« REPENS-TOI, ARLEQUIN », DIT MONSIEUR TIC-TAC
Par Harlan Ellison
En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres.
André BRETON,
Second Manifeste du surréalisme.
Voici maintenant la quintessence de la révolte individuelle, le printemps de la contestation juvénile. Élections, manifestations, pièges à cons ! Ça se passe ailleurs, comme le proclame la nouvelle suprême d’une génération, couronnée par le prix Nebula dans l’allégresse en 1965. Un univers de comic-books, de superhéros, de soldats de plomb et de bonbons ; univers radicalement totalitaire, où le sujet a si bien perdu sa liberté qu’il a perdu la maîtrise de son temps de vie. Sa rébellion, c’est d’être allergique à ce temps qui n’est pas à lui, d’arriver en retard et de dérégler l’horlogerie qui contrôle le joujou. La punition ? Être désactivé, dit-on. Mais on ne jette pas toujours les pièces défaillantes ; on peut leur assigner un sort plus humiliant encore. Ce texte splendide, à l’écriture absolument personnelle, se prête aujourd’hui à des lectures très différentes de celle qui l’accueillit voici vingt ans. Gageons qu’il vieillira bien.
IL y a toujours des gens pour demander de quoi il s’agit. Pour ceux-là, ceux qui ont besoin qu’on leur mette les points sur les « i », qui ont besoin de savoir de quoi il retourne, voici :
« La plupart des hommes servent l’État non en tant qu’hommes mais en tant que machines, avec leur corps. Ils sont l’armée, la milice, les geôliers, les policiers, etc. Dans la plupart des cas, ils n’ont aucune liberté de jugement ni de sens moral ; ces hommes se placent d’eux-mêmes au niveau du bois, de la terre et de la pierre ; et si l’on fabriquait des hommes en bois, ils feraient peut-être tout aussi bien l’affaire. Ils ne méritent pas plus de respect que des hommes en paille ou des tas de boue. Ils ont le même genre de valeur que des chevaux et des chiens. Pourtant, ils sont généralement considérés comme de bons citoyens. D’autres – comme la plupart des législateurs, des politiciens, des hommes de loi, des ministres et des fonctionnaires – servent l’État surtout avec leur tête ; et comme ils portent rarement des jugements d’ordre moral, ils peuvent, sans s’en apercevoir, servir le Diable tout aussi bien que Dieu. Une infime minorité – les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs au sens noble et les hommes dignes de ce nom – servent également l’État avec leur conscience et s’opposent donc à lui sur presque tous les points ; ils sont en général traités par l’État en ennemis. »
HENRY DAVID THOREAU
La Désobéissance civile
Cela, c’est la base. Maintenant, voici le milieu ; le début sera pour plus tard, quant à la fin, elle n’aura qu’à se débrouiller.
Le monde étant ce qu’il était, le vrai monde tel qu’ils lui avaient permis de devenir, ses activités, pendant des mois, n’éveillèrent pas la vigilante attention de Ceux-Qui-Faisaient-Fonctionner-La-Machine-En-Douceur, ceux qui versaient du beurre fin sur les cames et les ressorts principaux de la culture. On ne sut trop comment, ni par quels cheminements, mais un jour il apparut qu’il était devenu une notoriété, une célébrité, peut-être même un héros aux yeux de ce que l’Administration, invariablement, appelait « une fraction de la populace souffrant de troubles émotifs » ; c’est seulement à ce moment-là que l’affaire fut confiée à Monsieur Tic-Tac et à sa machinerie légale. Mais le monde était ce qu’il était, incapable de prévoir qu’il viendrait à exister – peut-être une souche maligne depuis longtemps éteinte et soudain réapparue dans un système où l’immunité avait été oubliée, – il avait pu devenir trop réel. Maintenant il avait pris forme et substance.
Il était devenu une personnalité, quelque chose qu’ils avaient évacué du système depuis de nombreuses décennies. C’était ainsi, il était ainsi : une personnalité imposante, indiscutable. Dans certains cercles – ceux de la classe moyenne, – on trouvait cela répugnant. Vulgaire et ostentatoire. Anarchique. Honteux. Ailleurs, dans ces couches de la population où la pensée est soumise aux formes et aux rituels, aux simagrées et aux comptes en banque, ce n’étaient que ricanements. Mais en bas, ah ! tout en bas, là où les gens ont besoin de saints et de pécheurs, de pain et de jeux, de bons et de méchants, il était considéré comme un Bolivar, un Napoléon, un Robin des Bois, un Dick Bong (L’As des As), un Jésus, un Jomo Kenyatta.
Et tout en haut – là où même un souffle, une vibration menace de faire tomber le riche, le puissant, le titré de son perchoir, – il était considéré comme une menace, un hérétique, un rebelle, un déshonneur, un péril. Il était connu à fond, de A jusqu’à Z, mais les réactions les plus spectaculaires venaient de très haut et de très bas. Ça se passait vraiment au sommet et vraiment au fond.
Son dossier fut donc remis, accompagné de sa carte de temps et de sa cardioplaque, aux services de Monsieur Tic-Tac.
Monsieur Tic-Tac : beaucoup plus d’un mètre quatre-vingts, souvent silencieux, un homme qui ronronnait doucement quand tout se déroulait à temps. Monsieur Tic-Tac.
Même dans les loges de la hiérarchie, là où on faisait peur mais où l’on avait rarement peur, on l’appelait Monsieur Tic-Tac. Mais personne ne l’appelait ainsi devant son masque.
On ne donne pas un nom haï à un homme, pas quand cet homme, derrière son masque, est capable d’abroger les minutes, les heures, les jours et les nuits, et les années de votre vie. Devant son masque, on l’appelait le Maître-Gardien du Temps. C’était plus sûr ainsi.
« Voilà donc le genre d’homme qu’il est, dit Monsieur Tic-Tac avec une réelle douceur, mais non l’homme qu’il est. Cette carte de temps que je tiens dans ma main gauche a un nom inscrit dessus, mais c’est le nom du genre d’homme qu’il est et cela ne me dit pas quel homme il est. Cette cardioplaque dans ma main droite porte également un nom, mais pas le nom d’un homme, seulement le nom d’un genre d’homme. Avant de pouvoir procéder aux abrogations appropriées, il faut que je sache qui il est. »
Il réunit son état-major au grand complet, tous les fouineurs, tous les truands, tous les voyous, tous les demi-sel et même les fouille-merde, et il dit :
« Qui est cet Arlequin ? »
A cet instant, il était loin de ronronner doucement. C’était plutôt un cliquetis.
Pourtant, c’était le plus long discours qu’ils aient jamais entendu prononcer en une fois – eux les fouineurs, les truands, les voyous, les demi-sel, mais pas les fouille-merde qui d’habitude n’étaient pas là pour entendre. Mais tous, même ces derniers, filèrent dans toutes les directions pour chercher.
Qui est l’Arlequin ?
Bien au-dessus du troisième niveau de la ville, il s’accroupit sur la plate-forme en aluminium du vaisseau aérien (un vaisseau aérien ! Vraiment ? Tout juste un char à vent, voilà ce que c’était, et avec une remorque en carton pâte) et regarda les bâtiments alignés en bas comme dans une composition à la Mondrian.
Quelque part, pas très loin, il entendait le gauche-droite, gauche-droite des chaussures de tennis qui, avec la régularité d’un métronome, indiquait que l’équipe de 14 h 47 pénétrait dans l’usine de roulements Timkin. Exactement une minute plus tard, lui parvint le droite-gauche, droite-gauche (un peu affaibli) de l’équipe de 5 h 00 qui rentrait à la maison.
Un sourire espiègle éclaira son visage bronzé, révélant ses fossettes. Passant la main dans sa crinière auburn, vêtu de son habit bigarré, il haussa les épaules comme pour se préparer à ce qui allait arriver, puis il poussa le manche et se courba dans le vent tandis que le vaisseau aérien plongeait vers le sol. Il survola un trottoir glissant, descendant encore de quelques mètres pour venir raser les chapeaux des femmes élégantes ; il mit ses pouces dans ses grandes oreilles, tira la langue et fit rouler ses yeux en poussant des cris de sauvage. Ce n’était qu’une diversion mineure. Une femme voulut fuir et trébucha, éparpillant ses paquets dans toutes les directions, une autre mouilla sa culotte et une troisième tomba dans les pommes ; le trottoir fut automatiquement arrêté par les gardiens jusqu’à ce qu’elle revînt à elle. C’était une diversion mineure.
Puis, porté par une brise vagabonde, il disparut. Bonsoir.
Lorsqu’il tourna le coin de la corniche du Bâtiment d’Études de la Marche du Temps, il aperçut l’équipe qui s’engageait sur le trottoir roulant. Avec aisance, avec une totale économie de mouvements, les hommes sautèrent sur la bande lente puis, avec un ensemble digne des films de Busby Berkeley des années 30 – avant le déluge -, ils franchirent les bandes successives par petits bonds ; ils restaient impeccablement alignés en arrivant sur la voie express.
Le sourire espiègle, par anticipation, naquit à nouveau sur ses lèvres, révélant qu’il lui manquait une dent sur le côté gauche, vers le fond. Il piqua, redressa puis en rase-mottes, il commença à ôter les goupilles des trappes qui retenaient la cargaison. Il arriva au-dessus des ouvriers de l’usine, enleva la dernière goupille et 150 000 dollars de bonbons se déversèrent sur la voie express.
Des bonbons ! Des millions et des millions de bonbons, pourpres et jaunes et verts et à la réglisse et au raisin et à la framboise et à la menthe et ronds et lisses et durs à l’extérieur et mous à l’intérieur et sucrés et qui atterrissent rebondissent envahissent surgissent ensevelissent étourdissent et qui tombent sur les têtes les épaules les casques les carapaces des ouvriers de chez Timkin tintant sur le trottoir glissant ricochant roulant sous les pieds. Des bonbons qui emplissent le ciel des couleurs de la joie et de l’enfance, qui tombent en une pluie serrée, une averse solide, un torrent de couleur et de douceur venu de l’azur. Des bonbons qui apportent à un univers de raison et d’exactitude métronomique une nouveauté folle, complètement dingue. Des bonbons !
Les ouvriers se mirent à hurler et à rire, criblés de bonbons, et leurs rangs se défirent tandis que les bonbons se glissaient à l’intérieur du mécanisme du trottoir et qu’avec un horrible grincement, le bruit d’un million d’ongles sur autant de tableaux noirs, suivi d’un râle et d’un vomissement, tous les trottoirs s’arrêtèrent ; tous furent précipités les uns sur les autres et badaboum, ce fut un enchevêtrement de bras et de jambes et ils riaient toujours, enfournant dans leur bouche de petits bonbons aux couleurs de l’enfance. C’étaient les vacances, la gaieté, le défoulement, la rigolade. Mais…
L’équipe eut sept minutes de retard.
Ils rentrèrent chez eux avec sept minutes de retard.
Le grand horaire prit sept minutes de retard.
Les quotas, suite à la panne de trottoirs, subirent sept minutes de retard.
Il avait tapé sur le premier domino de la rangée et l’un après l’autre, tchic, tchic, tchic, tchic, tous les suivants étaient tombés.
Le Système avait été perturbé pour sept minutes. Ce n’était qu’une goutte d’eau, tout juste digne d’être remarquée, mais dans une société dont les forces agissantes étaient l’ordre, l’unité, la promptitude, l’exactitude et le respect absolu de l’horaire, hommage aux dieux du temps qui passe, c’était un désastre majeur.
Il reçut donc l’ordre de comparaître devant Monsieur Tic-Tac, ordre qui fut retransmis sur tous les réseaux de communication. Il reçut l’ordre d’être là à 7 h, et à l’heure, nom de dieu. Ils attendirent. Et ils attendirent. Mais il ne se montra que peu avant dix heures et demie, heure à laquelle il se contenta de chanter une petite chanson au sujet d’un clair de lune dans un endroit dont personne n’avait jamais entendu parler, un endroit appelé Vermont, après quoi il disparut. Ils étaient tous là depuis sept heures à l’attendre et ça avait fichu une horrible pagaille dans leurs horaires. La question restait donc posée : Qui est cet Arlequin ?
Mais la question non formulée (la plus importante) était celle-ci : comment avons-nous bien pu nous mettre dans une situation où un plaisantin irresponsable, chantant un blues sans queue ni tête, réussit à perturber toute notre économie et notre vie culturelle avec 150 000 dollars de bonbons…
Vous vous rendez compte, des bonbons ! Mais c’est de la folie ! Où a-t-il bien pu se procurer l’argent pour acheter 150 000 dollars de bonbons ? (Ils savaient que cela avait coûté 150 000 dollars car ils avaient envoyé d’urgence une équipe d’Analystes de Situation avec mission de balayer les bonbons, de les compter et d’en tirer les conclusions appropriées, ce qui devait bouleverser le planning de l’équipe en question et faire prendre au moins un jour de retard à toute la branche dont elle dépendait). Des bonbons ! Des… bonbons ? Hé, attendez une seconde, une seconde qui vous sera décomptée, personne ne fabrique plus de bonbons depuis au moins un siècle. Où a-t-il bien pu trouver des bonbons ?
C’est une nouvelle question et une question fort pertinente. Il est probable qu’il n’y sera jamais répondu à votre entière satisfaction. Mais finalement, est-ce que ce n’est pas toujours le cas ?
Le milieu, vous vous souvenez. Maintenant, voici le début. Comment ça commence :
Un calendrier, une feuille qu’on tourne chaque jour. 9 h : ouvrir le courrier. 9 h 45 : rendez-vous avec le bureau de la commission du planning. 10 h 30 : voir avec J. L. les courbes de prévision. 11 h 45 : faire une prière pour qu’il pleuve. 12 h : déjeuner. Et ainsi de suite.
« Je suis désolé, mademoiselle Grant, mais l’entretien était prévu pour 14 h 30 et il est déjà dix-sept heures. Je suis navré, mais c’est le règlement. Il faudra vous représenter l’année prochaine si vous tenez toujours à entrer dans cette Université. » Et ainsi de suite.
L’omnibus de 10 h 10 s’arrête à Cresthaven, Galesville, Tonawanda Junction, Selby et Farnhurst mais pas à Indiana City, ni à Lucasville, ni à Colton, excepté le Dimanche. L’express de 10 h 35 s’arrête à Galesville, Selby et Indiana City, excepté les Dimanches et Jours Fériés où il s’arrête à… et ainsi de suite.
« Je n’ai pas pu t’attendre, Fred. Je devais être chez Pierre Cartain à 15 h. Tu m’avais dit que tu serais sous la pendule du hall à 14 h 45 et comme tu n’étais pas là il a bien fallu que je parte. Tu es toujours en retard, Fred. Si tu avais été à l’heure, on aurait signé le contrat pour nous deux, mais que veux-tu, j’ai pris la commande tout seul… » et ainsi de suite.
Chers Monsieur et Madame Atterley, étant donné les retards répétés de votre fils Gerold, je crains que nous ne soyons obligés de l’exclure de l’école tant qu’une solution ne sera pas trouvée qui lui permette d’arriver à l’heure à ses cours. Bien qu’il soit un élève exemplaire et que ses notes soient bonnes, son incapacité à se conformer aux horaires de cette institution rend problématique son maintien dans un système où les autres enfants paraissent tous à même d’être à l’heure aux cours auxquels ils sont censés assister et ainsi de suite.
VOUS NE POURREZ VOTER QU’EN VOUS PRÉSENTANT À 8 H 45.
« Je m’en fous que le scénario soit bon ou pas, il me le faut pour Jeudi ! »
VOUS DEVEZ LIBÉRER VOTRE CHAMBRE À 14 H.
« Vous arrivez trop tard. La place est prise. Désolé. »
NOUS AVONS DÉDUIT VOS VINGT MINUTES DE RETARD DE VOTRE SALAIRE.
« Mon Dieu, quelle heure est-il ? Il faut que je me tire ! »
Et ainsi de suite. Et ainsi de suite. Et ainsi de suite. Et ainsi de suite suite suite suite suite tic tac tic tac tic tac et un jour ce n’est plus le temps qui nous sert mais nous qui servons le temps et nous sommes devenus des esclaves de l’horaire, des adorateurs de la course du soleil, condamnés à une vie de restrictions parce que le système ne pourra plus fonctionner si nous ne respectons pas scrupuleusement les horaires.
Jusqu’au jour où être en retard n’est plus un inconvénient mineur mais un péché. Puis un crime. Puis un crime ainsi puni :
DÉCRET APPLICABLE À DATER DU 15 JUILLET 2389, 12 h 00 mn 00 après minuit. Tous les citoyens sont tenus de présenter leur carte du temps et leur cardioplaque pour vérification aux services du Maître-Gardien du Temps. Aux termes de l’ordonnance 555-7-SGH-999 régissant l’abrogation du temps par tête, toutes les cardioplaques seront réglées individuellement et…
Ils avaient réussi à concevoir une méthode pour écourter les années de vie dont on disposait. Si on était en retard de dix minutes, on voyait sa vie amputée de dix minutes. Une heure de retard entraînait une perte plus que proportionnelle. Si quelqu’un était constamment en retard, il pouvait très bien, un Dimanche soir, recevoir un communiqué émanant du Maître-Gardien du Temps l’informant que son temps était passé, qu’il allait être « désactivé » à midi sonnant le Lundi et que d’ici là, il était prié de mettre toutes ses affaires en ordre.
Et c’est ainsi, par ce simple procédé (utilisant une méthode scientifique jalousement gardée secrète par les services de Monsieur Tic-Tac) que tenait tout le Système. C’était la seule solution. Un acte de patriotisme. Les horaires devaient être respectés. Après tout, on était en guerre !
Mais est-ce qu’on ne l’est pas toujours ?
« C’est proprement infect, dit l’Arlequin lorsque la belle Alice lui montra l’avis de recherche. Infect et hautement improbable. Après tout, nous ne sommes plus à l’époque des desperados. Un avis de recherche !
– Tu sais, lui fit remarquer Alice, tu mets beaucoup d’inflexions dans ta voix.
– Je suis désolé, fit humblement l’Arlequin.
– Inutile d’être désolé. Tu es toujours désolé. Tu fais un tel complexe de culpabilité, Everett. C’est vraiment lamentable.
– Je suis désolé », répéta-t-il.
Puis il fit une sorte de moue et ses fossettes se creusèrent l’espace d’un instant. Il n’avait pas voulu dire cela.
« Il faut que je ressorte, reprit-il. J’ai quelque chose à faire. »
Alice reposa brutalement son café-bulbe sur le comptoir.
« Pour l’amour du Ciel, Everett, tu ne peux donc pas rester une seule nuit à la maison ! il faut toujours que tu sortes affublé de cet affreux costume de clown et que tu ailles embêter les gens ?
– Je suis… » Il s’interrompit et plaqua le chapeau de bouffon sur sa crinière auburn, faisant tinter les petites clochettes.
Il se leva, rinça son café-bulbe au robinet et le passa un instant dans le séchoir.
« Il faut que je sorte », dit-il.
Elle garda le silence. La transboîte se mit à bourdonner. Elle en tira une feuille, la lut, et la jeta sur le comptoir.
« C’est à ton sujet. Naturellement. Tu es ridicule. »
Il en prit rapidement connaissance. Monsieur Tic-Tac le recherchait. Il s’en moquait. Ce n’était pas ça qui l’empêcherait d’être à nouveau en retard. Sur le pas de la porte, voulant réussir sa sortie, il lui lança avec irritation :
« Toi aussi, tu mets beaucoup d’inflexions dans ta voix ! »
Alice leva ses jolis yeux au ciel.
« Tu es ridicule ! »
L’Arlequin sortit d’un air digne et tira violemment la porte derrière lui ; mais celle-ci se referma toute seule avec un petit bruit étouffé.
Un coup léger se fit entendre ; Alice s’avança avec un soupir d’exaspération pour aller ouvrir. Il était debout sur le seuil.
« Je serai de retour vers dix heures et demie, d’accord ? »
Elle prit un air lugubre :
« Pourquoi me dis-tu cela ? Pourquoi ? Tu sais très bien que tu seras en retard. Tu le sais parfaitement ! Tu es toujours en retard, alors pourquoi me raconter ces idioties ? »
Elle referma la porte.
L’Arlequin hocha pensivement la tête.
Elle a raison. Elle a toujours raison. Je serai en retard. Je suis toujours en retard. Je me demande bien pourquoi je lui raconte ces idioties.
Il haussa les épaules et s’en alla pour être à nouveau en retard.
Il avait lancé les fusées-pétards qui disaient : Je serai présent à la 115e Invocation annuelle de l’Association Médicale Internationale à 20 h précises. J’espère de tout cœur que vous pourrez tous vous joindre à moi.
Les mots s’étaient étalés en lettres de feu dans le ciel, et naturellement les autorités étaient là pour l’attendre. On supposait bien entendu qu’il serait en retard. Il arriva avec vingt minutes d’avance pendant qu’ils étaient encore occupés à tendre les filets destinés à le prendre au piège ; soufflant dans un énorme tuba, il les effraya et les énerva au point qu’ils se prirent dans leurs propres filets et que, hurlant, se débattant, ils se retrouvèrent hissés très haut au-dessus de l’amphithéâtre. L’Arlequin rit et rit, tout en se confondant en excuses. Les médecins, réunis en un conclave solennel, s’esclaffèrent et acceptèrent les excuses de l’Arlequin avec des courbettes exagérées. Tous prirent l’Arlequin pour un plaisantin officiel affublé d’un caleçon fantaisie et passèrent un excellent moment ; tous, sauf les représentants de l’ordre, envoyés par les services de Monsieur Tic-Tac, et qui se balançaient comme un chargement de bateau au-dessus de l’amphithéâtre dans une position fort incongrue.
(Dans un autre quartier de cette même ville où l’Arlequin exerçait ses « activités » et sans aucun rapport avec elles, sauf que cela illustre le pouvoir et le sens de Monsieur Tic-Tac, un certain Marshall Delahanty était informé par les services de Monsieur Tic-Tac qu’il allait être « désactivé ». Ce fut sa femme qui reçut la notification apportée par un fouille-merde en costume gris affichant un « air de condoléance » tout à fait hideux. Elle sut ce que c’était sans même avoir besoin de l’ouvrir. Tout le monde maintenant reconnaissait sur le champ ce genre de « billet doux ». Elle frissonna et prit le message comme s’il s’agissait d’une lamelle de verre tartinée de bacilles au botulisme, priant pour que ce ne fût pas pour elle. Que ce soit pour Marsh, pensa-t-elle avec brutalité, avec réalisme, ou pour un des enfants, mais pas pour moi, je vous en supplie, mon Dieu, pas pour moi. Et elle l’ouvrit. C’était pour Marsh et immédiatement elle fut à la fois horrifiée et soulagée. C’était le troufion d’à côté qui avait reçu la balle. « Marshall ! hurla-t-elle. Marshall ! Extinction, Marshall ! Oh mon Dieu, Marshall, qu’allons-nous faire, qu’allons-nous devenir, Marshall ? Oh mon Dieu… » et cette nuit-là la maison retentit du bruit du papier déchiré et de la peur, tandis que la cheminée recrachait la puanteur de la folie et qu’ils ne pouvaient rien y faire, absolument rien.)
(Mais Marshall Delahanty tenta de fuir. Tôt le lendemain, quand vint l’heure de le désactiver, il était dans la forêt à plus de trois cents kilomètres de là ; les services de Monsieur Tic-Tac neutralisèrent sa cardioplaque et Marshall Delahanty, en pleine course, trébucha, tomba à genoux, et son cœur s’arrêta et le sang cessa d’alimenter son cerveau ; il était mort. Dans le bureau du Maître-Gardien du Temps, une petite lumière s’éteignit sur la carte du secteur de Marshall tandis que la notification officielle passait dans la transboîte et que le nom de Georgette Delahanty était transféré parmi les chômeurs jusqu’à ce qu’elle pût se remarier. Fin de l’histoire. Inutile d’ajouter quoi que ce soit, sauf qu’il vaut mieux ne pas en rire, car c’est exactement ce qui arrivera à l’Arlequin si jamais Monsieur Tic-Tac parvient à découvrir son vrai nom. Ça n’a rien de drôle.)
Le niveau commerçant de la ville grouillait de la foule vêtue aux couleurs du Jeudi. Femmes en tuniques jaune canari, hommes en pseudo-costumes tyroliens en cuir de couleur jade, très ajustés à l’exception des pantalons bouffants.
Quand l’Arlequin apparut au sommet du nouveau Centre Commercial encore en construction, son tuba aux lèvres et ses lèvres armées de leur sourire espiègle, tous le montrèrent du doigt et le fixèrent avec des yeux ronds ; il les apostropha ainsi :
« Pourquoi les laissez-vous vous commander ? Pourquoi les laissez-vous dire que vous devez vous dépêcher et vous activer comme des fourmis ou des asticots ? Profitez du soleil, profitez du vent, laissez la vie vous porter à votre propre rythme ! Ne soyez pas esclaves du temps, de cette horrible façon de mourir, lentement, à petit feu… à bas Monsieur Tic-Tac ! »
Qui est ce cinglé ? se demandaient la plupart des gens qui faisaient leurs courses. Qui est ce cinglé, holala, je vais être en retard, faut que je me dépêche…
Et l’équipe du chantier du Centre Commercial reçut une note des services du Maître-Gardien du Temps les informant que le dangereux criminel connu sous le nom d’Arlequin était perché au sommet de la flèche du bâtiment et que leur aide était requise d’urgence pour l’appréhender. Les ouvriers refusèrent, disant qu’ils allaient être en retard sur les délais de construction, mais Monsieur Tic-Tac tira les ficelles gouvernementales appropriées et on leur ordonna de cesser le travail et de s’emparer de cet imbécile là-haut avec, son tuba. Une dizaine d’ouvriers aux carrures impressionnantes grimpèrent donc sur leurs plates-formes et, libérant les plaques anti-grav, ils s’élevèrent en direction de l’Arlequin. »
Après la débâcle (au cours de laquelle personne ne fut sérieusement blessé grâce à la vigilance de l’Arlequin), les ouvriers essayèrent de se regrouper pour mener un nouvel assaut, mais il était trop tard. Il s’était volatilisé. L’événement avait cependant attiré une foule assez considérable et le cycle des ventes fut retardé de plusieurs heures, des heures entières. Les besoins d’achats du système en subirent bien entendu les conséquences ; des mesures furent donc prises afin d’accélérer le rythme pour le reste de la journée, mais certains secteurs s’embouteillèrent et d’autres s’emballèrent, de sorte qu’on vendit trop de valves et pas assez de flotteurs et qu’il fallut expédier d’urgence des caisses et des caisses de Smash-O à des magasins qui n’en écoulaient généralement qu’une caisse toutes les trois ou quatre heures. Ce fut la pagaille complète dans les expéditions ; des chargements furent déroutés et l’industrie des chars à vent elle-même finit par s’en ressentir.
« Ne revenez pas sans lui ! » dit Monsieur Tic-Tac d’une voix très calme, très sincère, extrêmement dangereuse.
Ils utilisèrent des chiens. Ils utilisèrent des sondes. Ils utilisèrent des listes de cardioplaques. Ils utilisèrent des indics. Ils utilisèrent la corruption. Ils utilisèrent l’intimidation. Ils utilisèrent les supplices. Ils utilisèrent la torture. Ils utilisèrent des escrocs. Ils utilisèrent des flics. Ils utilisèrent la fouille. Ils utilisèrent les stimulants. Ils utilisèrent les empreintes. Ils utilisèrent Bertillon. Ils utilisèrent la ruse. Ils utilisèrent la fourberie. Ils utilisèrent la traîtrise. Ils utilisèrent Raoul Mitgong, mais il ne fut pas d’un grand secours. Ils utilisèrent la physique appliquée. Ils utilisèrent les techniques de la criminologie.
Et que voulez-vous, ils le capturèrent.
Finalement, il s’appelait Everett C. Marm et il n’y avait pas grand-chose à dire à son sujet, sauf que c’était un homme qui n’avait aucun sens du temps.
« Repens-toi, Arlequin ! dit Monsieur Tic-Tac.
– Va te faire foutre ! répondit Arlequin avec un ricanement.
– Tu as accumulé un retard de soixante-trois ans, cinq mois, trois semaines, deux jours, douze heures, quarante et une minutes, cinquante-neuf secondes, zéro zéro trente six mille cent onze micro-secondes. Tu as utilisé tout ton temps et même plus. Je vais te désactiver.
– Va faire peur à un autre ! Moi, je préfère être mort plutôt que de vivre dans un monde aussi stupide avec des pères fouettards comme toi.
– Je fais mon travail.
– Tu fais plus que ton travail. Tu es un tyran. Tu n’as pas le droit de commander aux gens et de les tuer quand ils sont en retard.
– Tu es un inadapté. Un irrécupérable.
– Détache-moi et je te fous mon poing dans la gueule.
– Tu es un non-conformiste.
– Ça n’a jamais été un crime.
– Maintenant si. Accepte le monde tel qu’il est.
– Je le hais. C’est un monde infâme.
– Ce n’est pas l’avis de tous. La plupart des gens aiment l’ordre.
– Moi pas, ni la majorité de ceux que je connais.
– C’est faux. Comment crois-tu qu’on ait pu te capturer ?
– Ça ne m’intéresse pas.
– Une fille du nom de belle Alice nous a dit où tu étais.
– C’est faux.
– Non, c’est la vérité. Tu l’énerves. Elle veut être intégrée, elle veut se conformer, je vais te désactiver.
– Alors fais-le tout de suite et cesse de discuter avec moi.
– Je ne vais pas te désactiver.
– Tu es un idiot !
– Repens-toi, Arlequin ! dit Monsieur Tic-Tac.
– Va te faire foutre. »
Ils l’expédièrent donc à Coventry. Et à Coventry ils s’occupèrent de lui. Comme ils s’étaient occupés de Winston Smith dans 1984, un livre qu’aucun d’eux ne connaissait ; mais les techniques utilisées sont vraiment très anciennes et ils les appliquèrent sur Everett C. Marm de sorte qu’un jour, beaucoup plus tard, l’Arlequin apparut sur les écrans des réseaux de communications, un sourire espiègle aux lèvres, des fossettes creusées sur les joues, les yeux brillants, et n’ayant absolument subi aucun lavage de cerveau et qu’il déclara qu’il avait eu tort, que c’était en vérité une bonne chose, une excellente chose que d’être intégré à la société et d’être toujours à l’heure et bonsoir Monsieur Dame et tout le monde qui le regarde sur les écrans qui recouvrent tout un quartier de la ville, et les gens qui se disent, eh bien, vous voyez, finalement ce n’était qu’un dingue et si c’est comme ça que le système fonctionne, alors il vaut mieux laisser faire parce qu’on ne gagne rien à combattre les institutions, c’est-à-dire dans le cas présent Monsieur Tic-Tac. Ainsi fut détruit Everett C. Marm, ce qui fut une perte regrettable en raison de ce que Thoreau a dit plus haut, mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs et au cours des révolutions il y a toujours des victimes innocentes parce que c’est ainsi et si l’on parvient néanmoins à provoquer ne serait-ce qu’un petit changement, alors peut-être que cela en vaut la peine. Ou, pour être tout à fait clair :
« Euh… excusez-moi, monsieur, je… euh… je ne sais pas… euh… comment vous dire mais… euh… vous aviez trois minutes de retard. L’horaire n’a pas été… euh… tout à fait… euh… respecté. » Il sourit d’un air penaud.
« Enfin, c’est ridicule ! souffla Monsieur Tic-Tac derrière son masque. Vérifie ta montre ! »
Et il regagna son bureau en marmonnant, hmm, hmm, hmm, hmm.
D’après la traduction de MICHEL LEDERER.
Repent, Harlequin, Said the Ticktockman.