LA LOI ANTI-CHIENS DE COHEN
Par Steven Schrader
Il faut que les pauvres soient si pauvres qu’il ne leur reste plus qu’à se révolter.
Paul MORAND, Le Lion écarlate.
Le rebelle, on vient de le voir, peut toujours – en principe – se faire élire président des Etats-Unis. Il peut aussi, beaucoup plus concrètement, manifester sa colère en public. La manifestation est un moyen classique de faire peur aux politiciens et d’entraîner le vote de mesures favorables. Cette vieille tradition américaine a été reprise par les contestataires. Même la manifestation individuelle a désormais des chances de succès grâce aux média ; il suffit d’affronter le scandale et toutes les conséquences qu’il implique. C’est une sorte de révolte douce, comme chez Doris Pitkin Buck. La nouvelle de Schrader date de 1972 ; le mouvement contestataire a commencé à percevoir ses limites ; il s’est transformé en mouvement écologiste. Et justement cette nouvelle est tirée d’une anthologie écologiste composée par Harrison et Aldiss.
LES médecins de la clinique sont satisfaits de mes progrès. Les médicaments m’ont calmé. Ils parlent même de me laisser rentrer chez moi le week-end. Hélas ! je n’ai aucun endroit où aller, ce qui est une honte. La ville aurait tout de même pu payer mon loyer, ou au moins me trouver un endroit pour vivre, maintenant que je suis sur le point d’être relâché. Après tout, je lui ai rendu de grands services, je suis personnellement à l’origine de grandes améliorations. Sur certains aspects de mon projet, j’y suis peut-être allé trop fort, mais à y bien réfléchir, je vois mal comment j’aurais pu changer la situation autrement que par des actes radicaux, parfois même bizarres. J’ai sacrifié ma liberté à une noble cause. Bien entendu, l’administration ne comprend pas ce genre d’héroïsme. Elle est composée d’internationalistes. Parlez-leur d’écologie ou de surpopulation, et ils donneront immédiatement un dîner pour soutenir votre cause. Demandez l’autorisation de faire une démonstration en faveur de la paix, ils vous l’accorderont avant même que vous n’ayez déposé la demande. Mais essayez de vous attaquer à des problèmes plus immédiats, essayez d’améliorer la vie urbaine, et vous verrez que les obstacles ne tarderont pas à surgir, et la politique à faire son entrée. La démocratie, c’est comme ça. Comme tout le monde, les chefs d’Etat ne s’intéressent qu’à leur propre bien-être. Les autres peuvent aller se faire voir.
Voyez-vous, les grandes idées, comme la mienne, sont simples et deviennent l’évidence même une fois réalisées. Mais si vous êtes le premier à pousser une de ces idées jusqu’à ses conséquences logiques, vous savez ce qui va se passer ? On vous traitera d’individu dangereux, on vous jettera en prison ou bien, comme dans mon cas, on vous enfermera à Long Island chez les fous. Heureusement, j’ai un motif de consolation : la Loi anti-chiens Cohen, votée par le conseil municipal. Mon seul regret est qu’on ne l’ait pas appelée la Loi anti-chiens Seymour Cohen, Car je suis certain qu’un tas d’autres Cohen s’en attribuent maintenant la paternité et le mérite, pendant que je pourris à Long Island, incapable de faire valoir mes droits.
Les chiens me causaient énormément de souci. J’ai écrit à tous les chefs de service. Certains m’ont répondu : « Merci de l’intérêt que vous portez à ce problème. Nous allons l’examiner de près et vous ferons savoir si l’enquête a donné des résultats positifs et si votre collaboration peut de nouveau nous être utile. Nous vous prions toutefois de ne pas reprendre contact avec nous avant que nous ne vous le demandions. L’administration de la ville exige tant d’efforts et de travail qu’en réécrivant sans y être invité vous risqueriez de surcharger gravement un personnel fort restreint. Avec nos sincères salutations, signé : commissaire Plotz. »
Les choses ne faisaient qu’empirer. Il y avait des crottes de chiens partout. Le matin, de jeunes dames habitant les maisons rénovées de mon quartier promenaient leurs bergers allemands sur les trottoirs, dans les caniveaux et même au milieu de la rue. Certains de ces chiens n’étaient même pas en laisse ; ils reniflaient, pissaient et chiaient partout. Leurs propriétaires bavardaient entre elles, et aussi avec des hommes qui, j’en suis certain, avaient acheté des chiens dans l’unique but de rencontrer des filles. J’y avais moi-même songé, d’ailleurs, et m’imaginais déjà en conversation avec elles tandis que nos chiens faisaient leurs besoins à nos pieds. Mais je ne suis pas un hypocrite. Je suis incapable de cacher mes sentiments. Je n’arrive pas à comprendre comment des gens peuvent converser gaiement alors que leurs chiens chient tout autour d’eux.
Le quartier commençait à sentir ; c’était l’odeur collective de toute cette merde de chiens, odeur qui s’étendait peut-être à toute la ville – mais il me semblait que celle de mon quartier était spéciale, sans doute parce que les chiens y avaient une alimentation particulière ou y souffraient d’une angoisse particulière, dont il résultait une odeur douceâtre et écœurante, un peu comme du moisi.
Je pris contact avec des habitants du quartier. Woofer, d’abord, le psychiatre en complet gris et bosselé, parfaitement anonyme, qui tous les matins parcourait les rues du centre, tiré par son berger allemand.
« Comment pouvez-vous supporter cela ? lui demandai-je. Votre chien chie tout le temps, il y a des crottes partout. Vous ne trouvez pas ça dégoûtant ? Imaginez que je me mette à en faire autant !
– Vous avez une fixation sur la merde, me répondit-il. Type anal. Détendez-vous. Abandonnez la numismatique, donnez votre collection de pièces à vos amis ! Acceptez votre propre merde et celle des animaux.
– Jamais ! Il doit y avoir une autre solution. Un endroit exprès pour les chiens. Sur les toits, peut-être. Des toilettes. Des urinoirs pour chiens… »
Woofer éclata de rire et partit, entraîné par sa brute.
Je m’adressai également à plusieurs des jeunes filles, mais elles rougirent et refusèrent de me répondre. L’une d’elles même, en pull jaune et jupe en cuir, une maigre avec des nichons pointus, lâcha sa bête sur moi :
« Attaque, Ringo ! » ordonna-t-elle, et je m’enfuis à toutes jambes, réussissant de justesse à gagner la sécurité de mon appartement.
Tous les jours, je marchais dans de la merde de chien. Au travail, cela me préoccupait. J’en rêvais la nuit. Un matin, juste après la pause-café, alors que j’allais aux toilettes pour retarder encore un peu le moment de me remettre à mon ennuyeux travail, je vis la solution. J’allais pisser par terre, comme un chien.
Je m’imaginais déjà tout le monde se mettant à en faire autant. Il nous faudrait un préposé, muni d’un seau et d’une serpillière. « Hé, par ici ! » on lui crierait, et il arriverait en courant.
En fin de compte, j’utilisai les W. -C. Ce n’était pas une bonne idée de faire ça au bureau. Dans la rue, ça ferait plus d’effet. Tout le monde le verrait. Je pensais déjà à des insignes et à des autocollants. Une campagne en règle, avec des réunions à Madison Square Garden.
Le lendemain matin, je sortis à huit heures, au plus fort de l’activité canine. Les chiens se promenaient, gambadaient, chiaient, pissaient, aboyaient, couraient après des balles ou des bâtons. Je me dirigeai vers un arbre centralement placé, défis ma ceinture, laissai tomber mon pantalon et mon slip, et m’accroupis. Non loin, une jeune fille étouffa un cri.
« Viens vite, Médor, on s’en va ! » dit-elle.
Des têtes apparurent aux fenêtres, et des gens se mirent à crier : « Vous allez arrêter, espèce de pervers ! »
Accroupi par terre, je prenais mon temps.
Un panier à salade arriva, aussi vite que si j’avais tué un policier. Deux agents en descendirent, tout excités, et la jeune fille qui m’avait vu en premier raconta en sanglotant ce qui s’était passé. Woofer était lui aussi arrivé. « Névrose anale », dit-il aux agents en hochant la tête.
Les flics s’approchèrent de moi, au moment où je remettais ma chemise dans mon pantalon. Tous deux avaient des moustaches et des favoris. Ils avaient visiblement pris des leçons de relations humaines.
« Avez-vous fait ça ? demanda poliment l’un d’eux, désignant ma crotte de sa main tendue.
– Je ne le nie pas.
– Hum, je vois… Vous savez que c’est défendu par la loi, monsieur… Qu’est-ce que je mets ? demanda-t-il à son compagnon : Décharge d’ordures sur la voie publique, attentat à la pudeur, a troublé l’ordre public ?
– Mets tout », répondit l’autre flic.
Il rédigea la contravention et me la donna :
« Et ne recommencez pas, sinon vous aurez des ennuis. »
Dans la salle du tribunal, je distribuai une déclaration polycopiée que j’avais secrètement préparée au bureau : SI LES CHIENS ONT LE DROIT, POURQUOI PAS LES HOMMES ?
La salle était comble. Le juge ressemblait à Woofer mais en plus impressionnant. J’étais sûr, toutefois, que sous sa robe, ses vêtements avaient des poches aux genoux.
« Seymour, me dit-il, vous avez commis une atteinte aux bonne mœurs. »
Je lui tendis un feuillet polycopié.
« Vous êtes fou ! s’exclama-t-il. La prochaine fois, vous irez en prison. »
Il me colla une amende et donna un coup sec de son marteau.
Les spectateurs se mirent à crier et à se battre. Dehors, sur les marches, une foule de gens vint vers moi :
« Nous sommes avec vous ! » criaient-ils.
Ils m’élirent président.
Le lendemain matin, la rue était pleine de journalistes et d’opérateurs de la télévision. Une douzaine de gars de mon groupe s’accroupirent au pied des arbres et se mirent à chier. Des paniers à salade arrivaient de tous les côtés à la fois. Les photographes nous aveuglaient de leurs flashes.
« Arrêtez Cohen ! » dit le capitaine.
Ils me mirent les menottes et me poussèrent dans un panier à salade. A l’hôpital Bellevue, Woofer se chargea des formalités d’internement.
« Vous ne nous arrêterez pas ! criai-je. C’est un mouvement incontrôlable !
– Paranoïaque anal ! » me lança-t-il en guise de réponse.
Depuis, j’ai lu les vieux numéros du New York Times à la bibliothèque de l’hôpital. Deux jours après mon arrestation, ce journal publia un article sur la merde de chien, qui faisait apparaître une corrélation manifeste avec le cancer, l’asthme et le crime. A Central Park, un shit-in attira quatre mille participants. Les désordres s’accrurent. Les deux camps portaient des insignes. L’un montrait un homme en train de chier, et l’autre, la silhouette d’un chien.
Comme le mouvement pour mettre les chiens hors la loi prenait de l’ampleur, le maire vint me voir à l’hôpital. Il ressemblait à Woofer, mais en plus grand et en plus élégant. Son complet était bien coupé, mais il avait un-je-ne-sais-quoi de bosselé.
« Ma carrière est en jeu, me dit-il. Vous seul pouvez me sauver, Cohen. Admettez votre erreur, et je ne serai pas contraint à prendre des mesures drastiques. Je vous aurai un poste à l’ONU. Tout ce que vous voudrez… »
Je lui aboyai au visage, relevai ma chemise de nuit d’hôpital et me mis à chier.
Il donna sa démission avant que la loi ne soit votée.
La police fait tout son possible pour rafler les chiens. Mille jeunes recrues sont venues renforcer ses rangs. Mais c’est une tâche impossible. Les canomanes feront tout pour cacher leurs chiens. Au moins, on ne les voit plus dehors, et la ville est débarrassée de la merde de chien. Vivement qu’ils me laissent sortir, pour que je voie ça de mes propres yeux !
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
The Cohen Dog Exclusion Act.