AVÈNEMENT SUR LA CHAINE 12

par C. M. Kornbluth

 

La violence n’est pas édifiante. Elle consiste tout entière dans l’inédification (l’inutilité), dans le déblaiement des défenses, dans l’ouverture des parcours, des sens, des esprits.

LYOTARD, Économie libidinale.

 

La télévision est encore au centre de cette nouvelle. Petite nuance : la société ici nest pas encore normalisée, seulement en voie de normalisation. Mais le message est le même : les gens sont mûrs pour perdre une dimension, ils noffriront aucune résistance, ils saplatiront instantanément parce quau fond ils sont déjà plats. Et puis nous passons de Bradbury à Kornbluth, de la passivité à lamertume, de la poésie au sarcasme. La vraie révolte commence, et curieusement elle ne vient pas des gens manipulés mais des manipulateurs. Leffet est dautant plus saisissant que Kornbluth sinspire du plus manifestement industriel des artistes de la communication : Walt Disney. Et il évoque Hollywood en homme qui sait de quoi il parle et pourquoi ces révoltes-là échouent toujours. Mais nimporte : si le public est séduit, cest quil y a des séducteurs maîtres de leur art et soucieux de bien faire. Adorer les nouveaux dieux, cest peut-être, sans le savoir, adorer des hommes. Kornbluth nest pas tout à fait aussi pessimiste quil veut le faire paraître.

 

EN ce temps-là, le ministère des Finances ayant élevé le taux de l’escompte, il arriva que l’argent se fit rare dans tout le pays. Et certains banquiers siégeant à New York firent tenir à Ben Graffis, à Hollywood, un écrit disant : « L’argent est rare dans le pays ; aussi feras-tu donner à Bébé Panda tout ce qu’il a dans le ventre. »

Ben Graffis se plaignit alors, disant :

«O banquiers, Bébé Panda est la chair de ma chair, et vous en avez fait un dragon dévorant. Jadis mon cœur était content lorsque avec mon studio et mes animateurs nous ne faisions que douze Bébé Panda d’une bobine par an ; que maudit soit le jour où je demandai un emprunt aux banques de New York. Vous m’avez ordonné de faire des dessins animés de long métrage : leur exclusivité amena des bénéfices inouïs, et nous les ressortons tous les ans, sans relâche. Vous m’avez ordonné de tourner des courts métrages sur les animaux et la nature en prises de vues réelles et je vous ai obéi, et dans la salle de montage nous collons, coupons, inversons et trafiquons les images de telle sorte que mes caméras et moi sommes devenus des faux témoins ; car les hommes regardent mes courts métrages et disent : Voyez, ces bêtes et ces oiseaux sont semblables à nous par leur rire, leurs amours, leurs plaisanteries et leurs querelles. Vous m’avez ordonné de devenir saltimbanque : aussi ai-je édifié le Parc National de Pandaland où les hommes entrent avec leurs enfants, leur argent et tout leur bon sens, et d’où ils ressortent dépouillés de tout sauf de leurs enfants par des milliers d’appareils à sous ; en cela aussi je vous ai obéi. Vous avez ordonné que Bébé Panda se produise chaque soir à la télévision entre cinq et six pour les Amis de Bébé Panda et en cela aussi je vous ai obéi, bien que Bébé Panda soit la chair de ma chair.

« Mais, ô banquiers, je n’obéirai jamais à votre dernier commandement. »

Alors les banquiers siégeant à New York lui firent tenir un autre écrit disant : « Nous te le disons, fais donner à Bébé Panda tout ce qu’il a dans le ventre ; car souviens-toi, fils, que nous avons ta reconnaissance… de dette. »

Et il advint que Ben Graffis obéit.

Il appela à lui ses animateurs, ses réalisateurs, ses opérateurs et ses scénaristes ; et son cœur était gros, mais il le dissimula et dit :

« En plaisantant, vous vous traitez entre vous de tripatouilleurs de cerveaux, parce que vous bourrez la tête des enfants cinq heures par semaine afin qu’ils achètent les produits de nos commanditaires. Vous avez accompli les prophéties : n’est-il pas écrit dans le Livre des Marchands d’Espace que les trusts seront circulaires ? Or, les Petits Amis de Bébé Panda font marcher le Magazine de Bébé Panda, et le magazine de Bébé Panda fait marcher le Parc de Pandaland, et le Parc de Pandaland fait marcher les Petits Amis de Bébé Panda. Vous avez demandé aux types des Recherches de Motivation le moyen d’accrocher ces petits morveux et ils vous l’ont révélé : alors, vous avez réussi. Vous permettez aux gosses sans talent de s’identifier aux gosses-acteurs doués, vous leur fournissez en Otto Patachon une image de père balourd dont ils peuvent se gausser, vous leur offrez avec Jackie Whipple un grand frère idéalisé pour les garçons et une idole masculine pour les filles les plus précoces. Vous tournez la tête aux jeunes spectateurs en leur répétant à jamais qu’ils seront les maîtres du XXIe siècle et, sans dire que ceux qui en réalité viendront au pouvoir sont en train de faire leurs devoirs au lieu de regarder la télévision. Vous avez créé une liturgie : un hymne d’ouverture et une bénédiction finale ; et sur tout cela plane l’esprit de Bébé Panda qui cajole et exhorte les spectateurs à acheter les produits de nos commanditaires. »

Alors Ben Graffis prit une grande inspiration et évita leur regard, disant : « Ne serait-ce pas mieux si Bébé Panda cessait de cajoler et d’exhorter, pour commander dorénavant comme un dieu ? »

Alors les animateurs, les réalisateurs, les opérateurs et les scénaristes se montrèrent douloureusement étonnés et ils se dirent les uns aux autres : « C’est la fin des fins, et les banquiers qui siègent à New York ont perdu la boule. » Et l’un d’eux, qui était un ancien parmi les animateurs, dit en tremblant à Ben Graffis : « O chef, jamais je n’aurais copié pour toi Bébé Panda sur les bandes dessinées de Winnie le Pou, dans les années vingt-neuf, si j’avais su ce qui allait se passer. » Et Ben Graffis le mit à la porte.

Alors un autre parmi eux qui était réalisateur dit à Ben Graffis : « O chef, c’est faisable avec un lancement publicitaire de quinze jours, » et Ben Graffis se couvrit le visage de ses mains et dit : « Qu’il en soit ainsi. »

*

* *

En ce temps-là, il arriva donc qu’après le lancement publicitaire de quinze jours, un vendredi, durant le dernier quart d’heure des Amis de Bébé Panda, sur la chaîne 12, il fut projeté un film combinant la prise de vues réelle et le dessin animé, comme s’ils ne formaient qu’un.

Et dans ce film spécial, Bébé Panda apparut nimbé d’une auréole, et les acteurs-enfants si doués l’adorèrent, et Otto Patachon trébucha en s’agenouillant et Jackie Whipple exhorta d’une façon sincère et virile tous les petits téléspectateurs à l’adorer de même, et-Bébé Panda, nimbé de son auréole, dit de son aimable voix grondante : « Ba-be-ba ».

Et l’adoration monta vers lui, émanant de trente-sept millions d’âmes.

Il arriva alors que Ben Graffis entra dans son bureau avec ses animateurs, ses opérateurs, ses réalisateurs et ses scénaristes après l’émission et leur dit : « C’est ce que j’appelle une grande première de télé », après quoi il fonça vers le bar.

A ce moment l’un d’eux qui était réalisateur vit Celui qui était assis derrière le bureau de Ben Graffis, et il dit à Ben Graffis : « O chef, c’est une bonne blague, mais je me demande comment les gars des trucages se sont débrouillés pour l’auréole. »

Et Ben Graffis fut douloureusement surpris de voir Celui qui siégeait derrière le bureau et il se joignit à ceux qui se pressaient autour de Lui pour essayer de Le toucher ; alors Il dit de son aimable voix grondante : « Ba-be-ba, » et ils ne furent plus.

Alors certains des impurs qui s’étaient éloignés levèrent, incrédules, les yeux de leur travail et dirent : « Bon Dieu, mais c’est épouvantable ! » Et l’un d’eux, qui était marionnettiste, se tourna vers son imprésario et dit : « Mon vieux, si Graffis réussit un truc pareil, on est tous morts. » Alors une grande voix lointaine se fit entendre, disant : « Ba-be-ba, » et il en fut ainsi ; et le règne de Bébé Panda arriva.

 

Épuré le 18 janvier 36 après B. P.

Synode des Filtrations et des Infiltrations

O. Patachon, A. B. P.

J. Whipple, A. B. P.

 

Traduit par CATHERINE.

The Advent on Channel 12.