de machines à calculer les feuilles de paie ; de son temps, de tels hommes remplaçaient chacun deux équipes complètes de comptables ; ils méritaient largement leurs hauts salaires et une confortable stabilité de l’emploi. L’invention des machines compto-métriques automatiques mit fin à cette euphorie.

A l’âge de vingt-cinq ans, Henry Dorselblad se trouva réduit au chômage technologique. Il devint l’un de ces opérateurs minables et affamés errant dans les rues du quartier des affaires, avec leurs perforeuses à la main, à la recherche d’un travail à a journée dans quelque firme vieux jeu qui ne se serait pas encore mise à la page.

Il essaya désespérément de débuter dans les nouveaux ordinateurs automatiques. Mais vingt-cinq ans, c’est tard : les bureaux de placement eurent tendance à le classer « citoyen d’âge mûr – degré inférieur. » Pendant un temps, il gagna chichement sa vie comme balayeur d’ordinateur, débarrassant les bureaux des minuscules résidus circulaires ou rectangulaires éjectés par les machines à perforer et jonchant les planchers. Mais même dans ce domaine la science et l’industrie progressaient. On inventa l’aspirateur automatique et il fut de nouveau flanqué à la rue.

Le compte en banque de Mrs. Dorselblad diminuait à une vitesse vertigineuse, elle poursuivit son mari en justice pour défaut d’entretien. Il alla en prison. Elle obtint le divorce avec paiement d’une pension alimentaire fixée à un taux raisonnable : les trois quarts du plus fort revenu mensuel qu’avait gagné son mari. Incapable du moindre versement symbolique qui eût prouvé sa bonne foi, il fut gardé en prison.

Une fois l’an, un groupe de femmes-juges itinérantes lui demandait quels efforts il avait fait durant les douze mois écoulés pour se réhabiliter. Quand Dorselblad éludait astucieusement la question en discourant sur les difficultés de chercher un emploi quand on est en prison, il recevait une cinglante réprimande et se faisait renvoyer au directeur pour recevoir une punition spéciale. Il devint amer et sombre, un beau type de criminel endurci de la pension alimentaire.

Dix-huit ans passèrent. Son ex-femme se remaria trois fois, enterrant deux époux et faisant emprisonner le troisième pour défaut d’entretien. Sa responsabilité n’étant nullement atténuée par la négligence dépravée de ses successeurs, Henry Dorselblad resta derrière les barreaux. Il apprit à faire macérer des raisins secs dans une boîte en fer-blanc sous sa couchette et, ce qui est plus important, à se délecter d’en boire le jus. Il apprit à rouler des cigarettes avec du papier hygiénique et du tabac provenant des mégots crachés par les gardiens. Et il apprit à réfléchir.

Il passa ces dix-huit ans à ruminer sur ses torts, réels ou imaginaires, à étudier les problèmes sociaux qui en étaient la cause, à lire les classiques des relations entre les sexes – Nietzsche, Hitler, le marquis de Sade, Mahomet. C’est cette période de raisonnement serré, d’intense brassage théorique qu’il faut considérer si l’on veut comprendre par quelle métamorphose un minus timide et silencieux devint l’agitateur le plus éloquent et le chef politique le plus astucieux de son temps. -

Un Henry Dorselblad nouveau fut relâché dans le monde par la cohue des Masculistes. Il les conduisit, sauveurs ivres et prisonniers, hors des ruines fumantes de la prison, battant la mesure avec le chapeau du directeur tandis qu’il leur enseignait les couplets vengeurs d’un chant qu’il venait d’improviser : « Le double standing pour toujours hourra les gars, hourra ! »

Un par un, les excités et les timorés apprirent à compter avec lui. Arrêté dans un autre État et dans l’attente d’une extradition, Dorselblad refusa d’accorder une entrevue au gouverneur parce que c’était une femme. Un citoyen mâle né libre, affirma-t-il avec insistance, ne pouvait reconnaître une autorité légale ou politique à une simple femme.

Le gouverneur femme sourit en voyant ce petit homme qui sautillait en psalmodiant : « Les cuisines et les jupes ! Les vapeurs et les voiles ! Les harems et les bordels ! » Mais elle ne souriait plus, une semaine plus tard, quand les partisans d’Henry dévastèrent également cette prison et emmenèrent leur héros sur les épaules. Elle ne souriait pas non plus l’année suivante, quand elle fut blackboulée aux élections – ces deux désastres ayant été scandés par les mêmes litanies.

Shepherd L. Mibs, lui non plus, n’eut pas très envie de sourire après qu’Henry Dorselblad eut été invité à la télévision. Dès qu’il devint évident que c’était un baril de dynamite politique et que nul gouverneur, nul État n’oserait se dresser contre lui, il fallut le brancher sur la propagande masculiste. Aussitôt, presque tous les téléspectateurs des États-Unis et du Canada virent Shepherd Mibs, directeur de la propagande et Président National du Masculisme, relégué sur une voie de garage et complètement éclipsé par Henry l’Infernal.

Le lendemain, d’un bout à l’autre du pays, le réquisitoire d’Henry Dorselblad contre la société moderne fut dans toutes les bouches : « Les femmes ont eu besoin d’une protection spéciale quand elles étaient légalement inférieures aux hommes. Maintenant elles ont la protection spéciale et l’égalité. Elles ne peuvent pas cumuler ! »

Tout le monde discuta les lois psychobiologiques qu’il avait exposées.

En réalité, Dorselblad n’avait fait que refondre des passages d’éditoriaux de Mibs qu’il avait lus et relus en prison. Mais il les avait refondus avec la foi d’un Savonarole, la flamme et le fanatisme d’un véritable prophète. Dès le début, on constata que les femmes étaient aussi frappées par son éloquence que les hommes.

Elles accoururent en foule pour l’écouter jeter l’anathème à leur sexe. Elles tombèrent en pâmoison en l’entendant railler leurs fautes, pleurèrent à chaudes larmes tandis qu’il maudissait leur impudence et glapirent « Oh voui ! » lorsqu’il exigea qu’elles renoncent à leurs droits et reprennent leur situation normale en tant que « Dames – et non Seigneurs – de la Création. »

Il ajouta un article à la tenue du Masculiste, une longue plume d’aigle recourbée qui orna le côté du chapeau melon. Dans le monde entier on fit la chasse aux aigles, que l’on dépluma pour le nouveau marché américain. Il ajouta une troisième clause belliqueuse aux principes énoncés par Mibs et Pollyglow : « Pas d’incapacités légales sans avantages légaux correspondants. » Les hommes refusèrent d’être soutiens de famille ou soldats s’ils n’étaient pas reconnus monarques absolus dans leur foyer. Les cas de femmes battues et les procès de recherche en paternité embouteillèrent les tribunaux quand la Société Masculiste engagea ses ressources pour défendre tout homme qui menait le grand combat de ce qu’il fut convenu d’appeler le Privilège du Phallus.

Dorselblad fut partout vainqueur. Quand il avait à prendre une décision particulière en tant que Chef du Masculisme – à cent coudées au-dessus de tous les Fondateurs et Présidents -, Mibs discutait et le combattait, mais cédait finalement. Quand il créa un modèle spécial de suspensoir pour lui seul – le Suspensoir à Pois du Grand Chef -, Mibs se renfrogna un moment, puis se rallia sans enthousiasme. Quand il mit le doigt sur le plus important objectif du Masculisme – l’abrogation du Dix-Neuvième Amendement -, Mibs écrivit immédiatement des éditoriaux condamnant cet article de loi dénué de bon sens et exigeant le retour aux élections dans les bars et aux décisions prises dans des arrière-salles enfumées.

 

A la première Convention Nationale du Masculisme de Madison, dans le Wisconsin, le Vieux Shep partagea un anonymat résigné avec le Vieux Pep, dans un coin de l’estrade. Il brailla et tapa des pieds avec tous les autres quand Hank le Tank tonitrua : « Ceci est une civilisation mâle. Des hommes l’ont bâtie et – s’ils ne peuvent reconquérir leurs droits -, des hommes peuvent l’abattre ! » Il s’esclaffa en même temps que les autres lorsque Dorselblad lança des trait émoussés : « Je n’ai pas élevé mon fils pour qu’il devienne une ménagère ! » ou bien : « Citez-moi le nom d’une femme, d’une seule femme qui ait jamais pu ! » Il était au premier rang de la foule qui fit trois fois le tour de la salle immense, derrière Henry l’Infernal, entonnant à tue-tête le Chant de l’Abrogation :


« Crac ! Crac ! Craque les urnes !

Coin ! Coin ! Coince les isoloirs »


C’était un spectacle saisissant : deux mille délégués de tous les États de l’Union, balançant en cadence les chapeaux melon sur leurs têtes, les plumes d’aigle ondulant majestueusement à l’unisson, les épées cliquetantes, les suspensoirs ballants, pendant que la fumée des cigares dégageait d’épais nuages annonçant l’avènement du millénaire viril. Des hommes barbus et moustachus se congratulaient d’un voix rauque et se tapaient sur l’épaule ; ils trépignaient avec tant d’enthousiasme qu’au moment de voter on s’aperçut tout à coup que le plancher avait cédé sous le poids de la délégation de l’Iowa, qui venait de s’effondrer tout entière dans le sous-sol !

Mais rien ne put altérer la bonne humeur de ce rassemblement. On expédia dans les hôpitaux ceux qui furent le plus sérieusement blessés. Quant à ceux qui s’en tirèrent avec des jambes fracturées ou des clavicules démises, ils furent bruyamment mis en boîte et hissés vers l’étage de la Convention pour procéder au vote. Une série de résolutions furent lues à haute voix, les délégués vociférant à l’unanimité leur accord.

Il a été décidé que : tout le dix-neuvième amendement de la Constitution des États-Unis, garantissant le suffrage universel des femmes, est une loi contre nature, tant au point de vue biologique que politique et moral, et qu’elle est la cause principale de nos difficultés nationales…

Il a été décidé que : toute pression appropriée devra être exercée pour peser sur les législateurs de la nation dans ce sens, qu’ils soient en fonction ou cherchent à l’être…

Il a été décidé que : cette convention devra être votée comme exigeant…

Il a été décidé que : nous, par le présent acte…

Il y eut cette année-là des élections à mi-session au Congrès.

Un plan de bataille masculiste fut dressé pour chaque État. Des comités de coordination furent constitués pour travailler au corps la jeunesse, les minorités et les groupes religieux. Chaque membre fut chargé d’une mission précise. Henry Dorselblad les fit tous marcher sans relâche, exigeant de chacun un effort maximum, concluant des pactes à la fois avec Républicains et Démocrates, partisans de réformes sociales et gros brasseurs d’affaires, organisations d’anciens combattants et groupements pacifistes. « Gagnons au premier tour – avant que l’opposition ne se réveille ! » clamait-il à ses partisans.

Alors la voix de Hank se fit entendre dans le pays, demandant aux femmes – pour assurer leur propre bonheur – de veiller à ce que le long, trop long cauchemar du féminisme prenne fin. Une section féminine auxiliaire du Mouvement Masculiste fut organisée – les Compagnes du Suspensoir. Elle se développa rapidement. Les candidates au masculisme furent si férocement harcelées de questions par les autres femmes qu’elles durent demander une protection spéciale de la police avant de prendre la parole à la réunion de coin de rue. « Vous feriez mieux d’aller repasser les pantalons de vos maris ! criaient les dames masculistes. Rentrez à la maison ! Votre dîner brûle ! »

Une semaine avant les élections, Dorselblad lâcha les équipes d’Action Directe. Dans tout le pays, des groupes d’hommes, portant suspensoir et chapeau melon, envahirent les abords des bâtiments officiels pour s’enchaîner aux réverbères sur la voie publique. Tandis que les représentants de la loi tranchaient les liens qu’ils s’étaient imposés avec des scies à métaux ou des chalumeaux oxhydriques, les Masculistes entonnèrent à tue-tête une nouvelle oraison : « Femmes ! Votez pour nous – et nous vous rendrons vos hommes ! »

Où était la fierté, l’arrogance tant vantée du Masculisme dans une telle supplique ? s’enquirent férocement leurs adversaires. Les Seigneurs de la Création étaient-ils en train de mendier une faveur auprès du sexe faible ? Quelle honte !

Mais les partisans de Dorselblad ignorèrent ces sarcasmes.

Un bon quart du nouveau Congrès fut élu sur un programme masculiste. Un autre groupe, plus vaste, de sympathisants ou d’hésitants, se demandait encore de quel côté soufflait vraiment le vent.

Mais les Masculistes avaient également gagné les trois quarts du Corps Législatif des différents États de l’Union. Ils avaient ainsi le pouvoir de ratifier un amendement constitutionnel qui abolirait le suffrage des femmes en Amérique, dès que le projet d’abrogation serait passé au Congrès et serait soumis aux États.

Les yeux de la nation se fixèrent sur le Capitole.

Chaque dirigeant de quelque importance dans le mouvement s’y précipita pour augmenter le prestige du Masculisme. Les adversaires vinrent également en grand nombre, armés de machines à écrire et de duplicateurs pour combattre l’ogre gynocratique.

Ils formaient une drôle de salade, ces groupes anti-masculistes. Des associations d’anciennes élèves de collèges féminins se disputaient la préséance pour des fonctions de pure forme avec des Filles de 177618 ; des éditeurs d’hebdomadaires libéraux, à tendances conservatrices, rabrouaient des chefs syndicalistes, lesquels bousculaient à leur tour d’ascétiques jeunes gens aux faux cols cléricaux.

Des femmes de lettres, massives, aux regards irrités, narguaient de minces millionnaires distinguées que la crise avait fait revenir d’Europe en hâte. De respectables mères de famille de Richmond (Virginie) se rebiffaient en entendant les boutades scientifiques des contrôleurs de naissances de San Francisco. Ils discutaient âprement entre eux, suivaient des plans d’action tout à fait divergents et, d’une façon générale, faisaient la joie de leurs adversaires à suspensoir, chapeau melon et cigares allumés. Mais leur variété même et leurs dissemblances faisaient hésiter de nombreux élus : ils avaient trop l’air d’un échantillonnage de la population.

Le projet de Foi devant soumettre aux États l’abrogation du Dix-Neuvième Amendement, erra dans l’interminable labyrinthe du Congrès au milieu des manœuvres, des remaniements et de l’action des comités. Des manifestations et des contre-manifestations se déroulèrent partout. Les journaux s’engagèrent nettement d’un côté ou de l’autre, suivant leur appartenance et parfois selon leur clientèle. Seul dans le pays, le New York Times garda son sang-froid, en faisant remarquer que le problème était très ardu et en demandant que la décision – quelle qu’elle fût – soit juste, en tout état de cause.

Voté au sénat avec une très faible marge, le projet fut envoyé devant la Chambre des Représentants. Ce jours-là, Masculistes et Anti-Masculistes se disputèrent les laissez-passer pour les tribunes. Henry l’Infernal et ses partisans ne furent admis qu’après avoir laissé leurs épées au vestiaire. Quant à leurs antagonistes, on leur enleva de force un énorme écriteau dont les quatre parties avaient été frauduleusement passées dans la tribune et où se lisait cette proclamation : « Membre du Congrès ! Ta grand-mère était suffragette ! »

Passant outre aux protestations de nombreux élus cherchant l’anonymat dans cette affaire, un vote par appel nominatif fut décidé. On fit des pointages. Les deux parties étaient à égalité, les Masculistes ayant toujours une faible avance, jamais suffisante pour l’emporter. Finalement les supporters fiévreux de la tribune constatèrent qu’une impasse était inévitable. Il manquait une voix pour la majorité des deux tiers requise pour le vote du projet.

C’est alors qu’Elvis P. Borax, un jeune Représentant de Floride qui avait laissé passer son tour, se leva et déclara qu’il s’était décidé.

Il y eut une tension fantastique, chacun attendant le vote décisif de ce jeune membre du Congrès. Les femmes s’enfonçaient leur mouchoir dans la bouche ; des hommes forts geignaient. Mêmes les gardes s’écartaient de leurs portes et regardaient fixement l’homme dont allait dépendre le sort du pays.

Trois hommes se levèrent au balcon : Henry l’Infernal, le Vieux Shep et le Vieux Pep à la tête chenue. Se tenant côte à côte, ils tendirent, dans un geste de mauvais augure, leurs mains crispées sur les poignées d’invisibles épées. Le visage pâle, le jeune membre du Congrès scruta du regard leurs silhouettes immobiles.

« Je vote non, haleta-t-il enfin. Je vote contre le projet. »

Alors ce fut l’enfer. Partout, une foule houleuse et hurlante. Les gardes de l’assemblée, même avec ceux du Sénat venus en renfort, passèrent un rude quart d’heure à faire évacuer la tribune.

Le membre du Congrès Borax, dans une interview télévisée, décrivit ainsi ses réactions. « J’avais l’impression de regarder dans ma tombe ouverte. Pourtant je devais voter ainsi. Maman me l’avait demandé.

– Aviez-vous peur ? demanda le reporter.

– J’avais très peur, admit-il. Mais j’ai aussi été très brave. »

Un risque calculé venait d’être payant en politique. A dater de ce jour, Borax leva l’étendard de la contre-révolution.

3. LA CONTRE-RÉVOLUTION

 

Les Anti-Masculistes avaient gagné à la fois un cri de ralliement et un commandant en chef.

Tandis que montait la marée du Masculisme, trente-sept États libéralisant leurs lois sur le divorce au profit de l’époux, des douzaines de groupes disparates de l’opposition se rallièrent à l’étendard brandi par le jeune membre du Congrès venu de Floride. Sous son égide, ils pourraient dédaigner l’accusation de « féminisme rampant ». Ils ne risquaient plus de s’entendre traiter de « perceurs de suspensoirs », ou bien, suprême injure, de « chouchous à leur maman » !

Deux ans plus tard, ils furent suffisamment forts pour décrocher la nomination à la Présidence d’un de leurs partis majeurs. Pour la première fois depuis des décennies, un homme – Elvis P. Borax – fut candidat au poste de chef de l’exécutif.

Après avoir procédé à des sondages d’opinion et consulté les principaux stratèges de son pays, sans parler de ses propres intuitions et de ses penchants, il décida d’établir son programme électoral sur l’idée de la Mère pure et immaculée.

Il ne s’était jamais marié, expliqua-t-il, parce que sa mère avait besoin de lui. Elle avait quatre-vingt-trois ans et elle était veuve ; qu’est-ce qui pouvait être plus important que son bonheur ? Que le pays dans son ensemble vive selon la maxime qui, comme la Bible, était toujours infaillible : c’est la Mère qui est le meilleur juge.

Des photos cloutées d’étoiles de la frêle vieille dame furent répandues dans tout le pays. Quand Dorselblad fit une sarcastique allusion à elle, Borax répondit par un chant de sa propre composition qui prit rapidement son essor et fut le plus grand succès du hit-parade. Ce disque est un merveilleux document politique et vivra à jamais dans nos plus glorieuses traditions. De sa voix ardente de ténor, délicatement pleurnicharde, Borax chantait :


« Gouverne mon cœur, ô maternelle femme,

Ma mère na jamais, jamais été infâme ! »


Et il y avait l’éloquence de la fameuse « Croix d’Épées », morceau de bravoure que Borax débitait inlassablement dans ses tournées électorales, dans les pique-niques des patronages, les foires de campagne et les réunions de masse des États.

« Vous n’enfoncerez pas dans les reins des hommes l’élastique de ce suspensoir ! tonnait-il. Vous ne crucifierez pas les femmes sur une croix d’épées !

« Et savez-vous pourquoi vous ne le ferez pas ? » demandait-il, frappant de la main droite sa tête comme un tambourin. L’auditoire, bouche bée, les yeux luisants, s’immobilisait alors dans une attente fébrile. « Le savez-vous ?

« Parce que », venait enfin un doux et lent murmure, dominant la foule dans les haut-parleurs, « parce que cela contrarierait maman. »

Le parti adverse, à majorité masculiste, avait choisi une parfaite candidate. C’était une ex-sous-secrétaire à l’Armée, Déléguée Permanente de l’Amérique à la Conférence de la Paix et du Désarmement qui se tenait depuis treize ans à Paris : l’inoubliable Mrs. Strunt.

Les trois robustes fils de Clarissima Strunt l’accompagnaient à chaque réunion électorale, portant sur l’épaule, comme une arme, leur batte de baseball. Elle avait également un mystérieux mari, fort absorbé par un « travail d’homme ». Sur les photos, que reproduisait parfois la presse, on le représentait, immobile et droit, un fusil de chasse reposant dans la saignée du bras, tandis qu’un bon chien courant débusquait le gibier dans des fourrés lointains. Son visage n’était jamais facile à reconnaître, mais il y avait quelque chose dans le port de sa tête qui indiquait à coup sûr une attitude intransigeante à l’égard de tout le monde – et surtout des femmes.

Henry l’Infernal et Clarissima le Cordon-Bleu Passionné collaborèrent admirablement. Après que Dorselblad eut arpenté l’estrade, en agitant belliqueusement un suspensoir, après qu’il eut exhorté, exigé, lancé l’anathème, Clarissima Strunt faisait son entrée. Il la saluait galamment, elle lui répondait par une profonde révérence, puis elle défroissait le tablier à carreaux rouges et blancs qu’elle portait toujours et parlait gentiment du plaisir d’être femme dans un monde authentiquement mâle.

On dénombrait chaque jour de plus en plus de suspensoirs masculistes dans les couloirs du métro et sur les trottoirs, ainsi qu’un remue-ménage de dames auxiliaires ayant des tabliers pour uniformes.

En dépit de nombreuses appréhensions, les leaders intellectuels du pays s’étaient ralliés à la bannière étoilée de p’tite mère brandie par Borax, car c’était la seule manière d’endiguer ce qu’ils considéraient comme un fascisme sexuel. Le peuple les avait surnommés les « Gambergeurs des Suffragettes ». Vers la même époque, ils commencèrent à remarquer tristement que cette élection allait faire un sort à un vieux mythe américain – et qu’il semblait bien que c’était le mythe en chair et en os qui allait prévaloir.

Car Borax faisait campagne en tant que Fils dévoué, en agitant la photo de sa mère aux quatre coins des États-Unis. Mais Clarissima Strunt était la Maternité Incarnée. Or elle demandait aux électeurs de voter pour le Masculisme, au nom duquel elle se présentait.

Quel genre de Présidente cette Strunt aurait-elle fait ? Comment cette femme à la voix douce et à la forte volonté aurait-elle agi avec Dorselblad s’ils avaient pris tous les deux le pouvoir ? Les uns suggéraient qu’elle était simplement une astucieuse politicienne qui misait sur le bon cheval ; d’autres imaginaient une idylle entre le tablier à carreaux et le suspensoir à pois en se fondant sur l’indéniable ressemblance physique entre Mrs. Strunt et Nettie-Ann Dorselblad, notoirement connue. Aujourd’hui ce ne sont là que d’oiseuses conjectures.

 

Ce que nous tenons pour certain, c’est que les Masculistes partaient favoris à trois contre deux dans chaque officine de bookmaker et dans chaque bureau d’agent de change. Un important magazine d’information sortait avec une couverture illustrée d’un énorme suspensoir et titrant : Lhomme de lannée. Henry Dorselblad commençait à recevoir des visites officieuses de délégués des Nations Unies et de membres du corps diplomatique. Les ventes des cigares, des chapeaux melon et des épées faisaient un boom du tonnerre et P. Edward Pollyglow acheta un petit pays d’Europe, qu’il transforma, après en avoir expulsé les habitants, en terrain de golf à dix-huit trous.

Le membre du Congrès Borax, face à une défaite certaine, commença à devenir survolté. Il perdit son sourire de commande, l’éclat de son doux visage bien rasé. Il se mit à lancer des attaques inconsidérées. Il dénonça la corruption. Il flétrit la malfaisance, la trahison, le meurtre, le chantage, la piraterie, la simonie, la falsification, le kidnapping, la barraterie, les tentatives de viol, la cruauté mentale, l’outrage aux mœurs et la subornation de témoins.

Et puis, un soir, au cours d’un débat télévisé, il alla trop loin.

Shepherd Leonidas Mibs endurait sa disgrâce de Chef du Mouvement depuis beaucoup trop longtemps pour un homme de son tempérament. Sa position était à l’arrière de l’estrade, tout au bas de la une des journaux, ce n’était qu’un orateur de remplacement pour Henry l’Infernal. La révolte grondait en lui.

Il tenta de former un nouveau groupe scissionniste, les Masculistes Anonymes. Ses membres devaient se vouer au plus strict célibat et n’avoir aucune relation avec les femmes, en dehors des besoins indirects de l’insémination artificielle. Sous l’autorité absolue de Mibs, sacré Grand Maître, ils se consacreraient secrètement au sabotage, à l’échelle nationale, de la fête des Mères, dissimuleraient des bombes à retardement dans les bureaux des licences de mariage et feraient des razzias nocturnes dans les organisations mixtes n’appliquant par la ségrégation des sexes.

La réalisation de ce rêve aurait pu changer radicalement l’histoire future du Masculisme. Malheureusement, un des hommes de confiance de Mibs vendit la mèche à Dorselblad contre la concession des stands de cigares dans toutes les réunions nationales. Le Vieux Shep sortit pâle comme un linge d’une entrevue avec Hank le Tank. Il donna le mot et les Masculistes Anonymes furent dissous.

Mais il continua de marmonner et d’attendre. Ce fut pendant l’avant-dernier débat contradictoire à la télévision – alors que le membre du Congrès Borax s’élevait désespérément contre une attaque de Clarissima Strunt – que Shepherd Mibs entendit enfin sonner son heure.

La bande enregistrée de ce débat historique fut détruite deux semaines plus tard lors des folles émeutes du Jour de l’Élection. Il est donc impossible de reconstituer, avec un tel recul dans le temps, la réponse exacte de Borax à l’accusation de Mrs. Strunt le qualifiant « d’instrument des femmes d’affaires de Wall Street et des féministes mondaines de Park Avenue ».

Tous les comptes rendus sont d’accord pour dire qu’il commença par s’écrier : « Et vos amis, Clarissima Strunt, vos amis sont dirigés par… »

Mais que dit-il ensuite ?

Dit-il, comme le prétendit Mibs : « … un ex-failli, un repris de justice et un ex-homosexuel » ?

Dit-il comme le rapportèrent plusieurs journaux : « … un ex-failli, un repris de justice et un ex-hétérosexuel » ?

Ou bien dit-il seulement, comme Borax lui-même persista à l’affirmer jusqu’à son dernier jour : « un ex-failli, un repris de justice et un ex-homo-bestial » ?

Quels qu’aient été les termes exacts employés, la première partie de l’accusation se référait indubitablement à P. Edward Pollyglow et la deuxième à Henry Dorselblad. Restait la troisième épithète – et restait Shepherd L. Mibs.

Tous les journaux américains de la côte Ouest à la côte Est, parurent avec cette manchette :

MIBS SESTIME MORTELLEMENT OFFENSÉ ET PROVOQUE BORAX EN DUEL


Pendant un moment, c’est-à-dire le temps de trois ou quatre éditions, il y eut une sorte de silence pétrifié. L’Amérique retenait son souffle. Puis :


DORSELBLAD MÉCONTENT PRESSE MIBS DANNULER LE DUEL

Et :


LE VIEUX PEP SUPPLIE LE VIEUX SHEP : « NE VOUS SALISSEZ PAS LES MAINS AVEC LUI »


Mais :


MIBS, INÉBRANLABLE, VEUT UN DUEL À MORT


De même :


CLARISSIMA STRUNT DÉCLARE : « CEST UNE AFFAIRE DHOMMES »


Dans l’entre-temps, de l’autre côté de la barrière, Il y eut une timide et hésitante tentative d’éluder la difficulté :


BORAX REFUSE LE DUEL, COMME PROMIS À SA MÈRE


Cela ne cadrait pas très bien avec le goût nouveau du public pour les réparations par les armes. Il y eut une autre tentative :


« LE CANDIDAT À LA PRESIDENCE NE PEUT TRANSGRESSER LA LOI », CLAMENT LES PASTEURS


Mais cela eut peu d’effet sur la situation ; alors :


LE MEMBRE DU CONGRÈS PROPOSE DE FAIRE DES EXCUSES : « JE NE LAI PAS DIT, MAIS JE ME RÉTRACTERAI »


Malheureusement :


SHEP SÉCRIE : « CEST HONTEUX ! BORAX DOIT SE BATTRE AVEC MOI OU PORTER LA MARQUE INFAMANTE DU LÂCHE ! »


Le candidat et ses conseillers, se rendant compte qu’il n’y avait pas moyen d’en sortir :


UN DUEL MIBS-BORAX AURA LIEU LUNDI. UN CHAMPION POIDS LOURD DIRIGERA LE COMBAT


Prie pour moi, demande Borax à sa mère : Ton fils chéri, mort ou vif.

Un lauréat du prix Nobel admis comme carabin assistant au duel.


Borax et dix ou douze conseillers mâchouillant des cigares s’enfermèrent dans une chambre d’hôtel et étudièrent la question sous toutes ses faces. A cette époque, bien entendu, ni lui ni son état-major ne se seraient risqués à fumer des cigares autrement qu’en privé. En public, ils croquaient des pastilles de menthe.

On leur avait laissé le choix des armes et c’était là un choix difficile. Le Duel de Chicago fut banni comme manquant totalement de dignité et susceptible de salir l’image d’un Président. Restait l’épée et le pistolet. Ils devaient affronter le fait que Borax n’était un expert dans aucune des armes, alors que son adversaire avait gagné des tournois dans les deux. Finalement on choisit le pistolet, la distance plus grande et des conditions atmosphériques incertaines pouvant jouer en sa faveur.

Donc, le pistolet. Avec un seul coup à tirer par personne, pour avoir le maximum de chances de survie.

Toute la nuit ils discutèrent de ruses variées, depuis la corruption et l’intimidation des officiels dirigeant la rencontre, jusqu’à l’idée de faire tirer Borax un instant avant le signal. L’immoralité de cet acte, fit-on remarquer, se perdrait complètement dans la confusion des polémiques contradictoires de la presse. Ils levèrent la séance sans avoir pris d’autre décision ni trouvé de solution meilleure que d’inciter Borax à suivre un entraînement intensif avec le champion du tir au pistolet des États-Unis durant les deux jours qui restaient, et de faire le maximum d’efforts pour atteindre un degré de compétence minimal.

 

Le matin du duel, le jeune candidat était tout à fait cafardeux. Pendant presque quarante-huit heures, il avait été au stand de tir sans arrêt. Il se plaignait d’avoir très mal aux oreilles et annonçait amèrement que ses progrès au pistolet n’étaient que fort médiocres. Pendant tout le trajet jusqu’au terrain, il resta assis dans son coin en silence, penchant la tête sur sa poitrine avec un air malheureux.

Il devait être en proie à une panique totale. C’est le seul motif qu’on puisse donner à sa décision d’user d’un stratagème qui ne fut pas de prime abord approuvé par tout son entourage – une irrégularité sans précédent et politiquement très compromettante.

Borax n’était pas un érudit, mais il avait lu pas mal de livres sur l’histoire de l’Amérique et finit par trouver la réponse à son problème dans la biographie d’Andrew Jackson.

Bien des années avant son élévation au plus haut poste national, le septième Président des États-Unis avait connu une situation, similaire à celle où Elvis P. Borax se trouvait à présent. Provoqué en duel dans les mêmes conditions et conscient de son extrême nervosité, Jackson décida de laisser son adversaire tirer le premier. Quand, à la surprise générale, l’homme le manqua et que ce fut le tour de Jackson de faire feu, il prit largement son temps. Il ajusta son pistolet sur son pâle antagoniste en sueur, visa soigneusement et de façon précise dans un délai de quelques secondes. Puis il fit feu et tua l’homme.

Voilà qui ferait l’affaire, décida Borax. Comme Jackson, il laisserait Mibs tirer le premier.

Malheureusement, à la fois pour l’histoire et pour Borax, le premier coup fut le seul tiré. Mibs ne le manqua pas. Bien qu’il se soit plaint plus tard – soucieux de la perfection comme il l’était – que les mires défectueuses de l’antique pistolet de duel l’eussent fait tirer à douze bons centimètres au-dessous de sa cible.

La balle traversa la joue droite du visage rigide et détourné de Borax et sortit par la joue gauche. Elle s’encastra ensuite dans un érable à moins de cinq mètres de là, d’où elle fut extraite plus tard et présentée au Smithsonian Institute. L’arbre, désormais connu sous le nom d’Érable du Duel, fut pendant des années une grande attraction et devint le centre de vastes terrains de pique-nique et de motels.

Borax fut emmené en hâte à l’hôpital de campagne voisin, qui avait été ouvert spécialement dans cette éventualité.

Les bulletins de santé publiés les jours suivants étaient rassurants sur l’état de Borax, mais ne donnaient aucun détail. Aussi les gens ne savaient-ils que penser. Une seule chose paraissait certaine : il vivrait.

De nombreuses rumeurs circulèrent. Mibs avait-il réellement utilisé une balle dum-dum ? L’avait-il enduite d’un poison sud-américain rare ? La mère du candidat avait-elle vraiment fait tout le voyage depuis sa riante demeure du Marais d’Okeehobee en Floride jusqu’à New York, où elle se serait précipitée sur le Vieux Shep dans la salle de rédaction du Torse velu, le griffant et le lacérant à coups d’ongles, le mordant avec son râtelier ? Y avait-il eu une cérémonie secrète à minuit, au cours de laquelle les dirigeants locaux du Masculisme avaient formé le carré autour de Shepherd Mibs et regardé Henry Dorselblad briser l’épée et le cigare de Mibs sur son genou, piétiner le chapeau melon de Mibs et arracher d’un geste solennel le suspensoir noué autour de ses reins ?

Chacun savait que le corps du jeune membre du Congrès avait été si consciencieusement mesuré et photographié avant le duel que la prothèse de trois ou quatre molaires détruites par la balle était une question relativement simple. Mais une prothèse était-elle possible pour la langue ? Et la chirurgie esthétique pourrait-elle jamais réparer ces rondes joues ensoleillées et ce chaleureux sourire d’adolescent ?

Selon une tradition maintenant fermement établie, le dernier débat télévisé de la campagne devait avoir lieu la veille au soir de l’Élection. Chevaleresque, Mrs. Strunt proposa de l’annuler. Mais le quartier général de Borax rejeta son offre : on devait suivre la tradition ; le spectacle devait continuer.

Ce soir-là, tous les téléviseurs existant aux États-Unis fonctionnèrent, même les vieux postes en noir et blanc. Les enfants furent tirés de leur lit, les infirmières arrêtèrent leur service dans les hôpitaux, les sentinelles furent relevées dans les postes lointains.

Clarissima Strunt parla la première. Elle résuma les résultats de la campagne sur un ton amical et patelin, défendant la cause du Masculisme devant le corps électoral dans son meilleur style de femme d’intérieur.

Puis les caméras se braquèrent sur le membre du Congrès Borax. Il ne prononça pas un mot, fixant tristement sur l’auditoire des yeux humides, mais expressifs. Il montra du doigt le petit trou circulaire dans sa joue droite. Lentement il tourna la tête pour montrer l’autre joue. Elle était percée du même trou. Il hocha la tête et leva une grande photographie de sa mère dans un luxueux cadre d’argent. Une grosse larme roula et s’écrasa sur la photo.

Ce fut tout.

On n’avait pas besoin d’être un enquêteur public professionnel ou un politicien pour prédire le résultat. Mrs. Strunt reconnut sa défaite au milieu de la journée de l’Élection. Dans chaque État, le Masculisme et ses protagonistes furent balayés dans une écrasante défaite. Les rues étaient jonchées de chapeaux melon et de tabliers abandonnés. C’était un suicide que d’être vu en train de fumer un cigare.

Shepherd L. Mibs s’enfuit en Angleterre.

Pollyglow se tint prudemment dans l’ombre jusqu’à sa mort. Selon ses dernières volontés, on l’inhuma dans un suspensoir géant. Ses funérailles inspirèrent de longs articles illustrés dans les journaux, retraçant l’ascension et la chute du mouvement qu’il avait fondé.

Quant à Henry Dorselblad, il disparut, submergé par une véritable marée de femmes furieuses qui envahirent en hurlant le quartier général du Masculisme. On ne retrouva pas son corps dans les décombres, ce qui donna naissance à bien des légendes. Certains prétendent qu’il avait été empalé sur les pointes d’innombrables parapluies brandis par les mères de famille américaines outragées. D’autres racontèrent qu’il s’était échappé sous le déguisement d’une femme de charge et qu’il reviendrait un jour pour reconstituer des hordes à chapeaux melon et cigares dont il prendrait le commandement. Toutefois, à cette date, il ne l’a pas encore fait.

Elvis P. Borax, comme chacun sait, fut, pendant deux mandats le Président le plus silencieux depuis Calvin Coolidge et se retira à Miami, où il s’occupa du commerce de fleurs en gros.

Tout se passa presque comme si le Masculisme n’avait jamais existé. Si nous ne comptons pas les groupes d’hommes éméchés, qui, à la fin d’un raout, chante nostalgiquement de vieilles chansons et se lancent de vieux cris héroïques de ralliement, nous n’avons plus de nos jours que très peu de souvenirs de la grande convulsion.

L’un d’eux est le suspensoir.

Le suspensoir a survécu en tant que partie du costume masculin moderne. Dans la marche, il a une ondulation rythmique qui, pour de nombreuses femmes, évoque un index menaçant. Pour les hommes, le suspensoir est toujours un drapeau, peut-être à présent le drapeau d’une trêve, mais qui s’agite dans une guerre sans cesse renaissante.


Traduit par PAUL ALPÉRINE.

The Masculinist Revolt.