LE PUGILISTE

Par Poul Anderson

 

La terreur, pour être un bon instrument de règne, doit d’abord entrer dans toutes les âmes.

Edgar QUINET, La Révolution.

 

Cette fois, le totalitarisme est au pouvoir depuis peu et nous savons en gros comment ça sest passé. A lire Purdom et Wolfe, on sen doutait déjà : ce nétait pas très difficile. Mais ici linfiltration cède le premier rôle à des remous à léchelle planétaire, et surtout le régime est présenté comme communiste. Bonnet blanc et blanc bonnet ? Jusquà un certain point : ce nest pas la même qualité de haine qui traverse le texte. Anderson est un homme de la vieille garde, il a mal vécu le mouvement contestataire et, en 1973, il juge le moment venu de sadresser aux jeunes amateurs et de leur dire ce qui à ses yeux les attend et comment seront traitées leurs révoltes à venir. Il décrit la nouvelle Constitution ; il cite même la déclaration dindépendance des États-Unis, sans doute pour être sûr que ses lecteurs lauront un peu lue. Il y a beaucoup de pathétique dans ce récit très réaliste. Anderson va jusquà imaginer comment un héros andersonien pourrait perdre lhonneur dans le monde quil décrit. Un sort pire que la mort.

 

ILS n’avaient pas voulu prendre le risque de me confier à l’hôpital civil ou à quelque autre appareil médical régulier. Au reste, l’opération était très simple. Elle exigeait, dans sa première phase : un bistouri, un anesthésique et une certaine dose de coagulant et d’enzymes amenant la cicatrisation en huit jours ; dans sa deuxième phase : des tranquillisants et d’adroites mises en garde jusqu’au moment où je ne serais plus dangereux, ni pour moi-même ni pour l’entourage. Il y avait des barreaux aux fenêtres de la chambre, on me fournissait des couverts de plastique aux repas, je n’avais pour tout vêtement qu’un pyjama et des savates légères, et deux gaillards musclés stationnaient dans le corridor près de ma porte laissée ouverte. De plus j’étais probablement surveillé par un circuit de télévision.

J’avais de quoi lire, en particulier des revues parlant du Centre de Régénération qui fonctionnait à Moscou. Les articles soulignaient le caractère largement expérimental du travail effectué. Une structure aussi complexe que la main, la jambe ou l’œil ne se reproduisait pas encore à la perfection, bien que la chirurgie y aidât. Néanmoins, les résultats étaient excellents pour les tissus et les organes de base. Je vis des photos d’une femme dont le foie avait été empoisonné par le mercure et d’un homme dont presque tout l’épiderme s’était trouvé brûlé lors d’un accident. Deux personnes remises pratiquement à neuf (c’était du moins ce qu’affirmait le texte).

Mannix devait avoir eu du mal à dénicher ces revues. La plus récente datait de quelques mois. A présent, on ne trouvait plus grand-chose qui ne parlât pas des hostilités.

Vers la fin de cette semaine-là, mon infirmier m’apporta une lettre de Bonnie. Elle m’était directement adressée (Base Aérienne John Reed, Willits, Californie 95491), calligraphiée en cette ronde penchée si caractéristique de l’écriture de ma femme, et d’après le cachet (que je songeai à vérifier quelques heures plus tard), on l’avait indubitablement expédiée de notre résidence même, située à moins de trente kilomètres. L’enveloppe portait le tampon CENSURE, mais je ne crois pas que le texte eût été dicté. Il ressemblait trop à Bonnie. Elle me disait comment allaient les gosses et les roses, que la coopérative où elle travaillait espérait que le Service des Loisirs organiserait pour le personnel des vacances à Pillsbury Lake, comment elle s’était procuré de la viande hachée l’avant-veille (oui, mon chéri !) et qu’elle avait passé trois heures sur les recettes de grand-mère pour trouver la bonne façon de la préparer. « Si seulement tu avais été en face de nous à table, toi et ton drôle de petit sourire. Oh ! Jim-Jim, que tout finisse bientôt, et que tu rentres à la maison ! »

J’ai mis du temps à lire, les premières fois, tellement mes doigts tremblaient. Plus tard, je me suis traîné jusque dans mon lit et j’ai rabattu le drap sur moi, pour chasser les spectres.

Mannix arriva le lendemain matin. Petit, vif, remuant, tiré à quatre épingles dans son costume civil, il avait un visage poupin et toujours amène - ou presque toujours – sous une couronne de cheveux blancs. « Alors, comment allez-vous, colonel : Dowling ? » s’exclama-t-il en rentrant d’un pas alerte. La porte ne se referma pas immédiatement derrière lui. Mes gardiens préféraient me tenir à l’œil un instant. Je mesure un mètre quatre-vingt-dix, et je suis ceinture noire !

Mais je ne bougeai point de mon fauteuil. Je n’étais pas sûr de pouvoir. C’était véritablement comme si le bistouri m’avait mis les os à nu. Les fenêtres ouvertes accueillaient une brise légère et un ciel très bleu. Au-delà des bâtiments immaculés et des clôtures électrifiées, je voyais des collines boisées dont la perspective ondulait et s’élevait progressivement en direction des montagnes californiennes. Ce paysage ressemblait à un décor. Bonnie tient des rôles au théâtre civique.

Mannix se percha sur le bord du lit. « Le docteur Arneson m’apprend que vous pouvez sortir quand vous voudrez, et que vous êtes capable d’effectuer n’importe quelle tâche. Félicitations.

– Ouais, on va me laisser rejoindre mon service. » Je trouvais le moyen de dire cela, tout en percevant la faiblesse de mon sarcasme.

« Ou votre famille, colonel. Vous avez une épouse charmante. » J’ai fait du bruit en bougeant. Le sbire posté dans l’entrée a paru inquiet, et il a glissé la main vers sa matraque. Mannix souriait. « S’il vous plaît… Nous ne voulons pas vous leurrer. Votre cas présente certaines difficultés. Vous le savez très bien. »

J’avais cru être, non pas calmé, mais engourdi. Je me trompais. Un flot noir me souleva, telle une vague mugissante. Je sentis les mots déchirer ma gorge : « Alors, pourquoi, hein ? Pourquoi ? Pourquoi ne pas me fusiller, qu’on en finisse ? »

Mannix attendait patiemment que je m’effondre dans le fauteuil. La bourrasque sifflait en moi, autour de moi. La sueur collait le pyjama à ma peau. Je puais.

Il m’offrit une cigarette. Je commençai par l’ignorer, puis je l’acceptai quand même, ainsi que la flamme du briquet. J’emplis mes poumons d’une fumée âcre.

« L’intervention chirurgicale était obligatoire, colonel, reprenait Mannix. On vous l’a dit : le diagnostic avait décelé un cancer.

– Au diable vos foutus diagnostics, grommelai-je.

– Je sais que la partie enlevée se trouve toujours au laboratoire, dans l’alcool. Voulez-vous qu’on vous la montre ? »

J’ai approché de ma main l’extrémité rouge de la cigarette. Et j’ai répondu : « Non.

– La régénération est possible, insista Mannix.

– A Moscou.

– C’est exact. Seul, actuellement, l’Institut Lomonossov a les moyens appropriés. Je suppose que vous avez lu des articles à ce sujet. » Il désignait du menton les revues aux couleurs gaies rangées sur la table. « Notre but est de vous faire garder espoir. Toutefois… vous êtes un garçon intelligent, instruit. Vous admettrez donc qu’il n’est pas simple d’amener l’ADN adulte à reproduire le travail accompli par lui dans le fœtus – et qui plus est, de ne pas le reproduire exactement. Il ne suffit pas d’ingrédients chimiques, de catalyseurs et de synthévirus : toute l’opération doit être surveillée, contrôlée par ordinateur. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ils se limitent aux recherches et réservent le traitement clinique aux cas les plus urgents… » Il fit une pause. « Ou les plus dignes d’intérêt. »

J’ai ricané. « Je vous voyais venir. »

Mannix haussa les épaules. « Quand on est accusé de complot contre la République Populaire des États-Unis… » C’était une phrase qu’il lui fallait débiter tout d’une traite, à chaque fois.

« Vous n’avez rien pu prouver. » Je répondais moi-même mécaniquement.

« Votre immunité contre les procédés habituels d’interrogatoires est, disons, significative. » Il reprit son air bonhomme. « Voyez votre propre intérêt. Que la guerre en Union Soviétique prenne une violence échappant à tout contrôle… et où ira Moscou ? Où ira l’Institut ? La chose est primordiale, colonel.

– Qu’y puis-je ? » J’étais à court de formules toutes prêtes.

Mannix eut un petit rire. « Tout dépend de ce que vous savez, de ce que vous êtes. Confiez-vous, et nous tirerons des plans. Hein ? » Il penchait la tête de côté. Bonnie, qui voyait seulement en lui l’officier politique qu’il faut inviter à dîner de temps en temps, Bonnie l’appréciait. Elle affirmait qu’il aurait fort bien pu tenir le rôle du vieux Scrooge repenti mais qu’il ne serait pas aussi doué pour personnifier l’autre, le Scrooge capitaliste, avant la visite faite par les Trois Esprits de Noël.

« J’ai tenu à étudier moi-même votre dossier, souligna-t-il. Et le diable m’emporte si je comprends pourquoi vous vous êtes trouvé mêlé à cette vilaine affaire. Un garçon jeune, brillant, qui grimpe à toute allure les échelons de la hiérarchie militaire… Ce n’est pas comme si vos origines offraient quoi que ce fût d’anti-américain. Voyons, comment avez-vous bien pu vous laisser baiser de la sorte ? »

Il insistait un tantinet sur le verbe « baiser ». Et c’est cela qui a eu raison de moi.

Je n’avais imaginé quelle sensation délicieuse on éprouve à tout lâcher – à admettre sans restrictions que l’on est vaincu. C’était… oui, c’était comme la nuit où j’ai mis bas les armes devant Bonnie. Je voulais rire, pleurer, prendre la main du vieux Mannix. Et au lieu de ça, bêtement, je n’ai trouvé qu’à balbutier : « Je ne sais pas. »

 

La réponse doit être enterrée quelque part dans mon passé.

J’étais un gosse de la campagne, poussé dru dans la Géorgie montagneuse – terre rouge, pins gris, cardinal au plumage vif, oiseau moqueur, et le coin secret où l’on va pêcher. Le gouvernement s’était efforcé de moderniser nos régions avant ma naissance, mais les gens n’y montraient guère d’enthousiasme pour le collectivisme. Nous avions le droit de garder en gérance nos fermes, nos magasins, nos scieries et nos ateliers. Les écoles recevaient des cours enregistrés sur bandes – histoire, idéologie et le reste. Mais ce n’est pas la même chose que d’avoir à subir des éducateurs politiques chevronnés. Et notre chef scout manquait de zèle pour tout, excepté le travail du bois rond. Si mon grand-père grommelait un peu contre les maudits nègres qui pullulaient comme jamais on n’avait vu depuis la Reconstruction, il n’en jouait pas moins volontiers au poker avec le shérif Jackson, un homme de couleur. Parfois, il allait trop loin, tonnant contre la manière dont le pauvre vieux Joe Jackson était traité. Mes parents veillaient à ce que ces étrangers ne puissent l’entendre.

Au total, nous menions une vie passablement archaïque. Je crois savoir que, depuis lors, la Géorgie a été modernisée. 

Le patriotisme est une nourriture sudiste au même titre que la bouillie de maïs. Dans le nord, on a du mal à le comprendre. On met l’accent sur la Rébellion de 1861, alors qu’en fait (comme nous l’expliquaient nos professeurs), les gens de cette époque résistaient au capitalisme yankee, les esclavagistes n’étant qu’une minorité qui utilisait à son profit l’amour des Confédérés pour la terre natale. Bien sûr, quand on a proclamé la République Populaire, quelques têtes se sont échauffées, et il y a même eu des coups de feu. Mais on n’avait nullement besoin d’expédier dans nos États une telle concentration de shérifs et de shérifs-adjoints. Nous restions solidement loyalistes, bon Dieu !

Nous avons été les tout premiers à nous réjouir quand arriva la grande nouvelle : le Traité de Berlin remanié, les États-Unis recevant le droit d’entretenir des forces armées d’un niveau bien supérieur à une simple police, et accueillis avec joie dans la solide coalition des pays partisans de la paix contre les révisionnistes sino-japonais.

Grand-père devint comme fou. Il s’était battu jadis pour le régime impérialiste (quand celui-ci avait voulu réprimer la Révolte du Mékong), même s’il n’en parlait jamais beaucoup. Qui eût osé le faire ? (Je suppose que mon père a été plus heureux, car il avait juste dix ans au moment de la Guerre Sacrée, ce qui fut pour lui comme une tornade ou quelque autre convulsion naturelle. Même si, bien sûr, les années de famine qui suivirent gênèrent sa croissance.)

« C’est un premier pas ! exultait le vieux. Le premier pas qui nous ramènera au passé. Vous m’entendez ? » Il était dehors, sa canne brandie, le sumac d’automne répandant une clameur rouge derrière lui, et le vent exultant lui aussi, au point que j’imaginais des clairons morts retrouvant leur voix à Valley Forge, à Shiloh et à Omaha Beach. Ce fut peut-être la première fois où l’idée me vint que je pourrais choisir un jour le métier des armes.

Un an plus tard, des unités de notre nouvelle armée faisaient leurs grandes manœuvres au pied de Stone Mountain. Grand-père n’avait pas cessé de lire ou d’écouter les informations, d’écrire des lettres, de multiplier les appels téléphoniques, de se tenir au courant. Il connaissait donc l’événement à l’avance. Il savait qu’à certains endroits le public pourrait tout voir. Il rogna sur son argent et ses allocations de transports jusqu’à ce qu’il fût en mesure, non seulement d’y aller, et de m’emmener avec lui.

Et ce fut merveilleux, oh ! oui, splendide, quand les troupes d’infanterie défilèrent dans leurs véhicules semblables à des navires féeriques, quand les chars d’assaut dinosauriens grondèrent, quand les superjets passèrent en sifflant à basse altitude tandis que la Bannière Étoilée flottait devant les indomptables cavaliers sculptés dans la paroi de la montagne.

Merveilleux, excepté l’artillerie qui ouvrit le feu. Grand-père et moi, nous nous trouvions assez loin. Pour nous, les canons étaient réduits à la taille de jouets. Nous voyions un éclair gros comme une épingle, un minuscule flocon blanc là où l’obus explosait. Et longtemps, longtemps après, nous parvenait un bruit de tonnerre assourdi par la distance. Le Monument était long à s’éroder. Cette nuit-là, dans le dortoir aménagé pour les touristes, j’entendis un discours expliquant que la destruction de ce symbole de tyrannie marquait l’aube d’une ère nouvelle et glorieuse. Je n’écoutais pas, ou peu. Je regardais mon grand-père prostré sous le ciel de Géorgie. Mon grand-père qui n’était plus maintenant qu’un vieil homme aux traits ravagés.

 

Personne n’a proposé que je rejoigne Bonnie. Et moi encore moins qu’un autre. Eussé-je imaginé un prétexte pour… pour ne pas lui révéler ce qui m’était arrivé, je n’aurais pu y tenir. J’ai dit, j’ai juré qu’elle ignorait tout de mon appartenance à la Société Stephen Decatur17. Et c’était vrai. Non qu’elle m’eût dénoncé si elle l’avait su, ma douce Bonnie dont le cœur est comme ses cheveux d’or. Quand nous avons fait connaissance, j’étais déjà trop engagé pour reculer, et trop faible ou trop égoïste pour la fuir. Mais je ne peux pas être accusé de lui avoir donné un sentiment de culpabilité.

« Elle et vos enfants ont dû se douter de quelque chose, insinuait Mannix d’une voix douce. Même inconsciemment. Ils pourraient relever des Services de Redressement. »

J’ai pleurniché devant lui. Il y a camps et camps, certes, mais La Pasionaria est celui où l’on envoie d’habitude les dévoyés politiques de la Côte Ouest. J’ai connu quelques-uns de ceux – très rares – qui en sont sortis. Ils se montrent affreusement obéissants, travailleurs et taciturnes. La plupart ont perdu des dents. La rumeur dit que les conditions là-bas peuvent faire passer brusquement les jeunes filles de la puberté à la ménopause. Et moi, j’ai une fille.

Mannix souriait. « Rassurez-vous, Jim. La disparition de votre famille mettrait la puce à l’oreille de la Société. »

J’ai bredouillé des remerciements.

« Et il va de soi que nous pourrions vous promettre l’amnistie, à condition de trouver le bon moyen. » Il m’amadouait. « En voyez-vous un ?

– Je… je… je peux vous révéler… tout ce que je sais…

– C’est un minimum, et bien banal. Si nous commencions plutôt par vous sonder ? Peut-être trouverions-nous le service exceptionnel que vous êtes susceptible de nous rendre. » Il pianotait sur sa table.

Nous avions gagné son bureau, une pièce assez luxueuse pour rendre austères les portraits de Lénine et du Président. Je pris mes aises dans un confortable fauteuil hydraulique, cigarettes, café et rhum à portée de main, aucun sbire devant ou derrière moi, seulement cet aimable personnage à cheveux blancs muni de son magnétophone. Mais je restais la gorge serrée, grimaçant et frissonnant, encore trop hébété pour penser. Un picotement m’agaçait les lèvres, mon corps était mou et lourd.

Je regardai Mannix, bouche bée. Je lui avais dit que j’ignorais le pourquoi. Mais peut-être le savais-je. Lentement, j’ai tâtonné dans mes souvenirs. Les origines de toutes choses remontent plus ou moins loin avant votre naissance.

 

Les premiers temps où j’en faisais partie, j’ai cherché à connaître les origines de la Société Stephen Decatur. Personne ne savait grand-chose, sauf qu’elle était peu importante avant que Sotomayor en eût pris la tête. Jusqu’à son arrivée, il s’agissait d’un mouvement inorganisé.

Il n’avait sans doute pas pris naissance immédiatement après la Guerre Sacrée. Les Américains faisaient peu de chose durant cette période, sinon recoller les morceaux. Ils furent bien trop ahuris quand les missiles soviétiques eurent anéanti leurs forces de deuxième ligne et que, d’un seul coup, leurs villes furent autant d’otages répondant du bon vouloir des politiciens et des submersibles. Ils furent bien trop soulagés quand nulle occupation ennemie ne s’ensuivit, hormis les inspecteurs et conseillers venus de Washington qui veillaient à ce que les clauses sur la limitation des armements fussent respectées. (Plusieurs généraux et autres furent pendus comme criminels de guerre.) Il est vrai que les Soviets avaient pris la raclée sous les rares engins nucléaires US ayant réussi à passer, et suffisamment pour les dissuader de contrôler la Chine ou, plus tard, une République Socialiste Soviétique Japonaise d’obédience chinoise. La modération dont ils faisaient preuve à l’égard des Américains n’en fut pas moins accueillie comme la conséquence de lourdes pertes dans les rangs ennemis.

Certains frères jurés m’expliquaient qu’ils avaient été attirés par des propos tenus de bouche à oreille, et qu’on les reçut membres de la Société lorsque Moscou eut informé Washington que John Halpern serait un candidat inacceptable pour les prochaines élections présidentielles. D’autres les imitèrent, réagissant tous contre un esprit collectiviste dont la croissance était accélérée comme en serre chaude par le gouvernement, les écoles et l’université.

Je me souviens des propos furibonds de mon grand-père, un jour que nous étions seuls dans les bois et que, je lui posais des questions sur cette période :

« On a blâmé l’ancien système pour la guerre et ses suites, Jimmy. Militaristes, capitalistes, impérialistes, racistes, bourgeois, on n’entendait plus que ces mots ! Ceux qui auraient voulu discuter ne pouvaient pas se faire imprimer, ils n’étaient pas dans le vent. » Il tirait sur sa pipe. Ses muscles saillaient à l’angle de ses mâchoires. « Ouais, tout le monde était critiqué – sauf les libéraux qui avaient si bien travaillé à nous endormir pour que leurs rêves dorés ne soient pas interrompus, sauf les conservateurs qui les y aidaient pour économiser quelques malheureux dollars d’impôts, sauf les radicaux qui rompaient l’unité, sauf les apolitiques qui n’auraient pas levé le petit doigt pour… » Le tuyau de la pipe se brisa avec un bruit sec entre ses dents. Il récupéra le fourneau qu’il lorgna tristement, tandis que son talon écrasait les cendres éparpillées. Puis il soupira. « N’oublie jamais ce que je viens de te raconter, Jimmy. Mais enterre-le bien profond, comme une graine qui doit germer. »

Je ne saurais dire s’il voyait juste. Nous n’étions pas du même âge. Je n’étais pas encore né quand la Convention Constitutionnelle avait proclamé la République Populaire. Et je ne m’intéressais pas outre mesure à la politique.

En fait, mon adhésion fut l’aboutissement d’une lente progression. A West Point, je découvrais que mes meilleurs amis étaient ceux qui voulaient nous voir redevenir une puissance de premier plan. Non pas asservir d’autres pays, mais simplement secouer la tutelle russe. Des colloques revendicatifs clandestins, sur lesquels nos instructeurs fermaient les yeux, se transformèrent peu à peu en meetings préconisant l’action directe. Puis un libelle non autorisé… Après les examens de sortie, et quand j’eus mon affectation, je rendis de petits services, servant de couverture pour tel ou tel camarade, qui, sans moi, se serait attiré des ennuis, transmettant des bribes de renseignements confidentiels à des garçons qui affirmaient être privés de ce dont ils avaient besoin par une bureaucratie bornée, m’instruisant jusqu’au moment où je crus pour de bon que cette Société Stephen Decatur, dont on disait pis que pendre, n’était ni contre-révolutionnaire, ni fasciste, mais simplement patriotique et méconnue.

L’engagement définitif dans un groupe de ce genre intervient quand vous trouvez un prétexte pour disparaître pendant un mois (un petit voyage sac au dos avec deux gars, bien que mon colonel m’eût mis en garde contre ces permissions asociales qui peuvent nuire à votre carrière), et quand vous vous trouvez emmené dans un lieu secret où l’on vous initie. Là, un psychotechnicien expliquait que le traitement – drogue, privation de sommeil, chocs physiques – ne visait pas seulement à créer une série de réflexes permanents. Ceux-ci garantissent que l’on ne peut plus vous faire bavarder malgré vous sous l’effet du sérum de vérité. Mais la souffrance a aussi un résultat positif : c’est un rite de passage. Après ces épreuves, il est probable que vous ne vous laisserez pas corrompre.

Probable. Les probabilités peuvent changer suivant la valeur morale de l’individu, mais il ne la perd jamais complètement.

J’ignore encore comment je fus dépisté. Un courrier décaturiste avait mis ma cellule en garde contre certains micro-mouchards que l’on faisait ingérer à l’homme dans sa nourriture. Cet appareil réagit en fonction de la chaleur du corps et il faut des jours pour l’éliminer. Vu la somme harassante de travail que je fournissais – officiellement, en raison de la crise internationale, et clandestinement pour préparer notre coup – j’ai dû sans doute me montrer moins prudent.

Toutefois, on peut supposer que j’ai été coincé par simple hasard et non sur des soupçons précis, au cours d’un contrôle surprise. Si la police politique avait identifié des conspirateurs de premier plan, Mannix n’aurait pas cherché avec tant d’insistance à se servir de moi.

J’étais ébranlé, et je m’aperçus que je n’avais pas répondu à sa dernière question. Je l’ai fait d’une voix suppliante : « Mais, monsieur, sur l’honneur, je ne suis pas un traître. Je désire que notre pays puisse s’occuper davantage des affaires qui le concernent. Rien d’autre.

– Titisme. » Et comme il notait mon regard vaguement étonné devant ce terme nouveau, il le balaya du geste. « Je n’ai rien dit. J’oubliais qu’on a expurgé les livres d’histoire depuis mon jeune temps. Restons donc sur le plan pratique.

– Je… je peux… vous donner les noms des membres de ma cellule, monsieur. » Jack, dont la femme était enceinte ; Bill, qui n’épargnait jamais sa peine ; Tim… « M-mais il doit y en avoir d’autres dans la région, et… vous comprenez… certains savent probablement que je suis affilié. »

Mannix hocha la tête. « Très juste. Nous ne ferons rien contre ceux que vous approchiez. Il ne faut pas alerter l’organisation. Elle semble vraiment efficace. Ce Sotomayor… un vrai démon. Bon. Poursuivons. »

Il était patient. Des heures se sont écoulées avant que je puisse tenir des propos cohérents.

 

Cette fois, il eut l’occasion d’élever le ton. Se penchant par-dessus son bureau, il m’interrompit brusquement : « Vous vous considériez comme un patriote. Il n’en reste pas moins que vous prépariez une mutinerie. »

J’ai voûté le dos. « Non, monsieur. Vous pouvez me croire. Je veux dire, notre idée était… était…

– Était quoi ? » Dans son visage poupin réapparaissaient les yeux de Scrooge – Scrooge l’Avare.

« Écoutez, monsieur, à l’heure où la guerre civile a éclaté dans la Mère Patrie… entre Vassiliey et Kounine…

– Parti contre Armée.

– Vous dites ? » Je ne sais pas pourquoi j’ai essayé de discuter. « Mais, monsieur, d’après ce que j’ai entendu dernièrement, Vassiliev a conquis toutes les régions à l’ouest de… de l’Iénisséi… des millions d’hommes sous les armes… Il contrôle effectivement toute l’Europe occidentale.

– Vous ne savez pas interpréter les événements. La lutte primordiale se déroule entre ceux qui restent fidèles aux vues du Parti et ceux qui voudraient lui substituer une dictature militaire. » Il pointait l’index vers moi. « Des garçons comme vous, Dowling. »

Nous, membres du Decatur, nous nous l’étions juré dans nos réunions secrètes : plutôt être gouverné par les colonels que par les commissaires.

« Non, monsieur, non…, ai-je protesté. Vous le voyez bien, je ne suis qu’un soldat. Mais je sais… je sens les factions, ici comme ailleurs… L’air est empesté de complots, d’intrigues. Et que dire de Washington ? Savons-nous quels ordres nous recevrons – aujourd’hui ou demain ? Et la situation en Sibérie ?

– On vous en a informé à plusieurs reprises : le front est stabilisé et relativement calme. »

Mes facultés n’étaient pas amoindries au point de me laisser soupçonner que les officiels pouvaient estomper la vérité. J’ai répondu : « Je m’occupe de missiles. Dans l’opinion de tous les collègues avec lesquels j’ai discuté (et des garçons presque tous loyalistes, j’en suis certain), la stabilité du front est due au fait que l’un et l’autre camp sont amplement pourvus de fusées, de lasers et d’installations. Si tous deux y allaient à fond, ce serait le grand carnage. Sauf si nous, les Américains… nous maintenons l’équilibre. » Quelque chose a frémi en moi. « Qui va décider de l’objectif de nos oiseaux ? »

Mannix laissa passer un moment au cours duquel le silence devint pesant. Je restais assis, écoutant mon cœur cogner sur un rythme saccadé. La lassitude m’imprégnait comme l’eau une éponge. J’aurais voulu me dérober, me traîner à quatre pattes, me pelotonner dans le noir, tout seul. Désir plus violent que celui que j’avais de Bonnie ou des enfants, ou de voir le prochain lever de soleil, ou de tout ce dont j’étais privé. Mais il fallait continuer à répondre.

Enfin, doucement, gentiment presque, il m’a demandé : « Est-ce là votre opinion sincère ? Est-ce pour cette raison que vous conspiriez en vue de saisir le contrôle des armes lourdes ?

– Oui, monsieur. » Un vide s’ouvrait en moi, et je me suis libéré immédiatement de cette sensation. « Oui. Je crois… et la plupart des affiliés croient… que si un… un groupe responsable, ayant à sa tête des experts, commandait les bases de missiles, ces temps-ci… nos oiseaux ne seraient pas utilisés à tort. Par exemple, sur ordre des mauvais éléments de Washington risquant de pousser à… » J’ai relevé la tête.

« Somme toute, vos supérieurs faisaient valoir que leur but est d’obliger nos oiseaux à rester dans leurs nids, de maintenir l’Amérique hors du conflit. » Mannix souriait. « Comment savez-vous s’ils vous ont dit la vérité ? »

Je croyais en être sûr. Mais était-ce bien certain ? De grosses vagues arrivaient, lentement, sans fracas.

« Écoutez-moi, Jim, reprenait Mannix d’un ton pénétré. Tout au long de votre vie adulte, ils se sont joués de vous. Néanmoins, le peu que nous savons me prouve que vous leur êtes nécessaire. Vous êtes inscrit dans leurs listes pour exercer le commandement ici même, à Reed, dès que la mutinerie aura éclaté. Je ne serais pas autrement surpris qu’ils vous, aient préparé la voie de longue date – d’où vos promotions accélérées dans le service. Les preuves ne… Mais pour l’instant, vous devez pouvoir entrer directement en contact avec les échelons supérieurs de la Société.

– Hoon… » Et je répétais : « Hoon… hoon… »

Mannix débordait de cordialité. « Eh bien, si nous en parlions plus longuement ? »

 

Je ne me souviens pas qu’on m’ait ramené dans mon lit. Ce qui s’impose à moi est la façon dont je me suis réveillé, haletant comme si l’air me manquait, ne voyant rien que ténèbres, ne trouvant rien entre mes doigts crispés sur mon aine.

Je me suis retourné sur le ventre, j’ai cramponné l’oreiller, j’ai enfoncé la toile dans ma bouche. Je pensais, je disais Bonnie… Bonnie… ils ne m’ont laissé que ce moyen de te rejoindre. Je suis à toi, Bonnie, comme je suis au Chuck et à la petite Joan que tu m’as donnés, et au diable le reste !

(« Même pour un homme dans la trentaine, me chuchotaient des professeurs, des intellectuels, des fonctionnaires, des artistes fréquentés au cours des années, ou même pour un adolescent, l’atavisme romantique n’est pas digne d’un bon patriote. L’essentiel dans la vie d’un homme est son devoir à l’égard du peuple et la préparation de l’avenir. » L’écho revenait, se répercutait.)

J’ai agi en renégat, disais-je à ces trois que je chérissais. J’ai risqué – et perdu – les rares choses qui seules comptaient, qui seules nous appartenaient. Il n’y a aucune raison valable pour que je reste avec les Decaturistes, Bonnie… pour que tu blêmisses devant telle restriction ou tel ordre, ou en apprenant la disparition soudaine d’un voisin. Aucune raison, rien qu’une règle générale. Je vous ai fait tomber dans le piège où je suis moi-même. Il m’incombe à présent de vous en faire sortir, par n’importe quel moyen.

(« Il devrait n’y avoir que peu de sang versé, nous disait l’homme de liaison, dont le visage ne nous était pas révélé. On prévoit que les hostilités resteront au point mort pendant les deux ou trois semaines qui nous sont nécessaires. Le moment venu, nos partisans se soulèveront, désarmeront et chasseront tous ceux qui s’opposent à nous. Nous pouvons espérer saisir la plupart des bases. Etant donné qu’on peut rapidement changer l’objectif des missiles modernes, nous serons à même de frapper n’importe quel point du globe, et pratiquement tout engin mis en orbite. Mais nous ne le ferons pas. Cette simple menace devrait nous tenir à l’abri d’une contre-offensive. Nous ne céderons pas, nous réaliserons notre dessein : garder nos mains pures du sang de millions d’Américains, tout en leur restituant le droit à l’autodétermination dont ils pouvaient user jadis. »)

Livre donc les Decaturistes aux Communistes. Que tous ces istes s’entretuent, qu’ils laissent les hommes en paix !

(« Mon ami, mon pauvre ami ! soupirait Mannix. Vous ne seriez pas naïf au point d’imaginer que les Asiatiques ne jouent pas un rôle là-dedans. Vous-même, à ce que je vois, vous avez pris part à notre largage de munitions sur toutes les zones rebelles, en Inde. Pourquoi n’essaieraient-ils pas de semer la zizanie dans notre bloc ? Pourquoi n’auraient-ils pas conseillé, équipé, aidé de leurs subsides la haute direction de votre (ô combien patriote !) Société Stephen Decatur ? Que l’Union Soviétique provoque sa propre ruine (épilogue le plus vraisemblable si l’Amérique n’intervient pas), que nous laissions faire, et notre pays, oui, pourrait dominer le Bloc Occidental. Mais nous ne sommes pas en mesure de conquérir l’autre. Vous le savez bien. L’héritage irait aux Jaunes. Il se peut que les Russes nous tiennent, que vous considériez nos dirigeants comme leurs marionnettes. Mais du moins sont-ils des Blancs. Ils partagent avec nous toute une tradition. Enfin, Jim, ne nous ont-ils pas aidés à nous relever après la guerre ? Ils nous ont laissé nous réarmer, justement pour que nous protégions mutuellement nos arrières – eux sur l’Ancien Continent, nous sur le Nouveau… Sauriez-vous prouver que votre Société n’est pas un outil forgé par les Japs ? »)

Non. Mais je peux dire que nous avons des fusées, ce qui nous vaudrait une partie des tirs japonais en cas de conflit général. Nos politiciens nous font courir au suicide, Bonnie, quoi que je fasse. L’Amérique se serait déjà déclarée pour un côté ou l’autre si elle n’était pas divisée. Tu te rappelles ton Shakespeare ? César a conquis tout le monde connu, puis il est mort, et Antoine et Octave se disputent ses dépouilles. Ce qui paralyse l’Amérique est et ne peut être qu’une lutte silencieuse à Washington. Pas tellement silencieuse, d’ailleurs : il nous vient les échos de certains mouvements de troupes, de « manœuvres » sous commandements séparés dans les États de la Côte atlantique. Où nous réfugier, Bonnie ?

(« Nous avons des raisons de croire, nous disait l’envoyé politique lors d’une réunion, que le conflit fut suscité, au moins jusqu’à un certain point, par des agents provocateurs agissant pour les déviationnistes asiatiques. Des agents qui ont passé ces vingt dernières années sous le masque de citoyens soviétiques et creusé leurs galeries comme des larves pour atteindre le sommet. Nous souhaitons sincèrement que le différend soit réglé par des moyens pacifiques. Sans quoi, messieurs, votre devoir sera de frapper en exécutant les ordres donnés, pour mettre un terme à cette guerre avant que la Mère Patrie du Communisme ait subi un dommage irréparable. »)

Il n’y a nul refuge possible, Bonnie aux Yeux Clairs. Nul moyen pour nous de rejoindre le parti des anges. Et puis, les anges n’existent pas.

(« Oui, bien sûr, j’ai entendu le même baratin, disait Jack, mon camarade de cellule. Si nous maîtrisons ces bases et refusons d’intervenir dans la bagarre, des vies et des trésors culturels seront sauvés, l’équilibre des forces sera maintenu. Mais oui ! Réfléchis, mon vieux. Sotomayor et les autres, que penses-tu qu’ils veulent, en réalité ? Ne serait-ce pas de voir la guerre faire rage ? Peu importe qui frappera le premier. Les Kouninistes peut-être, en s’imaginant qu’ils feraient mieux de soutenir une junte américaine avant que le gouvernement réagisse. Ou les Vassiliévistes, qui sont dans une situation où on ne peut pas s’offrir un compromis. Mais en tout cas, quel que soit le plus fort, les Soviets se retrouveront du jour au lendemain les petits frères de la famille. Et c’est nous qui, pour changer, leur dirons quoi faire. »)

Ne crois pas que je sois entièrement cynique, Bonnie. Je préfère ne pas admettre que nous avons introduit Chuck et Joan dans un monde de loups et de chacals – surtout quand tu souhaites me donner d’autres enfants. Non, j’ai simplement changé d’opinion : je me suis prouvé que notre meilleure chance – la meilleure chance de la race humaine – réside dans le gouvernement légitime des États-Unis, tel qu’il est défini par la Convention Constitutionnelle populaire.

 

Le lendemain, Mannix me confia à ses spécialistes en interrogatoires, et ceux-ci me posèrent plus de questions que je ne croyais avoir de réponses pour les satisfaire. Un cachet de trankstim me maintenait lucide mais indifférent. J’avais l’impression de me commander à distance.

Entre autres choses, je leur ai montré qu’un Decaturiste disposant de l’équipement adéquat établissait le contact avec des camarades situés n’importe où, et qu’il n’avait sans doute jamais vus, ou avec des dirigeants dont il avait toujours ignoré l’existence. Le système suscitait l’intérêt de la police politique, mais les techniciens manquaient de moyens pour le percer à jour.

Problème : Comment établir un réseau de communication clandestin ?

Dans la pratique, on utilise surtout la bonne vieille boîte aux lettres. Il est impossible d’éplucher la totalité d’un courrier. Les autorités doivent se borner à épier la correspondance des individus suspects – ceux qui ont peut-être le moyen d’expédier ou de recevoir les lettres sans être remarqués.

Il arrive pourtant qu’on ait besoin de transmettre un message au plus vite. Le téléphone ne vaut rien, naturellement, puisque les ordinateurs peuvent surprendre les conversations en permanence. Il n’en est pas moins vrai que ces mêmes machines, ou leurs sœurs, sont souvent nos agents de liaison.

Dites-vous bien que nous avons à présent des millions d’ordinateurs, tous reliés entre eux. Ils effectuent un travail inimaginable, tel que la tenue des archives et des factures, le fonctionnement d’appareils automatisés, les calculs pour les planificateurs officiels. Ils déterminent les organisations, suivent pour ainsi dire chaque citoyen pas à pas, etc., etc. Bien plus encore que celui du courrier quotidien, le volume des informations transmises par eux déborderait les censeurs humains.

Moyennant les codes nécessaires, programmeurs et autres techniciens peuvent pratiquement expédier n’importe quoi n’importe où. Les réponses imprimées ne sont qu’une suite de chiffres pour les profanes qui ne savent les interpréter. Une fois la chose faite, la carte est recyclée, les traces électroniques effacées comme par simple routine. Le message quitte le bureau sans laisser de double.

Evidemment, on réserve le procédé pour les cas de première urgence. Je l’avais utilisé deux ou trois fois, à l’insu de tous, puisque mon travail exigeait que je prépare ou reçoive des calculs ultrasecrets.

Je n’ai pu fournir aux hommes de Mannix nos différents codes, excepté le tout dernier qu’on m’avait fait tenir. Chaque message était chiffré une nouvelle fois en cours de route, suivant des programmes insérés au plus profond des banques de données des ordinateurs concernés. Mais j’avais la possibilité de mettre Mannix en relation avec un des proches de Sotomayor. Ou, pour être exact, je pouvais m’y mettre moi-même.

Ce qui arriverait ensuite restait incertain. Nous ne pouvions dresser des plans précis. Mes ordres étaient d’agir au mieux, et si ce mieux s’avérait satisfaisant, je serais amnistié et récompensé.

On m’a fait répéter mon rôle jusqu’à le savoir par cœur, et il me fallut apprendre quelques détails, entre autres des numéros de téléphone. Simulateurs et procédés de renforcement accélérèrent l’opération.

Mes frères allaient peut-être m’égorger immédiatement par une regrettable mesure de précaution. Mais cela ne me semblait pas émouvant. La drogue ne me laissait d’autre sentiment que le désir d’en finir vite.

Dans le meilleur des cas, j’étais sûr d’être interrogé, sondé, encéphalogrammé, passé aux rayons X, afin de prouver que je ne recélais rien de métallique ni de radioactif. On me prendrait probablement un peu de sang, de salive, d’urine et de moelle épinière. Les espions ont depuis trop longtemps utilisé des produits chimiques et des implants.

En tout cas, les hommes de Mannix avaient une arme toute prête pour moi. Pas une arme qui fût déjà connue dans les corps de troupe. Et je me demandais à quoi d’autre travaillait le laboratoire de la police politique. Je me demandais même si certaines personnalités qu’il eût été maladroit de désavouer publiquement avaient bien succombé à des crises cardiaques.

« Je n’entrerai pas dans le détail, m’a expliqué un technicien. Étant donné votre instruction, vous pouvez imaginer par vous-même le principe général. C’est la micro-version d’un fusil atomique, enrobée de plomb pour échapper aux détecteurs. Vous pressez (on vous montrera comment) et le dispositif s’ouvre : un élément radioactif bombarde un autre corps qui libère des neutrons lesquels font exploser les particules fissibles contenues dans l’une des dix chambres du magasin. »

Malgré le flegme dû aux tranquillisants, la peur m’a arraché un petit sifflement. Si l’on réunit les isotopes, les configurations et la protection voulus, la masse critique se réduit à quelques grammes et l’on peut expédier l’énergie au moyen d’un minilaser. Je le savais déjà. Dans le système en question, le minimum devait se chiffrer en milligrammes, et l’efficacité approchait 100 p. 100 si vous pouviez libérer les neutrons en visant à partir de votre propre corps.

Pourtant… « Il y a fatalement un composant qui se laissera détecter si je suis soumis à un examen sérieux », ai-je fait remarquer.

Le technicien souriait. « Je doute qu’on le fasse, là où nous pensons. Nous vous équiperons demain matin. »

 

Comme il fallait m’entraîner à manier l’arme, je ne fus pas dopé. Je prévoyais une certaine gêne. Mais quand je pénétrai dans une pièce encombrée d’instruments, sans avoir pu absorber une seule miette de mon petit déjeuner, je me mis brusquement à trembler.

Deux hommes de la P. P. (des inconnus) m’attendaient. L’un portait une longue blouse de labo, l’autre une tunique de docteur. Mon gardien annonça : « Dowling », referma la porte sur lui et me laissa seul en présence des deux personnages.

Blouse de labo était maigre, chauve et d’aspect renfrogné. « Okay, m’a-t-il lancé. Déshabillez-vous et commençons. »

Le Doc, un blond quelque peu bedonnant, a éclaté de rire. Il se fout de moi, décidai-je en ressentant une envie soudaine de le tuer. « Revue d’arme individuelle, mon cher ! »

Je me suis souvenu de Bonnie et j’ai rangé mes vêtements sur une chaise. Les yeux des deux hommes se sont portés vers mon pubis. Moi, je n’aurais pas pu. J’avais serré les mâchoires et les poings d’un même effort, et je regardais fixement le mur derrière les deux hommes.

Le Doc s’était assis. « Plus près », m’a-t-il ordonné. J’ai obéi et je l’ai senti palper ce qui me restait. « Ah ! Les balles, mais pas le mousquet, hein ? » Il gloussait comme une poule.

« Ferme ça, le comique ! » est intervenu Blouse de labo en lui tendant un compas. Et j’ai su qu’ils mesuraient le moignon.

« Ils auraient dû en laisser un peu plus, a grommelé Blouse de labo. Au moins deux centimètres. »

Le Doc a haussé les épaules. « Bah ! Cette glu collerait aussi bien le tout sur son nombril. »

« Oui, mais les gadgets ne peuvent pas être rechargés. Il faudra lui en mettre quatre ou cinq aujourd’hui avant le définitif, et juste des colliers élastiques pour les maintenir en place. Je vais m’amuser. » Blouse de labo traîna les pieds jusqu’à un établi où il s’affaira.

« Jetez donc un coup d’œil à votre nouvel instrument, m’a suggéré le Doc. Superbe, hein ? De quoi faire loucher tous les voisins. Et quelle révélation pour votre femme ! »

La vague était rouge, pas noire, et elle avait un goût de sang. J’ai foncé, j’ai refermé les doigts autour de la gorge de l’homme. Je hurlais… je ne sais plus quoi… peut-être : « Tais-toi, sale pédale, tais-toi avant que je te tue ! »

Il geignait, mais ensuite son gosier n’a plus laissé sortir qu’un gargouillis. Blouse de labo est intervenu. « Arrêtez tout de suite ! Arrêtez ou j’appelle un gardien ! »

J’ai lâché prise, je me suis effondré par terre (le froid du ciment pénétrait mes fesses, gagnait le long de mon échine, de ma cage thoracique) et j’ai lutté pour ne pas pleurer.

« Salaud ! grinçait le Doc. Je vais porter plainte, n’aie pas peur.

– Tu ne feras rien du tout. Encore un mot et je te signale. » Blouse de labo s’accroupit, mit un bras sur mon épaule. « Je comprends, Dowling. C’est beau de votre part d’être volontaire. On vous rendra ça pour de bon quand vous aurez terminé. Ne l’oubliez pas. »

Volontaire ?

Mon rire explosa. Je me convulsais, rugissais, roulais sur le sol, frappais et frappais encore le ciment à coups de poing, et mes muscles souffraient toujours de ce rire impitoyable quand j’ai fini par revenir au silence.

Après cela et un court répit, je me suis senti très calme – froid, composé, capable d’agir comme il fallait. La précision de mon tir s’est vite améliorée, jusqu’au moment où j’ai troué le cercle du milieu à chaque coup.

« Vous avez dix charges, m’a rappelé Blouse de labo. Dix, pas davantage. Vu l’étroitesse du rayon, la tête constitue la meilleure cible. Au cas où l’arme serait malgré tout détectée, ou si vous êtes coincé pour une autre raison, pressez vers l’intérieur en appuyant sur le bout – comme cela – et elle se détruira elle-même. Vous serez mis en miettes, et vous vous éviterez de passer un sale moment. Vu ? Répétez. »

Il n’a pas cru devoir me souhaiter bonne chance à la fin de cet entraînement. (Le Doc, lui, boudait trop pour ouvrir la bouche.) Sans doute avait-il dosé sa sympathie au préalable. Stricte efficacité, tel est le seul idéal de la P. P. Mannix avait certainement donné l’ordre de préparer l’arme dès l’instant où je m’étais trouvé pris, ou même avant, ce qui est plus vraisemblable.

Mon gardien avait passé toutes ces heures à m’attendre. Il ne bronchait pas. J’eus beau me dire que c’était une simple mesure de sécurité, j’aurais baisé les mains de Mannix, car il me plaisait que ce type – cet unique témoin – sache l’homme que j’étais vraiment.

Le lendemain, j’ai expédié mon premier appel aux Decaturistes. Un texte bref. J’avais des nouvelles importantes (ma disparition pendant près d’un mois rendait l’histoire plausible) et j’étais prêt à rejoindre différents lieux de rencontre aux dates et heures que j’indiquais.

Avant de partir la première fois, j’absorbai un stim avec un rien de trank dans une de ces capsules qui collent au tissu stomacal et mettent trois cents heures à se dissoudre. Nul ne prévoyait que j’aurais besoin de plus de temps avant que la rançon métabolique dût être payée. Un test sanguin révélerait sa présence, mais puisque je transportais un message d’intérêt vital, pourquoi ne me serais-je pas octroyé une superdose ?

Je n’ai vu venir personne. J’ai regagné ma chambre et attendu. La hantise de Bonnie… effet secondaire quand chaque cellule travaillait dans ma tête. Rien de sentimental : je la désirais, il me fallait écarter, chasser les souvenirs – des yeux, des lèvres, des seins que je sentais sous mes doigts, jusqu’au moment où ma main descendait plus bas… Des heures durant, j’ai appris comment on devient machine.

 

Ils m’ont contacté au deuxième endroit mentionné sur ma liste, peu après minuit. Un bar situé dans un village de boutiques et de lieux de plaisir, non loin de la Base. Pas le resplendissant New West géré par l’État et où j’aurais été le point de mire des officiers, ingénieurs et fonctionnaires pouvant se payer le luxe d’y porter leur clientèle. C’était un boui-boui miteux situé dans le mauvais quartier, et que dirigeait un couple d’ouvriers prenant sur son temps libre. De la musique (chansons obscènes principalement) jaillissait d’un magnétophone à vous écorcher les oreilles et l’alcool était un tord-boyaux servi dans des gobelets qu’on rinçait rarement. J’étais quand même obligé de jouer des coudes à travers la presse et la fumée (marijuana et tabac mêlés). L’atmosphère puait la sueur.

Chaque année, on voit de plus en plus de ces bouges. Je suppose que le gouvernement se borne à des déclarations officielles pour déplorer leur existence. Il faut au peuple quelques joies non réglementées. Ou, si vous préférez reprendre une blague éculée : « Quelle est la période de transition du socialisme au communisme ? L’alcoolisme. »

Une fille en robe collante me fit des offres intéressées. Elle n’était pas laide, dans le genre mince. Un mois plus tôt, je lui aurais simplement répondu non, merci. Mais la drogue même ne put m’empêcher de crier : « Fous le camp, putain ! » Elle recula, effrayée, et je m’attirai les regards de ceux qui nous entouraient. Vêtu d’un costume civil bon marché, j’étais censé passer inaperçu. Jim Dowling, officier, spécialiste en fusées, agent triple, superman… de quoi rire ! Je réussis à gagner le bar. Deux gobelets lampés cul-sec me calmèrent les nerfs, et la bande qui se soûlait autour de moi oublia mon existence.

J’avais presque décidé de partir, quand un doigt a tapoté mon bras. Un petit homme absolument insignifiant était là. « Excusez-moi, dit-il. Ne seriez-vous pas Sam Chalmers ?

– Non, je suis son frère Roy.

– Très bien, très bien ! Votre père m’a beaucoup parlé de vous deux. Je m’appelle Ralph Wagner.

– Oui, il m’a dit votre nom une fois. Ravi de faire votre connaissance, camarade Wagner. »

Nous avons échangé une poignée de main et bavardé un moment de choses et d’autres. Les signes discrets que nous avions utilisés étaient sans doute périmés, mais il tenait évidemment compte de ce que j’avais été hors contact. Bientôt, nous sommes sortis.

Une voiture portant les initiales du Service de Sécurité se trouvait perchée sur le trottoir. Deux hommes à l’allure imposante et vêtus d’uniformes patientaient à l’intérieur. Nous les rejoignîmes, les turbines ronronnèrent et l’auto démarra. Un des deux hommes actionna un bouton. Une plaque d’acier descendit, nous isolant tous trois à l’arrière. Les portières que je voyais sont devenues opaques. Je n’avais pas à savoir où nous allions. J’ai évalué l’accélération et, par là, notre vitesse. Environ 300 kilomètres à l’heure. Pas mal, même pour un véhicule de la police !

D’après ce que Grand-père me racontait, ç’aurait été une pure folie avant la guerre. Les automobiles étaient si nombreuses que la plupart du temps elles pouvaient tout juste se traîner sur les routes. Dans mes plus anciens souvenirs de gosse, je retrouvai la satisfaction du gouvernement de voir le problème désormais résolu.

Le vent sifflait le long de la carrosserie. Une légère vibration parcourait mes membres. La lumière du plafonnier était singulièrement faible. Le colosse assis à ma gauche et le petit homme à ma droite me coinçaient.

« Okay, grommela enfin le premier. Qu’est-il arrivé ? »

Le prétendu Wagner s’est immédiatement interposé : « Je vais poser les questions. » L’autre ferma le bec et se renfonça en arrière. C’était probablement lui qui me tuerait si la chose devenait nécessaire, mais il n’avait pas d’ordres à donner.

« Nous étions inquiets à votre sujet. » Wagner s’exprimait aussi doucement que Mannix. Avec un âpre plaisir, j’ai enregistré le fait qu’il ne souriait pas.

Dans mon isolement, j’ai essayé une pointe d’humour : « Et moi, je m’inquiéterais que vous ne l’ayez pas été.

– Alors ?

– J’ai été appelé pour des conférences ultrasecrètes. On m’a promené à droite et à gauche – jusqu’en Europe – au milieu d’un luxe de précautions. »

Le costaud proféra un juron. Wagner attendait la suite.

J’ai continué : « Ils ont eu vent de nos projets.

– Je ne connais pas d’autre disparition que la vôtre », observa Wagner d’une voix sans timbre.

J’ai riposté : « Vous le regrettez ? »

Il a haussé les épaules. « Non, peut-être pas.

– En fait, on ne m’a rien dit concernant des arrestations, et il n’y en a peut-être eu aucune. Ce dont ils ont parlé… c’est la Société, les Asiatiques. Ils nourrissent cette idée fixe, que l’Axe Pékin-Tokyo a mis la main sur nous. On a parlé de certains « indices douteux ». Outre cela, les propos autorisés ou semi-autorisés sur la « légalité socialiste », le « socialisme américain », et le reste. Roger Mannix (entre parenthèses, il semble occuper un poste élevé dans la P. P. et il est très fort ; je vous conseillerais de le mettre hors de combat), Mannix prend ces signes plus au sérieux que je ne l’aurais cru de la part d’un membre de l’appareil. » Je me suis éclairci la gorge. « Je vous fournirai tous les détails que vous voudrez. L’essentiel est ceci : les autorités ont admis qu’elles risquent de se trouver en face d’un complot visant à s’emparer des bases lance-missiles. Peu importe qu’elles disposent ou non des données nécessaires pour en tirer la conclusion logique. Ce qui prime, c’est que telle est leur conclusion.

– Et ces salauds ne se trompent pas, bon Dieu ! » gronda le gorille. Il assena un coup de poing sur son genou.

« Que proposent-ils de faire ? demanda Wagner, comme si j’avais révélé que le gouvernement voulait réduire la ration d’œufs.

– C’était une question… épineuse. » Je regardais droit devant moi, les yeux fixés sur la cloison d’acier. « Ils n’osent pas boucler les installations et les confier à la P. P., qui ignore la différence entre un rapport de masses et un trou dans le sol. Ni procéder à des purges dans le personnel en vue de conserver des équipes squelettiques mais fidèles, car ils ne sont pas encore sûrs de savoir envers qui ces équipes jugeraient préférable d’être loyales. Oh ! croyez-moi : j’ai vu là-bas des généraux et des commissaires grouiller comme des crapauds dans un vase de nuit. » J’ai tourné la tête, affronté les yeux de Wagner. « Et n’en doutez pas, nous avons de la chance qu’ils aient mis un Decaturiste dans ces réunions. »

Une fois de plus, malgré les tranquillisants et les stimulants (avec quelle netteté je voyais les rides formées autour de sa bouche, j’entendais le sifflement de l’air que fendait le véhicule, je ressentais le frisson de la vitesse, le hérissement des cheveux, la sécrétion des glandes, les tripes qui se nouent tout à coup !), une fois de plus, la peur était en moi, et sous cette peur, il y avait un grand vide. Mon voisin de gauche tenait peut-être un pistolet braqué à quelques centimètres de ma nuque.

Wagner a hoché la tête. « Ou-i… »

Bien que ce fut trop tôt pour éprouver un soulagement, j’ai compris que j’avais déjoué le premier chien de garde. La Société aurait pu exercer une surveillance rigoureuse, et Wagner aurait détenu la preuve qu’il n’y avait jamais eu un seul déplacement groupé de spécialistes des missiles.

Invraisemblable, affirmait Mannix. La Société n’était quand même pas omnipotente. Espionner les mouvements de chaque individu qui n’en faisait point partie était une idée absurde.

« Ont-ils pris une décision ?

– Oui. »

J’avais beau faire, essayer de lui conserver un volume moindre, ma voix semblait faire vibrer chaque os de mon crâne. « Le personnel américain sera remplacé par des étrangers jusqu’à ce que la crise ait pris fin. Vous n’êtes pas sans savoir, je suppose, que l’Europe de l’Ouest a des spécialistes en fusées, nombreux et compétents. Pour des travaux civils, naturellement, mais ils peuvent néanmoins faire face à des tâches militaires. Et ils obéiraient sans se soucier d’où leur viendraient les ordres. Surtout les Espagnols et les Français, si l’on songe à quel point les purges ont maté leurs pays. Bref, ils ne prendraient aucune part au jeu : ils ne seraient que les pièces de la machine. »

Mon ouïe aiguisée l’a entendu exhaler un léger soupir. « Quand ?

– Je ne sais rien de certain. Une action de ce genre exige d’être d’abord étudiée et mise au point. Deux… trois semaines ?

– Bien sûr. Bien sûr. » Wagner me cloua du regard. « Si votre rapport est exact. »

J’ai précisé à sa place : « En d’autres termes, si je dis bien la vérité.

– Soyez juste, colonel Dowling : nous sommes tenus de vous tester, de vous examiner. Et nous affronterons un obstacle infranchissable : le conditionnement qui doit vous éviter de trahir les secrets involontairement.

– Au total, vous feriez mieux de foncer en vous fiant à moi… Surtout après tant d’années.

– Je pense que ça se décidera en haut lieu. »

 

Ils m’emmenèrent dans une salle garnie d’appareils, située je ne sais où, et me soumirent aux épreuves. Ils ne montraient pas plus de rudesse qu’il ne fallait, mais une attention extrême. Peu importe le détail de ces dix ou douze heures. La minutie dont ils ont fait preuve ne suffisait pas. Mon immunité et mon histoire préparée y résistaient. Les tests physiques n’ont révélé aucun point suspect. Mannix avait dit : « Je prévois qu’une inhibition trop profonde pour qu’ils en aient conscience empêchera l’idée de leur venir à l’esprit. » J’étais d’accord. C’était la réalité qui m’avait surmené.

Ensuite, on m’a fait manger et (comme j’avais reconnu être bourré de stim) dormir sous l’effet d’un soporifique. Cela n’a pas supprimé certains cauchemars dont le souvenir m’épouvante encore. Mais quand j’ai pu me réveiller, je me sentais reposé et prêt à l’action.

La question était de savoir si on me ferait agir. Mannix espérait que je fusse amené en contact direct avec des personnages haut placés dans l’organisation, dont je pourrais tirer certains renseignements sur leurs plans et l’identité de leurs chefs. Mais peut-être serais-je renvoyé purement et simplement à mon poste. Mon histoire précisait que j’avais sollicité une courte permission en laissant entendre à mes supérieurs que je fréquentais une fille hors de la ville.

Mes gardiens, deux jeunes gens devenus à présent très affables, ne voyaient pas du tout quelle serait l’issue de l’aventure. Nous avons commencé un poker, pour nous retrouver finalement à bavarder. Ceux-là étaient des clandestins en permanence. J’ai voulu savoir ce qui leur avait fait abandonner leur véritable identité. Le premier m’a répondu : « Oh ! j’ai été pris à rédiger des pamphlets, et j’ai été obligé de fuir. Ce qui m’a conduit à la Société, c’est… ma foi, des tuiles qui se sont accumulées : par exemple, quand je travaillais comme mineur et qu’ils ont porté le rendement exigible à un chiffre trop élevé pour que les dispositifs de sécurité restent efficaces. Un effondrement a tué un de mes meilleurs camarades. »

L’autre garçon, plus livresque, m’a répondu gravement : « Je crois en Dieu. »

J’ai levé les sourcils. « Vraiment ? Nulle loi pourtant ne vous interdit de fréquenter l’église. Vous ne pourriez sans doute pas obtenir un emploi, et sûrement pas un acquittement, mais…

– Là n’est pas la question. J’ai entendu des tas de prêcheurs, dans tous les coins. Des phonographes au service de l’État. L’Évangile Social, vous voyez ça ? Non, j’ai idée que vous ne voyez pas. »

Wagner est arrivé peu après. Son calme de surface était comme un tissu en dacron claquant dans le vent. « Nous avons reçu un message, Dowling. Ils veulent vous poser des questions, savoir votre opinion, vos impressions, vous qui étiez le seul d’entre nous à être présent.

– Ils ?

– L’équipe de tête. Sotomayor et ses principaux administrateurs. Tenez. » Mannix me présentait un portefeuille. « Nouvelle carte d’identité, permis de circuler, carte d’alimentation et divers accessoires, dont deux photos de famille. Voyez bien tout cela. Nous partons dans une heure. »

C’est à peine si j’ai entendu la fin. Alfredo Sotomayor ! Personnage presque légendaire, qui coiffait l’ensemble de la Société !

J’avais échafaudé mille suppositions à son sujet. On savait peu de chose. Son visage ornait en permanence les murs des bureaux de poste, visage d’un homme recherché pour une foule de crimes majeurs, d’un personnage fort et dangereux. Le texte faisait à peine allusion à son importance politique, car le gouvernement ne voulait pas éveiller une trop grande curiosité. L’histoire reconstituée par moi au cours de ma longue période d’approche voulait qu’il eût été un boutefeu dans sa jeunesse, puis un brillant organisateur, et que l’âge mûr faisait de lui un penseur doublé d’un philosophe travaillant à établir un projet de « pays libre » – quel que fût le sens exact du terme. J’avais demandé un exemplaire de ses écrits. On me les refusa. Leur possession était jugée néfaste. Pourquoi risquer sans nécessité de perdre un homme utile ?

J’allais donc connaître Lucifer le Rebelle, l’ange déchu que je serais encore en train de servir si la police politique n’avait pas mis la main sur moi et les miens.

Non que les doigts de Mannix se fussent refermés sur Bonnie et les petits. Ils le feraient seulement au cas où je ne viendrais pas à bout de ma propre rébellion. Camp La Pasionaria… Et ce Sotomayor, qu’était-il pour moi ?

Comment admettre qu’un terroriste, métis d’Italien ou d’Espagnol, ressentît un intérêt sincère pour l’Amérique blanche, sinon dans le but inavoué de la mettre au pillage ? Après tout, on n’avait pas voulu me montrer ces fameux écrits.

« Ça va bien, Jim ? m’a demandé le garçon qui croyait en Dieu. Tu m’as l’air un peu pâle. »

J’ai marmonné : « Oui, je suis en forme. Mais je ferais mieux de m’asseoir, le temps d’apprendre mon nouveau nom. »

Une fausse voiture de la Sécurité, vitres aveuglées, avait pu me conduire jusqu’à un repaire sacrifiable comme celui-ci, isolé dans un coin perdu des collines. Mais le procédé était trop voyant pour une réunion qui rassemblait le cerveau, le cœur, et peut-être la moelle épinière du Decatur. Wagner et moi emprunterions donc les transports publics.

Nous avons gagné à pied la gare la plus proche – un trajet de deux ou trois kilomètres. J’aurais apprécié ce soleil, ces bois, cette paix illuminée de criants d’oiseaux, si Bonnie s’était trouvée à mes côtés (et moi complet physiquement… complet !) Mais là, avec Wagner… nous ne parlions ni l’un ni l’autre. Au kiosque de la gare j’ai acheté une revue. J’ai lu des textes concernant les prévisions officielles pour notre avenir, le temps que le train arrive avec une heure de retard. Pour quelque raison inexpliquée, il a perdu une heure encore avant de se remettre en route, et presque autant sur notre parcours. Plusieurs fois, le wagon trembla sous les bangs des jets militaires. Il n’y avait là rien d’exceptionnel, surtout en période de crise internationale. La République Populaire possède une force aérienne puissante et nombreuse.

Notre destination était Oakland. Nous y sommes arrivés à 20 h, au moment où les usines fermaient, et nous avons rejoint la foule des piétons. Je n’aime pas les citadins. Ils sentent mauvais et ont l’air crasseux. Bien sûr, ce n’est pas leur faute ; quand le savon et l’eau chaude sont rationnés, des gens entassés dans une grande ville ne peuvent se nettoyer. Mais cette malpropreté va plus loin que la surface de leur peau, sauf dans les districts ethniques, naturellement, où l’on trouve davantage de vie, mais qu’il est préférable de parcourir en groupes armés.

Wagner et moi avons trouvé un restaurant et tenu une conversation de petits directeurs de production en voyage d’affaires. Je me rends cette justice : j’ai bien tenu mon rôle. Et puis, cela écartait mes pensées de toute considération sur la nourriture et le service.

Nous sommes ensuite allés voir un film, une ânerie au sujet d’un jeune oisif volontaire qui rencontre une fille travaillant en collectivité. Quand ce navet et les informations politiques furent absorbés, nous étions arrivés à l’heure prévue pour la réunion. Personne ne nous avait arrêtés pour nous demander nos papiers, et les éventuels policiers en civil chargés de surveiller les rues s’étaient certainement désintéressés de nous jusqu’à présent. Un tramway grinçant nous conduisit dans un quartier extraordinairement prétentieux. La maison vers laquelle nous marchions maintenant était un grand édifice d’aspect vétusté implanté au milieu d’un vaste parc plein de l’odeur nocturne des roses.

Je m’étonnai. « N’est-ce pas un peu trop voyant ?

– Essayez donc de passer inaperçu dans un immeuble collectif ! a riposté Wagner. Les pauvres ont beau détester la police, la perspective d’une récompense leur donne des yeux et des oreilles pour renseigner la P. P. »

Il eut une brève hésitation, puis : « Comme vous finiriez de toute façon par le savoir, je peux aussi bien vous apprendre que nous sommes chez Lorenzo Berg, Directeur de l’Énergie Electrique pour la Californie du Nord. Il est des nôtres depuis qu’il a accompli son service militaire. »

Il me fut difficile de conserver un maintien normal. Ce fait à lui seul pouvait me permettre de racheter ma vie.

Une personne en vue est une personne surveillée. La tâche de Berg, au sein de la Société Stephen Decatur, consistait à créer l’image d’un fonctionnaire capable, qui n’avait pas d’ambitions pour l’avenir (et ne représentait donc pas une menace en puissance), mais qui se plaisait à organiser de petites réunions au cours desquelles des intellectuels plus ou moins farfelus échangeaient leurs idées sur les échecs ou les origines de lAustralopithecus. La plupart de ces occupations correspondaient à la réalité. Pour les autres, Berg connaissait l’art de neutraliser les enregistreurs installés dans sa maison et d’impressionner, ensuite, des bandes qu’on lui fournissait exprès pour eux. Naturellement, un capteur mobile aurait pu enregistrer ce que disaient vraiment les affiliés (car on n’allait pas jusqu’à brouiller les émissions), mais la P. P. avait bien trop de travail pour effectuer autre chose que de simples contrôles de routine chez ce doux excentrique.

Ainsi Berg était-il en mesure de fournir un décor innocent pour une réunion de la Société. Il pouvait également offrir un abri provisoire aux fugitifs. Et mettre à la disposition de toute la zone cet instrument beaucoup trop méprisé : une bibliothèque. Qui aurait cherché au-delà des reliures des livres ou des couvercles des micro-bobines ? Incontestablement, les services qu’il rendait allaient très loin, mais ne dégénéraient jamais en imprudences tapageuses.

Je ne garde de lui qu’un souvenir estompé. A ce point de vue, il tenait bien son rôle, même cette nuit-là, parmi tous ses invités. Mais n’incarnait-il pas plutôt son propre personnage ? On n’a pas besoin d’être un prophète aux yeux ardents pour servir une grande cause.

Un couple de ces fanatiques se trouvait sur la sellette. Chacun devait faire autorité dans sa partie. Mais l’un vantait sa spécialité, le sabotage massif, avec trop de complaisance pour mon goût. Nos missiles étaient des armes dissuasives, au rebours des germes du botulisme répandus parmi les femmes et les enfants. L’autre, un Noir, discourait sur le racisme russe. Je ne doute pas que ses références étaient exactes quand il montrait comment la composition du Politburo n’a jamais reflété vraiment l’ensemble des nationalités de l’Union Soviétique. Mais en quoi cela nous concernait-il, et pourquoi les yeux de l’orateur dardaient-ils des regards si peu aimables sur les Blancs présents dans la pièce ?

Les cinq ou six autres personnes réunies montraient toutes des allures sérieuses et réservées, sauf Sotomayor qui me fit un accueil souriant, puis s’assit discrètement pour prêter l’oreille. C’étaient des Américains moyens, autrement dit un groupe assez mélangé : un deuxième Noir, un Israélite si l’on jugeait d’après le nez (j’ai songé un bref instant à nos écoles, et comment elles enseignent que la République Populaire a supprimé les moindres inégalités sociales de l’ère impérialiste, injustices dont on nous donne la liste détaillée), une femme d’ascendance japonaise, et le reste qui me ressemblait… sauf encore Sotomayor, lequel, je pense, était un Indien de race presque pure. Son visage paraissait un peu trop long et trop fin, mais il avait bien les pommettes saillantes, cette peau brune qui garde une santé solide, des yeux sombres et pleins de vie sous ses cheveux blancs, les narines épatées, les lèvres sensibles. Vêtu avec élégance, il se tenait droit comme une lame, assis ou debout.

J’ai répété mon histoire. On m’a posé des questions fort pertinentes et j’ai fait front à toutes. Peut-être étais-je aidé par l’influence de Bonnie qui naguère m’avait beaucoup parlé de théâtre et persuadé de tenir à l’occasion quelques bouts de rôles. Le temps passait. Finalement, vers une heure du matin, Sotomayor s’est levé. De sa voix assourdie, mais restée très jeune, il a pris la parole : « Messieurs, je pense que nous en avons assez fait pour cette fois, et que nous risquerions d’éveiller les soupçons si les lumières du living-room continuaient à brûler plus longtemps par une nuit de semaine. Je vous prie d’envisager cette menace dont on vient de vous entretenir avec toute l’attention qu’elle mérite. Vous serez avisés de l’heure et du lieu de notre prochaine rencontre. »

Tous, sauf ceux qui résidaient hors de la ville, allaient dormir chez Berg. Celui-ci les conduisit à leurs lits. Sotomayor déclara qu’il se chargeait de me guider. Alors que nous gravissions un escalier monumental (comme le Fonctionnalisme Socialiste ne permettrait plus d’en construire aujourd’hui), il m’a pris par le bras et m’a proposé un dernier verre.

 

Il n’occupait pas un simple lit improvisé. Une chambre avait été débarrassée pour son seul usage. 

Bien que veuf, Berg entretenait une importante maisonnée. Ses quatre fils adultes profitaient de la rareté des appartements pour y rester avec leurs familles, évitant ainsi la transformation de cette demeure en immeuble collectif. Eux, et les épouses que leur avait choisies la Société Stephen Decatur, étaient depuis longtemps prévenus de rester passifs (sauf pour empêcher les gosses d’entendre certains propos) et de ne rien chercher à savoir des affaires de l’organisation.

Étant donné le nombre de personnes réunies sous son toit, l’habitude qu’il avait d’inviter des collègues en visite à passer la nuit, et le fait qu’il offrait toujours une ou plusieurs chambres quand ses petites réunions avaient vu couler trop d’alcool, Berg trouvait que ses hôtes ne lui attiraient pas outre mesure la curiosité de la police.

Tout bien considéré, je venais de pénétrer dans un véritable guêpier. Et c’était la reine des guêpes qui s’inclinait pour m’inviter à franchir sa porte.

Je voyais une chambre éclairée par une lumière douce, garnie de beaux meubles, et où l’on remarquait surtout des livres et une fenêtre panoramique. Cette dernière dominait toute une partie de la ville – vallées de lampadaires creusées à travers les ombres tassées des bâtisses – la Baie et une masse noire constellée de petites lumières qui était San Francisco. Une lune presque pleine faisait jouer sur la mer son éclat fragile. Un instant, je me suis demandé si les hommes retourneraient jamais là-haut. Les impératifs de la lutte contre les déviationnistes…

Bon sang ! Pourquoi penser à ça ?

Sotomayor ferma la porte et s’approcha d’une table sur laquelle étaient posés une bouteille, une carafe et un seau à glace qui devait être un héritage de famille. « Installez-vous donc, colonel Dowling, m’a-t-il dit. Je n’ai rien d’autre à vous offrir, mais le whisky vient tout droit de Glasgow. Énervé comme vous l’êtes, je suis sûr que vous avez besoin d’un remontant.

– Est-ce que… que ça se voit tellement ? » Comprenant la stupidité de cette question, je me secouais pour rentrer en possession de mes moyens. Le lendemain, quand le groupe aurait été dispersé, Wagner me ramènerait à la Base et je ferais mon rapport à Mannix. Ma tâche était de rester en vie jusque-là.

« N’en soyez pas surpris. » Sotomayor préparait les verres. « En fait, votre action a été d’un bout à l’autre remarquable. Et je vous sais gré de bien davantage que vos services, si exceptionnels qu’ils puissent finalement s’avérer. Car je suis heureux de savoir que nous possédons un homme comme vous. L’espèce est rare et précieuse. »

Je m’étais assis. Je ne cessais de me répéter que j’avais devant moi un ennemi. « Vous… vous me surestimez, monsieur.

– Non. Je suis depuis trop longtemps dans cette affaire pour me laisser prendre à des illusions. Au mieux, les hommes sont des créatures limitées – ce qui rend peut-être leurs efforts proportionnellement plus nobles, mais les limites demeurent. Quand un outil robuste et sûr se présente, nous l’apprécions. »

Il me tendit un verre, prit place devant moi et but une gorgée de son whisky. J’avais peine à affronter ses yeux, aussi douce que parût leur expression. Les miens me cuisaient. J’articulai tant bien que mal les premiers mots qui me semblaient propres à briser le silence. « Ma foi, puisque le fait d’appartenir à notre Société représente un tel risque, monsieur, pourquoi ses membres, quels qu’ils soient, ne seraient-ils pas… ne sortiraient-ils pas plus ou moins de l’ordinaire ?

– Oui, dans certains cas, par la force des choses. Nous avons accueilli des criminels – voleurs, assassins – quand ils semblaient pouvoir nous être utiles. »

Après un moment de réflexion, il ajouta lentement : « En vérité, les révolutionnaires – qu’ils soient décaturistes, membres d’autres groupes ou isolés dans leurs griefs personnels -, les révolutionnaires ont toujours obéi à des mobiles aussi variés que les types humains ordinaires. Certains sont idéalistes. Reconnaissons cependant qu’un idéal peut être néfaste, comme c’est le cas pour le racisme. D’autres veulent tirer vengeance d’un tort causé à eux ou à leurs proches par des fonctionnaires qui se sont parfois montrés sadiques ou corrompus, mais le plus souvent simplement incapables ou trop zélés dans un système qui ne permet pas au citoyen de faire appel. Certains encore espèrent acquérir la richesse, la puissance ou le renom sous un régime nouveau. Et certains sont des patriotes à l’ancienne manière qui veulent que nous nous détachions de l’empire. Ai-je raison de supposer que vous entrez dans cette dernière catégorie, colonel Dowling ? »

J’acquiesçai. « Oui. »

Le regard de Sotomayor plongea en moi, toujours plus profondément. « L’une des raisons pour lesquelles je désire vous mieux connaître est que je vous crois capable d’être amené à un idéal plus élevé. »

Je découvris avec une sorte de joie que j’étais suffisamment intéressé pour oublier le fait que je buvais l’alcool d’un homme qui voyait en moi un ami et un individu d’élite. « Pour vos fins personnelles, monsieur ? lui ai-je demandé. Vous comprenez, on ne m’a jamais dit à quoi, personnellement, vous aspiriez.

– Quand un rassemblement est aussi hétérogène que le nôtre, toute doctrine officielle aurait sur lui un effet de rupture. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire. L’histoire des mouvements communistes au siècle dernier en est une preuve suffisante. J’ai pioché la question, vous vous en doutez. On a du mal à exhumer les documents les plus authentiques, après tant de purges effectuées dans nos bibliothèques. Mais il est difficile de supprimer complètement un livre. L’imprimerie est une arme plus puissante qu’un canon, entre nos mains comme entre celles de nos maîtres. » Sotomayor sourit. « Voilà que je me laisse entraîner. Je vieillis. Bref, j’ai passé ces dernières années à essayer de mieux comprendre notre action, dans l’espoir de réaliser un jour ce qui est souhaitable.

– Et quelles sont vos conclusions, monsieur ?

– Imaginons que notre plan a réussi. Nous tenons les bases de fusées. Ceci posé, je vous garantis une chose : il y a suffisamment d’affiliés et de sympathisants dans le reste des services de l’armée et le secteur civil pour que, même si des coups de feu sont tirés, le gouvernement tombe et que nous nous trouvions maîtres de la nation. »

Le whisky sauta hors de mon verre. La sueur perlait le long de mon épiderme, inondait mon torse.

Sotomayor hochait la tête pour appuyer ses paroles. « Oui, nous en sommes là. Après tant d’années et tant des nôtres sacrifiés, nous sommes enfin prêts. La guerre nous fournit l’occasion d’utiliser ce que nous avons édifié. »

Une idée folle m’a traversé : la P. P., les services spéciaux de l’armée, les hauts fonctionnaires devaient sûrement flairer quelque chose de la sorte, une menace dans l’air. On ne peut pas dissimuler complètement un courant d’une telle ampleur.

Mais on ne soupçonnait pas jusqu’où cela pouvait aller.

Ou alors… voyons… on n’avait pas besoin d’un si grand nombre de rebelles en puissance parmi les officiers. Il suffisait d’avoir accès aux dossiers et aux psychographies de chaque individu ; après quoi, des études serrées vous donnaient un bon aperçu sur la manière dont réagiraient les différents pivots.

« Supposons maintenant une junte, continuait Sotomayor. Elle ne peut pas, ne doit pas s’imposer au-delà du temps que durera l’état d’urgence. Un gouvernement civil doit être restauré et affermi. Mais quel genre de gouvernement ? C’est à ce problème que j’ai travaillé.

– Et ?

– Avez-vous jamais lu la Constitution des États-Unis ? Le texte original rédigé à Philadelphie en 1786 ?

– Eh bien… ma foi, non. Pourquoi ?

– Il est encore possible de la trouver dans certains ouvrages érudits. Un document si largement répandu n’a pu être totalement supprimé en trente ou quarante ans. Mais si le régime actuel se maintient, je ne donne pas cinquante ans de plus à la Constitution. » Sotomayor s’est penché vers moi.

Sous sa douceur, une âpreté nouvelle croissait. « Que vous enseignait-on, au collège ?

– Oh… eh bien… laissez-moi me souvenir… Codification des lois favorisant la bourgeoisie urbaine et les esclavagistes du Sud… modifiée à mesure que le capitalisme se transformait en impérialisme…

– Voyez donc ce texte à l’occasion. » Son doigt mince me désignait un rayonnage de la bibliothèque murale. « Prenez-le pour le lire au lit. Il est très court. »

Puis, après une pause : « Et cependant, son histoire est longue, colonel Dowling, longue, compliquée, et pas toujours riante, surtout vers la fin, quand on eut perdu de vue le concept original. Mais ce texte fut le plus profondément révolutionnaire qu’on ait jamais rédigé depuis les Quatre Évangiles.

– Euh ? »

Il souriait à nouveau. « Lisez-le. Comparez-le avec la version d’aujourd’hui, et reportez-vous à certains philosophes dont il est fait mention en bas de page – Hobbes, Locke, Hamilton, Burke et d’autres. Ensuite, réfléchissez par vous-même. Ce ne sera pas facile. Quelques-uns des plus brillants esprits de tous les temps ont mis des siècles à tâtonner pour atteindre cette idée que la loi doit être un contrat passé entre les gens, et que chaque homme a des droits absolus qui le protègent sur le plan de sa destinée individuelle et ne peuvent jamais lui être retirés. »

Son sourire s’était effacé. J’ai rarement perçu un ton plus triste que le sien : « Voyez combien c’est radical. Trop radical, peut-être. Le monde a jugé plus simple de restaurer les suzerains, la croyance obligatoire, les dieux-rois néolithiques.

– Re… reconstitueriez-vous l’ancien gouvernement ?

– Pas précisément. Le pays et ses habitants ont trop changé par rapport à ce qu’ils étaient jadis. Je pense toutefois que nous pourrions reprendre l’idée première de Jefferson. Nous pourrions rédiger une loi fondamentale qui ne transige pas avec l’État, et espérer que tôt ou tard le peuple comprendra à nouveau. »

Il avait parlé comme s’il se fût agi d’un sacrement. Puis, sans transition, il s’est détendu et a levé son verre en riant. « Allons ! Vous n’êtes pas venu ici pour écouter un sermon. A vuestra salud. »

Ma main tremblait toujours quand je bus en même temps que lui.

« Nous ferions mieux d’envisager vos projets personnels, suggéra-t-il. Je n’ignore pas que vous avez eu une somme de travail pénible ces dernières semaines, mais nous n’osons pas rester ici plus d’une nuit, et il faut donc faire vite. Voyons, où souhaiteriez-vous aller ?

– Oui, monsieur ? » Je n’avais pas immédiatement saisi sa pensée. Drogue ou non, mon cerveau fonctionnait au ralenti sous le fardeau qui lui pesait. « Eh bien, mais… à mon poste. Je retourne à la Base. Où pourrais-je aller ?

– Oh ! non. Impossible. Je vous l’ai dit : vous vous êtes révélé le genre d’homme dont nous ne voulons pas risquer la vie.

– M-mais… Ne pas retourner là-bas, c’est tout révéler !

– N’ayez crainte. Nous avons des experts pour ce genre de chose. On vous fournira des motifs inattaquables pour que votre permission soit prolongée. Une dépression nerveuse, peut-être, fort compréhensible en raison de votre récent surmenage, et si bien imitée que n’importe quel médecin militaire se laissera duper et vous prescrira une cure de repos. Et puis, votre famille pourra probablement vous rejoindre dans quelque endroit agréable, non ? » Il a eu un petit rire amusé. « Oh ! vous travaillerez dur, n’ayez crainte. Nous désirons vous consulter et, entre-temps, je voudrais vous éclairer davantage. Nous essaierons de vous trouver un remplaçant qualifié à Reed. Mais une base de missiles est moins importante que les tâches auxquelles nous songeons pour vous. »

Je laissai tomber mon verre. La chambre s’était mise à tournoyer. Dans une sorte de brume, je vis Sotomayor bondir, se pencher sur moi. J’ai perçu ses paroles : « Qu’y a-t-il ? Vous êtes souffrant ? »

Oui. Je souffrais. Un coup au… au ventre.

Je refis surface. Je me rendis compte que j’aurais beau discuter pour être ramené à la Base, mes objections seraient inutiles. Écartant ses mains inquiètes, je me levai. Je biaisai : « Trop de fatigue… L’affaire d’une minute. Où est… où sont les toilettes ?

– Par ici. » Il m’a pris encore une fois le bras.

Quand la porte s’est refermée sur lui, je suis resté debout dans un décor de mosaïque froide, stérilisée, affrontant mon propre visage. Mais l’adrénaline se déversait en moi, et les ingrédients de Mannix agissaient toujours. Tout ce que Mannix avait accompli était encore là.

Si j’hésitais, si je remettais à plus tard, à trop tard… l’Institut Lomonossov survivrait ou ne survivrait pas. S’il subsistait, j’y serais ou n’y serais pas admis. Dans l’autre cas, un institut du même genre pourrait être créé quelque part ailleurs, à plus ou moins long terme Je pourrais ou ne pourrais pas en profiter, avant d’être devenu trop vieux.

Dans l’intervalle, Bonnie… Et mon devoir n’était pas, non, n’était pas de m’attacher aux songes creux de n’importe qui… Et je n’avais qu’une minute pour me décider… et il me faudrait bien plus longtemps pour changer ma récente programmation…

Agis ! hurlaient les ingrédients.

J’ai ôté d’un seul geste mon pantalon, saisi l’arme dans ma main droite, ouvert la porte.

Sotomayor m’avait attendu. Derrière lui, je voyais la grande chambre, la Baie, la lune, les étoiles. La stupeur a eu raison de son sang froid. « Dowling, esta usted loco ? Par le diable, où donc… ? »

Chaque mot que j’ai prononcé m’a rendu plus sûr de moi, plus efficace : « Je tiens une arme. Reculez. »

Au lieu d’obéir, il s’est rapproché. Je me suis souvenu qu’il avait livré des combats à main nue, qu’il était demeuré souple et vigoureux. J’ai visé juste à côté de lui et j’ai pressé l’arme comme on me l’avait montré. Le rayon fulgurant fit un trou qui traversa le tapis et le parquet à ses pieds. Une fumée jaillit du point carbonisé, répandant une odeur âcre.

Sotomayor s’était immobilisé, les genoux pliés, les mains à demi levées. Jadis, étant gosse, alors que nous chassions dans les pins, nous avions acculé un chat sauvage. Il faisait face comme cet homme, les crocs découverts mais le corps ramassé, guettant le moment où il pourrait fuir.

J’ai fait signe du menton. « Oui. Un pistolet laser. Un vrai. Désolé, mais j’ai changé de bord. »

Il ne bougea pas, ne dit pas un mot, jusqu’à ce qu’il m’eût obligé à préciser : « Reculez. Vers le téléphone que je vois là-bas. Je dois lancer un appel. » Mes lèvres grimacèrent un sourire. « Je ne puis guère faire autrement, n’est-ce pas ? »

Il a murmuré : « Est-ce que… est-ce que cette chose a été substituée à… à l’autre ?

– Oui. Oubliez votre machismo. Il me reste toujours l’essentiel.

– Pugiliste. » Il y avait presque de l’admiration dans ce mot qu’il avait chuchoté.

A travers la crispation de tout mon être, j’éprouvai une vague surprise. « Quoi ?

– Les anciens Romains faisaient souvent la même chose à leurs pugilistes… Aux esclaves qui boxaient dans l’arène, les poings revêtus de fer. L’homme gardait toute sa force physique, comprenez-vous, mais sa rancœur le poussait à lutter sans peur ni pitié… Oui, Pavlov et ceux qui ont exploité ses découvertes obtenaient fréquemment de bons résultats avec la castration. Un traumatisme aussi déterminant… est plus efficace. Oui. »

La fureur m’emporta. « Fermez ça ! Ils feront repousser ce que j’ai perdu. J’aime ma femme ! »

Sotomayor secoua la tête. « L’amour est un levier commode pour l’État tout-puissant, non ? »

Il n’avait pas le droit de prendre cette attitude dédaigneuse, ces airs d’aristocrate. L’histoire les a envoyés au diable, tous ces oppresseurs et leur système féodal. Quand les occupants de la maison seraient arrêtés, les documents saisis, la tour d’ivoire de Sotomayor s’écroulerait.

Il bougea. Je braquai mon arme. Sa main droite faisait un simple geste, touchant son front, ses lèvres, sa poitrine, puis son épaule gauche et son épaule droite. Je lui ordonnai de marcher.

Il marcha – droit sur moi, en poussant un cri assez fort pour ébranler les tombes de Philadelphie.

J’ai tiré en plein dans sa bouche. La tête se désintégra. Un œil noirci roula hors de son orbite. Mais Sotomayor avait pris un tel élan que son cadavre m’a fait perdre l’équilibre.

Je me dégageai de l’étreinte de ses bras, je recrachai son sang et courai jusqu’à la porte pour la verrouiller. Des coups à la porte retentirent quelques instants plus tard, accompagnés d’appels : « Que se passe-t-il ? Laissez-moi entrer !

– Tout va bien ! répondis-je à la personne qui frappait. Le camarade Sotomayor a trébuché et a failli tomber. Je l’ai retenu.

– Pourquoi ne parle-t-il pas ? Laissez-nous entrer ! »

Je m’attendais à cette réponse, et déjà je traînais des meubles contre la porte. Coups de poing, coups de pied, cris, jurons faisaient rage derrière l’obstacle. Je bondis vers le téléphone (ils avaient bien équipé ce quartier général, naturellement) et je composai le numéro donné par Mannix. Une impulsion irait directement à une ordinatrice qui situerait l’endroit et expédierait un groupe de renfort. Cinq minutes ?

Ils se ruaient contre la porte, cognaient, cognaient, cognaient de plus belle pour l’enfoncer. Ce n’est pas aussi facile que le laissent croire les films. Je pris le lit, les chaises et les tables pour barricader l’entrée des toilettes. Je complétai mon retranchement avec les livres, et je me plaçai derrière en laissant seulement un créneau.

Quand ils ont fait irruption, j’ai tiré, tiré, encore tiré. Ma voix s’enrouait à force de crier. L’air était rendu piquant par l’ozone, irrespirable par l’odeur de chair rôtie.

Deux morts, plusieurs blessés, les assaillants battirent en retraite. Ils finissaient par comprendre que j’avais dû appeler à l’aide et qu’ils feraient mieux de filer.

Les hélicoptères descendirent comme ils atteignaient la rue.

 

Mes sauveurs de la police civile n’étaient au courant de rien. Ils avaient simplement reçu l’ordre de perquisitionner dans une certaine maison. J’allais donc être retenu avec les survivants pour attendre la décision des autorités supérieures. Comme l’affaire était manifestement importante, cette résidence constituait une prison qui assurait le maximum de discrétion.

Mais ils n’avaient pas de motifs pour mettre en doute mes paroles lorsque j’affirmais être un agent politique. Mieux valait donc me réserver quelques égards. Le capitaine m’offrit la plus belle chambre et fut surpris quand je demandai celle de Sotomayor, si le désordre y avait été réparé.

Entre autres avantages, elle était la plus isolée de la résidence, la plus élevée au-dessus de la rue.

Et elle contenait cette bouteille. Je pourrais boire, si je ne pouvais trouver le sommeil. Quand je vis que l’alcool ne noyait pas la tristesse qui m’envahissait après coup, je me mis à feuilleter les livres. Il n’y avait rien d’autre à faire dans le silence nocturne.

Et j’ai lu ceci : « Nous regardons comme incontestables et évidentes les Vérités suivantes : que tous les Hommes ont été créés égaux, qu’ils ont été doués par le Créateur de certains Droits inaliénables ; que, parmi ces Droits, on doit placer au premier rang la Vie, la Liberté et la Recherche du Bonheur ; que, pour s’assurer la jouissance de ces Droits, les Hommes ont établi parmi eux des Gouvernements, dont la juste Autorité émane du Consentement des Gouvernés ; que toutes les fois qu’une Forme de Gouvernement quelconque devient destructive de ces Fins pour lesquelles elle a été établie, le Peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’instituer un nouveau Gouvernement, en établissant ses Fondements sur les Principes et en organisant ses Pouvoirs dans les Formes qui lui paraîtront les plus propres à lui procurer la Sûreté et le Bonheur. »

Et ceci : « Nous, le Peuple des États-Unis, afin de former une Union plus parfaite, d’établir la Justice, d’assurer la Tranquillité intérieure, de pourvoir à la Défense commune, d’accroître le Bien-être général, et d’assurer pour nous, comme pour notre Postérité, les Bienfaits de la Liberté, nous faisons, nous ordonnons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. »

Et ceci : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi relative à l’établissement d’une religion ou pour en prohiber une ; il ne pourra point non plus restreindre la liberté de la parole ou de la presse, ni attaquer le droit qu’a le peuple de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour obtenir la satisfaction de ses revendications. »

Et encore ceci : « Les pouvoirs non délégués aux États-Unis par la Constitution, ou ceux qu’elle ne défend pas aux États d’exercer, sont réservés aux États respectifs et au peuple. »

Et encore : « J’ai juré sur l’autel de Dieu une hostilité éternelle à l’égard de toute forme de tyrannie exercée sur l’esprit de l’homme.

« En donnant à l’esclave la liberté, nous garantissons la liberté aux hommes libres – étant ainsi honorables dans ce que nous donnons comme dans ce que nous sauvegardons.

« Mais ils installeront chaque homme sous sa vigne ou sous son figuier ; et nul ne devra les effrayer… »

Quand Mannix en personne est arrivé, il a mis mes sanglots sur le compte de l’épuisement. Peut-être avait-il raison.

 

Oui, il a tenu ses promesses. Mon rôle dans cette affaire ne pouvait être tenu complètement à l’abri des soupçons nés parmi les rebelles rescapés. Homme à abattre, la meilleure chose à faire pour moi était d’entrer dans le corps des techniciens de la police politique. On sait récompenser les bons et loyaux services.

Ainsi, quand notre crise intérieure a pris fin et que la menace de nos fusées a obligé le parti kouniniste à mettre bas les armes (avec heureusement peu de dommages pour la Mère Patrie), j’ai gagné Moscou, d’où je suis revenu un homme complet.

Seulement, avec Bonnie ça ne va pas. Je ne vaux plus rien du tout.

 

Traduit par RENÉ LATHIÈRE.

The Pugilist.