PRENDRE SON PIED AVEC AMARYLLIS
Par Richard Hill
Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites.
PIERRE DAC, L’OS à moelle.
La grandeur du rebelle est dans l’acte de révolte et dans l’instant de liberté où le sujet prend conscience d’exister. Quand la contestation se prolonge, les contestataires forment une bande et c’est la répression qui la structure en mouvement clandestin ; il y a encore de la grandeur mais aussi des bassesses comme le montrent Pauvre Superman, La Longue Marche des cornichons et A balancer !. Et s’il n’y a pas de vraie, répression ? Si la société garde ses apparences libérales ? Le principal effet de la révolte est alors de la rendre plus permissive, de lui faire accepter de nouvelles valeurs ; et la bande des marginaux ne se distingue des autres que par un style de vie bien à elle : elle est au goût du jour (d’ailleurs le héros s’appelle Mode). Nous ne sommes plus sur les campus mais dans les mégalopoles californiennes au temps du gouverneur Reagan ; les gens ont de l’argent, et nul ne les oblige à être des paumés. Qui est mystifié ? Pas le public, mais les freaks. Cette nouvelle cinglante et sarcastique ne se rattache à la S. -F. que par la chute, digne de Fantomas.
L’ENSEIGNE au néon apparut, diffuse au travers du brouillard :
FUZZY LIPSCHITS ET SON CHÂTEAU-NICHON
SALON SEINS NUS À TACOS12
BOUTIQUE À BEIGNETS COMME AUTREFOIS
Elle répandait dans la nuit sa débauche racoleuse de lumières clignotantes. Mode, tout au plaisir de sentir derrière lui sur la selle le corps de son épouse Amaryllis, fit évoluer avec souplesse sa Harley Davidson sur les allées du parking, tandis que le profil fluorescent d’une paire de seins se transformait en beignets puis en tacos avant de redevenir beignets. Il finit par trouver un emplacement libre, coupa le moteur, hissa la moto sur sa béquille et se tourna vers sa femme. « Nous y sommes, chérie. »
Qu’elle est belle ainsi, pensa-t-il. Quand la jouissance lui fait fermer les yeux et que ses cuisses pulpeuses, moulées dans le cuir noir de la combinaison, n’ont pas encore perçu l’arrêt des vibrations. Mon Dieu ! Comme elle s’éclate sur cette bécane ! Il posa ses lèvres sur une paupière que soulignait de noir une traînée de fard ou de cambouis et referma sa paume sur la douce rondeur d’un sein pointant sous le T-shirt. « Hé-ho ! Amaryllis ! Nous y sommes. Souviens-toi : Andy Warhol. Peut-être allons-nous voir Andy Warhol ce soir. »
Elle fut traversée d’un langoureux frisson et elle ouvrit les yeux. « Seigneur ! Quelle balade super ! Oh ! Harley, comme c’était bon-on-on.. !
– Je sais, mon amour », lui susurra-t-il en l’aidant à mettre pied à terre. Mais elle marchait toujours comme perdue dans un rêve quand le portier leur sourit et les fit entrer dans le night-club.
Andy Warhol n’était pas là, du moins pas encore.
C’était l’évidence même. Pourtant, un poster géant suspendu au plafond le montrait acceptant d’une serveuse aux seins nus de chez Fuzzy un taco et une Margarita13. Il y avait quelque chose de bizarre dans cette photo ; Harley ne voulait pas se l’avouer, mais elle lui donnait l’impression d’être un montage tant la ressemblance avec une couverture d’Esquire sautait aux yeux. Il parvint cependant à s’arracher cette idée de la tête lorsqu’une serveuse s’approcha d’eux pour les conduire vers un box inoccupé. Après tout, se dit-il, le décor rétro, avec sa touche d’éclectisme, est vraiment très chouette ; ils ont un Visi-Box qui passe en permanence des films underground ; leur sono est équipée d’un Chim-Sac ; et, bien sûr, il y a les serveuses, dont pas une ne fait moins de 92 de tour de poitrine. Il remarqua dans un coin de la salle un type rondouillard vêtu d’un costume en peau de requin et se demanda si ce n’était pas Fuzzy Lipschits en personne. L’homme arborait une mine soucieuse qui n’était guère faite pour remonter le moral d’Harley.
Rencontrer Andy Warhol avait toujours été leur plus cher désir, et surtout celui d’Amaryllis qui se voyait un avenir de star, mais ce soir, à en juger par la clientèle du night-club, les chances de le voir apparaître étaient bien faibles. Quelques boxes étaient occupés par des touristes qui rougissaient et se poussaient du coude lorsqu’une serveuse venait à passer. Assis près du bar, un homme basané coiffé d’un turban mitraillait littéralement la salle avec son 24/36. Juste à l’entrée, un groupe de lycéens étaient en train de s’imbiber de Margaritas à 2,50 $. Et, dans le box voisin du leur, un Noir manifestement stone fredonnait l’air de Love Story. Enfin, une ambiance vraiment crade.
Harley tenta de faire diversion. « Hé ! vise un peu, ils ont un Chim-Sac ici », dit-il avec un enthousiasme simulé. Amaryllis resta de glace mais Harley entreprit néanmoins de lire à voix haute la notice accrochée au mur dans l’espoir d’y trouver quelque chose qui pût la dérider : Le Chim-Sac est une innovation capitale aussi bien dans le monde de la pop que dans celui de la musique savante. Les sons que vous percevez proviennent de la rupture de cordes métalliques de longueurs et de tensions diverses sous l’effet d’un puissant acide récemment découvert grâce à l’entrée de la science dans l’ère spatiale. L’interprète déverse le contenu des fioles qu’il tient dans chaque main sur la ou les cordes de son choix et le son qui en résulte est amplifié par l’intermédiaire de l’appareillage le plus coûteux et le plus sophistiqué qui soit au monde. Les morceaux obtenus sont alors enregistrés sur bande afin de pouvoir être présentés en permanence pour le plus grand plaisir de notre aimable clientèle.
« Des conneries », dit Amaryllis, et, entre eux, un long silence s’installa tandis que, de la rupture de ces cordes inégales et diversement tendues, jaillissait un assortiment de ping, de boing et de pyoing. Amaryllis finit cependant par sortir de son mutisme : « C’est bourré de tocards par ici, et tu le sais aussi bien que moi. Il ne viendra pas ce soir.
– C’est possible, murmura Harley. Tu veux qu’on se tire ?
– Pas maintenant, je suis trop crevée. Je vais prendre un verre d’abord. Commande-moi une Margarita… et un beignet. »
Elle lui avait parlé sur un ton cassant qui ne laissait rien présager de bon, et Harley s’empressa de lever la main pour attirer l’attention d’une serveuse. Celle qui approcha était une de leurs vieilles connaissances, Wanda, avec qui Amaryllis avait travaillé au Lace Spittoon dans un numéro de danse du ventre israélienne. Quand avait déferlé la mode des seins nus, Amaryllis, dont la belle poitrine était, hélas ! pratiquement dépourvue de tétons, avait dû se rabattre sur un boulot de masseuse alors que son amie, grâce à ses gros bouts de seins, avait pu sans difficulté se faire engager comme serveuse. Non sans surprise, ils constatèrent que Wanda avait aussi les fesses à l’air.
« Qu’est-ce qu’il se passe, Wanda ? demanda Amaryllis, tout excitée par la perspective d’une descente de police.
– C’est Fuzzy qui vient juste de nous faire mettre à poil, expliqua Wanda en tenant calé sur son ventre le carnet de commandes. En attendant d’avoir une autre idée, il pense que si les flics se radinent, ça va attirer du monde. C’était ça ou renvoyer une partie du personnel. »
C’est donc bien Lipschits que j’ai aperçu tout à l’heure, se dit Harley non sans un certain émoi. C’était un personnage passablement renommé dans les milieux d’avant-garde. Au moins, ils avaient vu quelqu’un.
« Mais pourquoi joues-tu les mères la pudeur ? s’enquit Amaryllis qui s’insurgeait contre toute forme de répression.
– A cause de cette putain de cicatrice d’appendicite, répondit Wanda. Fuzzy a bien failli m’empêcher d’y aller avec les autres, mais j’ai fini par le convaincre que ça ne poserait pas de problème pour les motards, et que pour les ploucs, je n’aurais qu’à la dissimuler.
– Les ploucs comme nous ? » ironisa Amaryllis, et ils éclatèrent de rire. Harley, voyant de nouveau sa femme heureuse, rougit de plaisir.
Wanda prit leur commande et se précipita au devant d’un afflux de nouveaux clients. Il était surprenant de constater avec quelle rapidité la nouvelle s’était propagée. L’idée qu’après tout Andy Warhol allait peut-être venir traversa fugitivement l’esprit d’Harley, mais il se garda de l’exprimer pour ne pas réveiller inutilement les espoirs d’Amaryllis. Il y avait toujours un sacré paquet de touristes dans la salle et un nouveau groupe d’adolescents avait fait irruption en provenance du Sunset-Strip. L’homme au turban avait échangé son appareil photo contre une caméra et zoomait comme un dingue sur son verre de téquila intact. Le Noir défoncé était toujours dans le box voisin et il s’était mis à fredonner le solo de Cannonball Aderley dans Milestones, en l’entrecoupant de temps à autre par une chanson de June Christy. Mais tout espoir n’était pas perdu. Ils prirent consommation sur consommation jusqu’au moment où, l’excès de caféine lui portant sur les nerfs, Harley décida de passer à la téquila tandis qu’Amaryllis, qui se sentait un peu grise, préférait se mettre au café. (Si Warhol finissait par venir, elle ne voulait quand même pas être dans les vaps.)
Mais à mesure que la soirée s’avançait, l’animation diminuait et, avec elle, leurs chances de voir surgir l’objet de leur attente. Depuis plus d’une heure, Harley n’osait plus dire un mot de crainte qu’Amaryllis n’en profitât pour donner libre cours à sa déception, et lorsqu’il vit un flic entrer dans la salle, prendre un café et ressortir, il sut que tout était perdu.
« Harley, dit-elle. Il nous faut avoir une discussion à propos de nous deux.
– Certainement, baby. Tout ce que tu voudras.
– Harley, j’y ai beaucoup réfléchi et je crois savoir ce qui cloche. Peut-être qu’au début tu ne comprendras pas, mais je ne crois pourtant pas me tromper.
– De quoi s’agit-il, mon amour ?
– Harley, t’es un tocard. »
Il voyait bien qu’elle parlait sérieusement, et il ne savait que répondre.
« Harley, pour qui as-tu voté lors de l’élection du gouverneur de Californie ?
– Mais voyons, chérie, tu sais bien…
– Arrête tes conneries, Harley. As-tu oui ou non voté pour Reagan ?
– Amaryllis ! Comment peux-tu…
– Harley, tu as voté pour lui. Je l’ai toujours su.
Dès l’instant où tu es sorti de l’isoloir, j’ai eu le sentiment…
– Mais c’était un vote de protestation, prétendit Harley sans grande conviction.
– Contre qui, peux-tu me dire ?
– Contre Jane Wyman14. Tu ne l’as donc pas vue dans Johnny Belinda ? C’était vraiment…
– Très drôle, Harley, mais ça ne marche pas… Harley, il va falloir prendre une décision.
– Bon Dieu, baby, comment peut-on être moins tocard que moi ? Bon, d’accord, j’ai fait une boulette cette fois-là, mais qu’as-tu d’autre à me reprocher ? On a fait de l’échangisme avec plus de la moitié des couples libérés du comté de Los Angeles. Je me suis même abonné à ce Réseau Rose informatisé, allant jusqu’à poser à l’arrière de la bécane un autocollant portant ton numéro de code pour que les mecs à qui tu tapes dans l’œil puissent facilement te contacter. Et n’oublie pas, chérie, que plusieurs fois, quand tu en avais envie, je me suis arrangé pour te dégoter des petites minettes.
– Hugh Hefner15 prétend…
– Je sais très bien ce qu’il prétend. Comme plusieurs millions de lecteurs de Playboy, j’ai lu sa réponse à ta lettre. Et, bon Dieu de bon Dieu, tu n’as même pas pris la précaution élémentaire de la signer seulement avec tes initiales. J’ai failli en perdre mon boulot ! Vraiment, baby, qu’est-ce que je peux faire de plus ? »
La question d’Harley restait comme suspendue dans l’air ambiant, quand le Noir, qui portait réellement le nom de Lamont Cranston, parut émerger de sa défonce. Avec lenteur, il se tourna dans son box, se haussa, pour regarder par-dessus l’épaule d’Harley et dit : « Te casser. »
La mère de Lamont, fortement impressionnée par la puissance dont disposait l’animateur de radio qui était l’homonyme de son fils, n’avait jamais soupçonné les connotations péjoratives qui pouvaient être liées au pseudonyme de Cranston. Le jeune Lamont Cranston, assis derrière les Mode, ne se servait d’ailleurs que fort rarement de son autre nom, bien qu’il fût, comme ils n’allaient pas tarder à l’apprendre, un personnage tissé d’ombre et de mystère.
« Qu’est-ce que vous venez de dire ? demanda Amaryllis, qui fut la première à se remettre de sa surprise.
– J’ai dit qu’il fallait se casser, répéta Cranston. Se tirer, foutre le camp.
– Nous n’avons pas été présentés, je crois, dit Harley tout en essayant de tourner la tête pour voir Cranston en face.
– Ta femme a raison. T’es un tocard. » Sur ces mots, Lamont se leva et contourna lentement la cloison séparant les deux boxes. « Mais ça me navre pour vous deux ; alors, je vais vous donner un indice qui vous mettra sur la piste : Frisco.
– Frisco ? répétèrent en chœur Harley et Amaryllis.
– Oui, San Francisco pour toi, mec, dit Lamont. C’est le seul endroit où tu vas pouvoir te débarrasser de tous ces blocages bourgeois qui, manifestement, contribuent à te faire flipper. Bon, maintenant, faut que je m’en aille.
– Attendez, dit Amaryllis, convaincue que Cranston avait des choses à leur apprendre. Comment est-ce que ça peut changer quoi que ce soit ?
– Vous allez vous tirer de ce coin minable et pourri pour commencer à vivre une existence super-cool où vous développerez les possibilités de votre être, et tout et tout…, répondit Cranston avec une nuance d’impatience dans la voix.
– Mais vous, comment se fait-il que vous soyez ici ? demanda Amaryllis qui flairait une contradiction.
– Chut… Top-secret. Tu peux considérer que je suis une sorte de commis-voyageur de la prise de conscience. Ou tu peux t’imaginer que je suis autre chose. Les voies du démon sont impénétrables, mec. Pigé ?
– Pourtant, je vous ai entendu fredonner l’air de Love Story. Enfin… je veux dire… c’est assez tocard, ça, dit-elle.
– Votre remarque, très chère, tend seulement à prouver que j’excelle à déguiser mon apparence. Elle montre aussi que tu n’es pas encore prête à percevoir la vraie musique que je vous dispense en fredonnant ou par une autre méthode telle que la transmutation acoustique de cette merde de Chim-Sac en valses de Strauss. Bon, je vous ai dit ce que vous devez faire et, maintenant, il faut que je me taille. » Et il s’éloigna en fredonnant une nouvelle rengaine bidon sans cesser de faire des grimaces au cameraman enturbanné.
« Et bien, qu’en penses-tu ? demanda Harley.
– On fait nos bagages en rentrant », répondit Amaryllis dont le visage extatique donnait à penser qu’elle aussi, maintenant, percevait une autre sorte de musique.
Harley savait que toute discussion était inutile. Il remit sa démission au Service d’Entretien des Terres-pleins Centraux du Département d’Équipement des Autoroutes et rendit ses clefs du garage aux tondeuses. Amaryllis dit à Igor, le patron du Rub-a-Rama, de se démerder pour trouver une autre masseuse. A neuf heures du matin, ils appelèrent un agent immobilier et, à dix heures, ils avaient revendu leur duplex avec piscine pour cinq fois plus cher qu’ils ne l’avaient acheté. Pour faire plaisir à Amaryllis, Harley proposa de garder la moto pour le voyage mais ils décidèrent d’un commun accord qu’une fois rendus à Frisco, ils achèteraient une voiture, véhicule correspondant mieux à leur nouveau genre de vie. Amaryllis téléphona ensuite au Réseau Rose pour résilier leur abonnement et, dès midi, ils étaient sur la route.
Pour Harley, ce long trajet s’avéra dépourvu de tout événement notable (si ce n’est qu’il se trompa de route un peu avant d’atteindre San José), mais, pour Amaryllis, ce fut littéralement l’extase. Harley se prit à espérer que la bonne dizaine d’orgasmes qu’elle venait d’éprouver allait quelque peu émousser son désir obsessionnel de vivre à San Francisco, mais en arrivant, il eut la déception de la trouver dans le même état d’esprit qu’au départ.
Dès qu’ils se furent installés au cœur d’Hashbury, les événements se précipitèrent. Ils louèrent – pour y habiter – l’ancienne salle d’apprêt de la défunte Entreprise de Pompes Funèbres Dimlawn, et Amaryllis ne fut pas peu fière de réussir à plier les estrades, les paillasses et les niches à un usage domestique. Dans le même immeuble, bon nombre de pièces étaient occupées par d’autres couples ou par des groupes plus larges et il régnait une grande camaraderie entre les membres de la Tribu Dimlawn, comme ils aimaient à se dénommer. Pour célébrer l’arrivée des Mode, ils se servirent d’un malaxeur de liquide à embaumer désaffecté pour préparer un immense punch au hachisch et, un peu plus tard, ils firent la joie d’un Congrès de Témoins de Jéhovah dont l’autocar passait dans la rue, en agitant des lambeaux de vieilles guirlandes aux fenêtres et en scandant : « Nous sommes prêts. Nous sommes prêts. »
L’inscription à un Réseau Rose se révéla parfaitement superflue, quoique, dans les premiers temps, les Mode aient éprouvé certaines difficultés à s’adapter aux coutumes étrangement différentes des Dimlawners en matière d’hygiène. En fait, Amaryllis s’en chopa une carabinée qu’elle s’empressa de refiler à Harley, lequel dut recourir à un traitement par la pénicilline, acte que certains membres de la tribu considérèrent comme une trahison.
Ils firent aussi l’emplette d’une nouvelle garde-robe plus appropriée et Harley découvrit enfin comment utiliser ce lot de fripes qu’il avait acquis jadis pendant des vacances avec sa famille près de Cherokee. Et ils achetèrent une voiture, une vraie merveille, une Traction Avant Citrœn 15 CV 1948 qui avait appartenu au Gouvernement de Vichy et dont la carrosserie portait encore les traces des balles tirées par les Résistants français. C’était du moins ce qu’ils avaient retenu des explications de la vendeuse indienne aux seins nus qu’ils avaient trouvée en franchissant l’enseigne :
CHEZ L’HONNÊTE FUZZY LIPSCHITS
HALLE AUX VOITURES ET GALERIE D’ART
DU VIEIL OUEST.
Fuzzy, qui avait apparemment senti le vent tourner, s’était empressé d’abandonner les beignets pour acheter ce garage d’occasions. Puis il était passé à autre chose et avait revendu ce commerce portant son nom à un petit brasseur d’affaires nommé Albert Schweitzer (aucun lien de parenté) qui en était désormais l’authentique propriétaire. De toute manière, c’était une voiture splendide et, pour un temps, la vie au sein de la Tribu Dimlawn fut des plus douces.
Puis de nouveau, avec lenteur, les relations entre Harley et Amaryllis se dégradèrent. Ils s’aperçurent d’abord qu’en dépit de leurs efforts louables, ils ne parviendraient jamais à s’intégrer totalement dans le milieu des Dimlawners. Et ce, pour une raison bien simple : tout le monde savait que les Mode avaient de l’argent. Au profit réalisé sur la vente de l’appartement s’ajoutait une coquette prime de départ versée par le Département d’Équipement des Autoroutes, le tout constituant un joli magot. Et, comme il leur était impossible de trop dépenser sous peine de paraître affamés de consommation petite-bourgeoise, cet argent dormait dans un coffre de la Hashbury National Bank, rapportant cinq pour cent d’intérêt par an. Pour comble de catastrophe, ce fut en cette période difficile qu’Amaryllis découvrit, dissimulé au fond de la caisse à cercueil dont Harley se servait comme armoire, un exemplaire du livre de propagande de Max Rafferty.
Depuis longtemps, il aurait dû le jeter à la poubelle, il le savait, mais bizarrement, il n’avait jamais pu se résoudre à le faire. C’était une femme, rencontrée dans la rue, qui le lui avait donné et, en rentrant, il l’avait déposé sans y prendre garde dans ses affaires. Puis, un soir, tandis qu’Amaryllis consultait le Kama Soutra pour établir le programme de sa nuit, il l’avait ressorti et s’était mis à le lire avec ce même frisson de culpabilité que suscitait en lui la vue des nus indigènes du National Géographie Magazine. Mais, par la suite, il l’avait réenfoui au fond de la caisse et en avait totalement oublié l’existence jusqu’au moment de la terrible découverte.
Cette dernière inaugurait un état de crise, ils en furent tous deux instantanément conscients ; mais, voulant éviter de se donner en spectacle à la Tribu Dimlawn, ils se rendirent à l’endroit qui, ces tout derniers temps, faisait fureur :
FUZZY
CITÉ DES PUCES ET DU PETIT PLOMB
RESTAURANT SPÉCIALITÉS BLUES
RANCH DU CHINCHILLA SAIGNANT
Une serveuse, dont les peintures et les graffiti corporels n’atténuaient que fort peu la complète nudité, prit leur commande : andouillettes aux amandes et grains de maïs au beurre d’ail, le tout arrosé de gros rouge. Tant que dura le repas, Amaryllis évita délibérément toute discussion, mais à la fin, tout en remuant pensivement dans son assiette une graine de pastèque, elle dit :
« Qu’allons-nous faire, Harley ? Tout va de mal en pis.
– Je ne recommencerai plus, baby. Je te le promets.
– Mais si, Harley, tu recommenceras. Tu le sais tout autant que moi, mon amour. Et tu sais même pourquoi c’est inévitable : parce que tu es toujours aussi tocard. »
Harley resta fracassé par ce verdict brutal et définitif qui continuait de résonner dans ses oreilles.
« Toujours aussi tocard », fit en écho une voix qui n’était pas celle d’Amaryllis, et lentement, Lamont Cranston se matérialisa. Il hocha la tête avec une expression tout empreinte de patiente sollicitude maternelle. « Je puis constater, commença-t-il sur un ton peiné, qu’en m’efforçant de brancher des gens tels que vous, je me suis lancé dans une entreprise titanesque. Pourtant, comme je n’ai nullement l’intention de renoncer, je m’en vais vous dire une bonne chose : votre blocage essentiel provient de ce que vous êtes mariés, et si vous voulez vous en sortir, il vous faudra divorcer.
– Divorcer… s’écria Harley en repoussant sa chaise pour se lever. Attends un peu, espèce de salaud. Si tu…
– Harley, murmura Amaryllis dont le regard contemplait de nouveau d’insondables horizons mystiques. Il a raison.
– Oh ! Seigneur ! soupira-t-il en se rasseyant, puis il se versa un verre de rouge et le but d’un trait.
– Tu vois, chéri, poursuivit-elle. Depuis le début, c’est vraiment ça qui cloche. Te rappelles-tu la façon dont les autres ont masqué lorsque nous nous sommes présentés comme monsieur et madame ? Crois-tu donc que je me sois sentie à l’aise dans toutes ces soirées où les gens nous dévisageaient avec des yeux ronds comme si nous étions des sortes de monstres ?
– Mais je t’ai toujours laissée faire ce que tu…
– L’important n’est pas ce que tu fais, mais l’impression que tu en retires. Ne te rends-tu pas compte qu’à moins d’envoyer tout ça balader, nous ne serons jamais réellement libérés ? Ne vois-tu pas que ce Cranston est dans le vrai ? »
Et elle se tourna vers le Noir qui avait disparu, emportant les derniers espoirs d’Harley. Le lendemain matin, ils étaient sur la route de Las Vegas.
Amaryllis eut vite fait d’apprendre l’endroit où il fallait aller ; ça s’appelait :
LIPSCHITS
AMARRAGE ET LARGAGE
SALON DE MARIAGES ET DIVORCES DANS LE BAIN
FRONTON RENVOYANT LA BALLE
La rumeur affirmait que Warhol en personne s’était marié ou avait divorcé dans cet établissement pas plus tard que la semaine dernière, selon le rite spécial de Fuzzy : le Mariage dans le Bain. Il va sans dire que les Mode voulaient bénéficier de la même spécialité.
L’originalité du Mud Wedding and Divorce Parlor consistait en ce qu’avant la cérémonie, les couples, unis ou séparés selon le cas, étaient conviés à se rouler dans un immense bain de boue afin que la personnalité du partenaire fût voilée de mystère. Il était remarquablement fréquent de voir des couples divorcés se remarier immédiatement et vice versa, ce que Fuzzy Lipschits approuvait toujours avec chaleur. Harley, bien sûr, aurait payé sans l’ombre d’une hésitation pour deux cérémonies s’il avait pu ainsi récupérer son Amaryllis. Il l’aimait, boueuse ou non, et désirait par-dessus tout rester uni à elle par les liens du mariage, même si c’était un travers bourgeois. Mais elle se montra inflexible et lorsqu’un peu plus tard dans la journée, ils sortirent de chez Fuzzy avec quelques traces de boue rebelles, ils n’étaient plus qu’Harley et Amaryllis tout court.
Il dut pourtant s’avouer que leur relation s’en trouvait miraculeusement améliorée : jamais il n’avait connu son Amaryllis aussi passionnément amoureuse. Il la sentit bouillir d’impatience tandis qu’il parcourait les rues à la recherche d’un parking où le stationnement fût autorisé pour une demi-heure afin de pouvoir la rejoindre sur la banquette arrière de la traction, cette merveilleuse banquette arrière où l’on croyait encore entendre un écho de la Marseillaise. Après quoi, comme dans un brouillard, ils firent le tour des machines à sous de la ville et finirent par y laisser tout l’argent qu’ils avaient retiré de la Hashbury National Bank tandis qu’insidieusement, leur éternel sentiment d’insatisfaction revenait les hanter.
Ils se retrouvèrent errant sans but dans les faubourgs de Las Vegas jusqu’au moment où la traction déboucha sur un terrain couvert de motocyclettes. Même à trois heures du matin, les néons flamboyaient encore au-dessus du portail et identifiaient l’endroit :
L. ET C.
SCÈNE À MACHINES
AGENTS EXCLUSIFS DE LA LIBIDOMOBILE
Cette libidomobile se révéla être une bécane qui n’était pas tant conçue pour obtenir des performances de vitesse que pour provoquer des extases sexuelles grâce au réglage spécial de ses vibrations. Harley et Amaryllis allèrent jusqu’à revendre la traction.
Dès le premier feu rouge, Harley sut qu’Amaryllis avait finalement trouvé le truc qui la faisait flasher. Ce fut donc avec des sentiments mêlés qu’il mit un, pied à terre et se retourna vers elle. Certes, elle avait découvert son truc – et ça, c’était plutôt chouette -, mais lui, là-dedans, qu’était-il censé faire ?
« Chérie, dit-il d’une voix très douce. Où allons-nous, maintenant ?
– Je m’en fiche, Harley. Au Mexique, en Alaska, au Tibet, en Suède, qu’importe, mais surtout, surtout, continue de faire rouler cette bête ! »
Et ils roulèrent, sans jamais vraiment savoir où les conduisait le ruban désert de la route. Par moments, Harley pouvait sentir les bras d’Amaryllis resserrer leur étreinte autour de sa poitrine avec une force surprenante, mais le reste du temps, il avait l’impression d’être parfaitement seul. Abandonné à lui-même, il sentit quelque chose se briser en lui. Les facultés imaginatives de son esprit qu’il avait toujours disciplinées, refoulées même, échappaient à présent à son contrôle. Il se voyait parlant à la Convention Républicaine et disant aux délégués : « Mes amis, je vous fais le don d’une existence, la mienne… » Il rêvait de lui à bord d’un yacht blanc aux formes élancées, buvant tous les Martinis qu’il avait toujours souhaité boire. Il jouait au golf avec Paul Harvey, entretenait une correspondance suivie avec William F. Buckley Jr. 16 et fignolait sa propre pelouse, juché sur le siège d’une tondeuse dernier modèle. Il parcourait avec délices les salons de son club imaginaire, lisait le Wall Street Journal et téléphonait à son agent de change. Et tandis que défilaient ces images de rêve, des larmes s’échappaient sur le côté de ses lunettes où elles étaient emportées par le vent.
Ni Harley ni Amaryllis ne virent la limousine noire qui les dépassait dans la nuit, pas plus (bien sûr !) qu’ils n’entendirent la conversation qui s’y déroulait entre M. Fenton (Fuzzy) Lipschits et son associé. « Raconte un peu, chéri… » et, sur ces mots, Fuzzy tendit à l’homme le drink qu’il venait de lui servir au bar, « … qu’est-ce que l’Ombre a bien pu se débrouiller pour apprendre, ces derniers temps ? »
Traduit par GÉRARD LEBEC.
To Sport with Amaryllis.