LIEUVERT
Par Tom Purdom
Pour faire de Dieu un être infiniment vindicatif, vous transformez un ver de la terre en un être infiniment puissant.
DIDEROT,
Addition aux pensées philosophiques.
Comme chez Doris Pitkin Buck, Schrader, Kagan et Hill, les élections font partie du système dans cette nouvelle de 1964 ; on a même le droit de lancer un mouvement politique ou un homme politique, ce qui est hardi. Mais le totalitarisme est en marche et rien ne peut l’empêcher de prendre le contrôle d’un pays apparemment démocratique. Le psychologue de Purdoin est incomparablement plus lucide que le sociologue de Kagan, il sait comment on fait pour influencer les gens et comment on peut prendre l’ennemi à son propre jeu. Après Avènement sur la chaîne 12, nous retrouvons l’idée que le manipulateur est le mieux placé pour empêcher la manipulation. Nous retrouvons aussi l’idée qu’il y a quelque chose à faire sur le terrain et qu’entre l’humour de Schrader ou de Dons Pitkin Buck et la passivité d’Ellison, de Kagan ou de Hill, il y a peut-être une voie médiane qui permettrait de concevoir un vrai combat. Alors ? Alors il y a une donnée nouvelle, qui rend le pouvoir invulnérable. Il suffisait d’y penser. La S-F. y a pensé.
AUX abords de Lieuvert, Nicholson s’assit dans le fauteuil roulant et tira l’injecteur de sa poche de chemise. Il releva sa manche et découvrit la moitié inférieure de son biceps. Un instant, l’aiguille tremblota au-dessus de la chair.
Il reposa la seringue. Il pivota sur le fauteuil et leva les yeux sur le « secrétaire » debout derrière lui.
« M’aiderez-vous en cas de bagarre ?
– Je ne suis pas payé pour me battre, dit le sec.
– Je pensais que ç’aurait été un plaisir pour vous.
– Je travaille pour de l’argent. »
La peur éveillait une nausée qui lui chatouillait la poitrine et l’estomac. Une promesse d’appui venant d’un grand type solide comme le sec l’aurait singulièrement réconforté. A son apparence, il avait pensé que le sec prendrait plaisir à une bonne bagarre. Le visage du grand type paraissait figé en une grimace permanente de dégoût pour un monde qui faisait un usage si prosaïque de ses muscles. Depuis l’invention du transcripteur vocal qui avait aboli le vieux métier de sténodactylographe, les secs figuraient au bas de l’échelle des employés non spécialisés, ils n’étaient pour leurs patrons que des symboles de rang social, embauchés à titre temporaire pour transporter les papiers et le matériel de dictée. Nicholson se retourna dans son fauteuil. De l’autre côté de la rue, le soleil de fin d’après-midi frappait les pelouses et les maisons de Lieuvert. Des enfants hurlaient et il sentait l’odeur de l’herbe. Qu’est-ce que c’était que la douleur ? Impossible de s’en souvenir. Il n’avait eu à la subir qu’une seule fois dans sa vie, vingt-quatre ans avant, alors qu’il en avait douze et que les médecins avaient greffé un jeu tout neuf de muscles à son œil gauche. Était-il en mesure de la supporter ? Leur demanderait-il grâce ?
« Ne va pas t’imaginer qu’ils ignorent que tu as fait cette dernière inspection, lui avait dit Bob Dazella. Ne sous-estime jamais l’organisation de Boyd. Chaque fois qu’on tond une pelouse dans ce district, c’est porté sur leur ordinateur. Tu ferais bien de t’armer. Crois-moi, va à Lieuvert sans armes et tu en ressortiras infirme. »
Il portait collé au médius de la main gauche un brouilleur, un petit tube de la longueur du doigt, qui lançait un faisceau étroit de lumière et de son en un mélange dosé pour bouleverser le système nerveux humain. Dans la poche inférieure gauche de sa chemise, il y avait deux bombes chargées de gaz psycho-actif et, sous le siège du fauteuil, il avait installé un générateur d’odeur et un générateur de bruit. Il ne savait pas à quoi lui serviraient les deux générateurs s’il avait des difficultés, mais c’étaient les seules armes portatives auxquelles il avait songé. Il ne voyait rien d’autre qui pût lui être d’un grand secours. Le MST – mélasynchrotrinade – avait un effet secondaire défavorable : il troublait la coordination. Dès que la drogue aurait atteint son système nerveux, il ne serait plus, quatre heures durant, qu’une masse de chair sans défense.
De nouveau la seringue tremblota au-dessus de son biceps. Écœuré, il secoua la tête. Il pressa le piston et deux centimètres cubes de liquide rouge s’infiltrèrent dans son bras. Derrière lui, le sec se raidit. Nicholson remit l’injecteur dans sa poche.
C’était un bel après-midi de samedi, à la fin de l’été. Il était assis dans l’ombre d’une haute tour d’appartements, la dernière sur plusieurs kilomètres. Devant ses yeux, Lieuvert s’étalait, confortable et agréable. Les tondeuses à gazon bourdonnaient sur les pelouses tandis que leurs propriétaires les suivaient d’un œil paresseux. Sur chacune des pelouses, il y avait au moins une personne mollement étendue au soleil. Lieuvert avait été construit peu avant 1980 et résumait bien l’époque. Chaque pâté de maisons comportait moins de quinze habitations qui avaient toutes leur pelouse et leur cour de derrière.
Assis dans son fauteuil, il se sentait contracté. Il percevait la chimie de sa peur en train de se confondre avec celle – plus perturbatrice – de la drogue. Il se faisait l’impression d’un pygmée armé d’un harpon de bois, attendant l’instant d’aller livrer combat à l’une des créatures gigantesques qui hantaient les océans de Jupiter. Le député Martin Boyd était probablement l’homme le plus puissant des États-Unis. Il était le patron incontesté du Huitième District Electoral depuis 1982. Maintenant que la science médicale avait vaincu la mort, ou du moins assuré à la plupart des gens une durée de vie indéfinie, son organisation était bel et bien en passe de dominer le district pour toujours. Outre ses quarante-huit ans d’ancienneté, Boyd avait accumulé une fortune, s’était nanti d’une équipe de psychologues de premier ordre et avait pris le contrôle de la Commission du Règlement de l’Assemblée ainsi que de la Sous-Commission à la Culture et aux Loisirs. Les techniques psychologiques modernes étaient si efficaces que les politiciens et les sociologues jugeaient Boyd imbattable.
Sa tête roula de côté. Il observa les nuages et le ciel bleu, estima la vitesse du vent, évalua le temps qu’il faisait au Nigeria où sa femme était allée faire des courses pour le week-end. Sa main lui apparut soudain entre ses yeux et le ciel. Il tenta de la rabaisser sur le bras du fauteuil, mais elle frappa la peau nue de sa jambe au-dessous du short d’un coup si vif qu’il en eut des picotements.
Il voulait baisser la tête pour contempler Lieuvert. Il s’aperçut qu’il regardait au contraire la tour d’appartements à sa droite. Il nota le nombre d’étages, le nombre de fenêtres par étage, et élabora une théorie hautement originale quant aux effets de la vie dans un appartement à grande altitude, combinée avec les procédés de toilette en usage, sur le complexe d’Œdipe selon la psychologie freudienne classique. Avant qu’il ait pu détacher les yeux de la tour, son cerveau suractivé par la drogue composa un paragraphe très spirituel sur cette théorie, à insérer dans sa célèbre chronique de Psychologie Actuelle.
« Par… ar… ar… ttt… ons. » Sa langue et ses lèvres avaient l’air de fonctionner normalement mais ses oreilles lui indiquaient que sa coordination se désagrégeait déjà.
Le sec le poussa en avant. La tête de Nicholson ballottait de droite et de gauche. Il s’efforçait sans succès de la maintenir droite. Le paysage se balançait à sa vue.
Le MST était le plus puissant excitant psychologique sur le marché. Il multipliait les facultés d’observation ainsi que la cadence et la qualité de la pensée par un facteur pouvant aller de trois à sept. L’utilisateur remarquait des faits qu’il n’aurait jamais relevés dans son état normal et son esprit créait et rejetait des hypothèses à un rythme étourdissant. Le produit n’avait encore que huit ans d’existence mais il avait déjà amené des découvertes scientifiques de première importance. Grâce aux visions brillantes de quatre expérimentateurs de la drogue, le propre domaine de Nicholson, la psychothérapie, avait fait un bond en avant de plusieurs dizaines d’années. L’art sinistré de la manipulation des sociétés avait également progressé.
Il entendit les roues du fauteuil ronronner sur la chaussée et calcula combien de chaleur elles dégageaient, puis il formula deux hypothèses contradictoires quant à l’influence qu’avait le mouvement de tous les véhicules à roues de la Terre sur la température et les précipitations annuelles dans le nord-est des États-Unis. En souplesse, sans rompre sa foulée, le sec le fit rouler de la chaussée sur le trottoir.
Sur la pelouse la plus proche, deux garçonnets montés sur des rhinocéros électriques se livraient un duel avec des épées-assommoirs. Un homme corpulent vêtu d’un short sale et d’une chemise déboutonnée détourna les yeux du combat pour observer le fauteuil roulant et son occupant. Ses yeux se rétrécirent. Son visage se durcit et il se planta un mégot de cigare entre les lèvres. Puis la tête de Nicholson roula de nouveau et il vit les gens qui le guettaient de l’autre côté de la rue. Plusieurs personnes avaient en fait quitté leurs chaises longues pour se mettre debout. Tout au long du pâté d’habitations, tous les yeux des plus de douze ans étaient fixés sur lui.
Il s’était attiré le même genre de regards hostiles quand il avait inspecté une communauté du voisinage le matin d’un jour de semaine. La crainte des étrangers et des sondeurs de cerveaux semblait faire partie du conditionnement qu’imposait au District l’organisation de Boyd. Une grande organisation n’avait pas besoin de faire psychanalyser les électeurs par des enquêteurs manifestement drogués. Les psychologues de Boyd étaient en mesure d’appliquer des méthodes plus subtiles : des inspecteurs déguisés en représentants de commerce et en membres des services publics ; des fêtes foraines de quartier où les baraques et les attractions constituaient autant de tests psychologiques camouflés ; et même, si nécessaire, l’arrestation des individus et leur élargissement avec force excuses, sans qu’ils eussent le moindre souvenir qu’on les eût psychosondés durant leur détention.
L’organisation de Nicholson se composait de cinq hommes et, pour le moment, il était le seul psychologue exercé de tout le groupe. Une inspection au MST, c’était pour une petite organisation le seul moyen d’en apprendre assez sur l’état d’esprit des électeurs pour mener une campagne vigoureuse.
Un moteur à turbines gémit à son oreille. « Les flics », grommela le sec.
Une voiture de police découverte fila devant ses yeux incertains. Sur le siège avant, deux policiers et un chien haletant le regardaient fixement.
Les agents disparurent de son champ de vision. Durant un instant Nicholson et le gros homme au cigare se regardèrent. Les garçonnets avaient mis un terme à leur joute et l’homme se tenait debout, les jambes écartées, les bras croisés sur la poitrine, juste devant le centre de sa maison. Il y avait entre cette silhouette humaine et la façade de la maison une ressemblance comique. L’un et l’autre étaient extrêmement larges pour leur hauteur.
« Un instant, monsieur. Arrêtez. »
La peur effaça de son système nerveux toute autre notion que celle des policiers. Leur apparence exacte passa en éclair dans sa conscience et il formula trois hypothèses types sur la structure de leur personnalité. Sa main droite s’éleva rapidement vers le ciel, puis retomba par-dessus le bras du fauteuil. Il la bougea de nouveau et, cette fois, elle se posa au bon endroit. Sous ses doigts, il sentait la présence réconfortante des boutons en plastique qui commandaient les générateurs.
« Sss… ttt… ooopp… » ;
Le sec stoppa. Les flics descendirent de voiture, l’un d’eux tenant le chien au moyen d’une laisse double, et ils s’avancèrent jusqu’à lui. Celui qui n’avait pas de chien tendit la main.
« Puis-je voir vos papiers ?
– Procédez-vous à une arrestation ? demanda le sec.
– Simple vérification d’identité.
– Nous n’avons pas à nous y soumettre.
– Vous n’avez pas à quoi ? fit le flic au chien.
– Vous devez nous arrêter pour un motif quelconque. Pas d’arrestation, pas de papiers d’identité. »
Nicholson se demandait où le sec avait bien pu récolter ces notions de droit. Le grand gaillard n’était peut-être pas assez intelligent pour trouver un emploi dans l’économie moderne, mais il semblait avoir appris comment se comporter en présence des flics. Nicholson était sûr que l’organisation Boyd savait déjà qui il était et connaissait la majeure partie de l’histoire de sa vie, mais quand on devait lutter contre les techniques psychologiques modernes, on ne savait jamais quel renseignement particulier pourrait avoir une importance capitale. La meilleure des règles consistait à leur en dire le moins possible.
« Que faites-vous ici ? Pour qui travaillez-vous ? »
Le sec ne répondit pas. Le chien grimaçant passa dans le champ de vision de Nicholson qui éprouva une nouvelle poussée de peur. Un muscle épais tressauta à sa mâchoire.
« Rééé… poooon… deeez. »
Le flic fronça les sourcils en regardant le sec. « Je vous ai posé une question. »
Le sec garda le silence. Une main osseuse donna une secousse à la laisse. Le chien gronda.
« Vous tenez à vous faire enfermer pour trouble de l’ordre public ?
– Nous ne faisons aucun tapage.
– Vous êtes un vrai bavard, hein ? »
Nicholson avait toujours sous les doigts les boutons de commande des générateurs. Dans l’état où il était, il aurait du mal à composer un code particulier, mais il pouvait les surprendre par une émission quelconque, grondement d’une fusée au décollage ou odeur de fumier, puis leur coller un coup de brouilleur et filer. L’ennui, c’est que l’inspection finirait avant d’avoir commencé.
« Faites-les partir d’ici ! hurla un homme. Et ne vous laissez pas faire ! »
De tout le pâté de maisons, les gens se mirent à crier.
« Renvoyez-les d’où ils viennent !
– Lâchez-leur le chien dessus ! »
Le flic fit un geste qui englobait la foule. « Vous prétendez que vous ne troublez pas l’ordre public ? »
Une petite fille accourut vers eux, sur la pelouse voisine. « Va-t’en, vilain bonhomme ! Va-t’en ! Méchant ! Méchant ! » Sa mère la rappelait sur le mode aigu, mais elle continuait de courir vers eux. Au bord de la pelouse, elle buta contre un petit fossé et s’étala sur le trottoir.
« Mon bébé ! »
La fillette leva la tête vers Nicholson, du niveau du trottoir, et continua de lui lancer des imprécations. La mère accourut et se pencha sur l’enfant. « Mon pauvre bébé. Mon pauvre tout petit. » Elle lança un regard noir à Nicholson, chargea la fillette en sanglots sur son épaule et l’emporta vers chez elle. « Là, là ! On va te donner à manger. Cesse de pleurer, maintenant. Tais-toi. Tu veux un morceau de chocolat ? »
Le chien gronda de nouveau. « Pour qui travaillez-vous ? » répéta le flic.
Le sec resta encore silencieux. Les flics échangèrent un coup d’œil. Celui qui tenait le chien arbora un large sourire. « Qu’il fasse ce qu’il veut. » Ils retournèrent à leur voiture.
Nicholson attendit. La voiture ne démarrait pas. Devant lui, les gens debout sur la pelouse ressemblaient à une macabre bande d’individus patibulaires.
Il était censé virer à l’angle de la rue et passer les trois ou quatre heures suivantes à se promener dans le quartier : Partout où il irait, il y aurait des gens massés sur les pelouses pour hurler contre lui. Combien de temps leur faudrait-il pour passer à la violence ?
« Avvv… aaan… ceeez… »
Le sec le propulsa en avant. Les gens pouvaient le maudire, mais quoi qu’ils fassent, même s’ils se cachaient dans leurs chambres, ils lui révéleraient quelque chose d’eux-mêmes. La forme même de leurs maisons et ce qu’ils laissaient traîner sur leur gazon étaient révélateurs.
« Espion !
– Retourne à ton tas d’ordures ! »
Les flics le suivirent au long de la rue.
Il avait trop peur pour raisonner normalement. Il observait tout mais son cerveau refusait de faire la synthèse. Il enregistrait tout, les gens, les jouets perfectionnés, les maisons, les aliments, les desserts épars sur les couvertures et les tables de jardin, et pendant que tout cela défilait dans son système nerveux, son cerveau ne songeait qu’à prévoir des voies de retraite et des parades en cas d’attaque. Il ne pouvait penser à autre chose.
Il s’efforça de dominer sa lâcheté. Il voulait dire au sec de faire demi-tour, mais il avait trop de respect pour lui-même. Rien n’aurait su justifier sa fuite. Trop de choses dépendaient de son travail. Dans le passé, les hommes qui s’étaient acquis assez de puissance et d’argent pour qu’on ne puisse pas les déboulonner par les moyens politiques normaux avaient été un jour ou l’autre éliminés par la mort ; des hommes aux idées un peu plus avancées avaient pris leur place et la société n’avait guère eu qu’une génération ou deux de retard sur la technologie. A présent la mort était abolie et la cadence des progrès techniques s’accélérait. Nicholson était là en raison de sa conviction qu’il n’y avait d’autre alternative à ce qu’il faisait que l’effondrement social.
Il tenta de remettre son esprit en œuvre en passant en revue tout ce qu’il savait de la carrière politique de Boyd. Mais il ne pouvait contrôler le flot de sa pensée. Chaque fois qu’une voix nouvelle s’élevait contre lui, il se remettait à songer à sa défense personnelle.
« Arrêtez-le ! Ne le laissez pas aller plus loin ! »
Une jeune fille bondit devant le fauteuil à roues. « Il appartient à cette sale société laitière ! J’ai vu ça à la télé. Ils voudraient nous faire acheter du mauvais lait. Il cherche à nous empoisonner ! »
Le sec tenta de contourner la jeune personne. Elle étendit les bras en reculant. Elle descendait la rue en dansant devant le fauteuil. « Ils empoisonnent le lait ! Ils empoisonnent le lait ! » Elle avait les cheveux bruns et beaucoup de vivacité. Sa robe noire tournoyait autour de son corps. Les pierres de son collier, fantaisie courante à l’époque, envoyaient des rayons lumineux qui jouaient sur son visage et baignaient ses traits d’une alternance de lumière et d’ombre.
Elle s’appelait Betty Delange. La couleur de ses cheveux était changée, et son corps paraissait plus voluptueux, mais il avait suffisamment étudié de photos de la bande de Boyd pour être sûr que c’était elle. Ils mettaient en batterie leurs grosses pièces dès le début de la guerre.
« Il va nous conditionner pour que nous en achetions ! Il va nous forcer à boire son poison ! Arrêtez-le ! » Sa voix monta en un cri de panique : « Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ? »
Des gens s’approchèrent d’eux, sur les pelouses. Quelques-uns en courant, mais la plupart simplement en marchant. Même avec de pareils glapissements, il était devenu difficile d’énerver les gens. La vie était bonne et confortable.
Des visages passaient rapidement devant ses yeux. Vingt ou trente personnes entouraient le fauteuil. Le sec voulut passer, puis il s’immobilisa.
« Est-ce la vérité ? demanda un homme. Pour qui travaillez-vous, monsieur ? »
La plupart des visages étaient jeunes. Il y avait beaucoup de moins de vingt ans dans ces quartiers anciens. Les yeux des hommes indiquaient à Boyd qu’ils avaient été attirés par le désir tout autant que par la violence. Quelques-uns d’entre eux regardaient la fille plus que lui.
Sa langue frémit. « Nnnnn… » Ses mains apparurent devant ses yeux et il les abaissa. Il se trouvait opposé à un spécialiste de premier ordre et il était impuissant comme un infirme.
Quelque part dans la foule il entendait une musique au rythme appuyé, avec un battement vibrant de basses. Un jeune homme tenait un appareil qui ressemblait à une radio, mais qui devait être un instrument psychique. Le rythme était exactement le même que celui des lumières qui couraient sur le visage de la fille.
« Comment pouvez-vous savoir qu’il appartient à cette société laitière ? s’enquit un homme plus âgé.
– Je le sais. Je l’ai vu à la télévision. C’était dans le bulletin d’informations de ce matin. » Boum ! Boum ! Boum ! « Ils nous feront boire leur poison, » Boum. « Ils nous feront boire leur lait pollué ! » Boum, boum, boum !
La musique prenait de la force. La mélodie se perdait, noyée sous le rythme. Les rythmes appuyés étaient une des techniques les plus efficaces qu’on eût jamais conçues pour briser la résistance humaine et rendre les esprits plus accessibles à la suggestion. Ils avaient antérieurement été utilisés par le vaudou, ainsi que pour le classique lavage de cerveau. L’actuelle clique de fumistes et de sorciers leur trouvait encore un usage. Les gens qui se pressaient autour de lui ne se rendaient probablement même pas compte du battement qui faisait monter leurs émotions au niveau de la violence.
Les visages le regardaient, la violence ne leur était pas naturelle. Ils le détestaient parce qu’il était un étranger, un espion, mais si la fille n’était pas apparue sur la scène, ils seraient sans doute restés sur leurs pelouses et leur colère ne se serait manifestée que par des imprécations.
Sa tête ballottait toujours d’avant en arrière. Ses pensées restaient mobilisées en totalité sur les moyens de sauver sa peau. Il était pris dans un beau pétrin. S’il se servait du brouilleur ou des gaz psychotoxiques avant que la foule charge, les flics l’arrêteraient pour attaque à main armée. S’il attendait l’assaut des autres, il ne pourrait guère en éliminer qu’un ou deux avant d’être mis en pièces.
Sa main droite s’approcha en tâtonnant du bras du fauteuil et des boutons de commande des générateurs. En se forçant à des mouvements très réduits, il parvenait presque à contrôler ses muscles. Le son et l’odeur réussiraient peut-être à disperser la foule croissante durant un temps assez long pour qu’il se sauve en compagnie du sec, mais il n’avait pas suffisamment psychosondé le quartier pour savoir ce qui agirait sur ces gens. Bouleverser une partie importante de la foule pour modifier la situation était une autre paire de manches que de prendre deux policiers par surprise. Il fallait employer le son et l’odeur avec précision. Il risquait de déclencher un stimulant qui apporterait encore de la force aux incitations de la fille. Et même s’il les dispersait provisoirement, qu’est-ce qui les empêcherait de le poursuivre ?
La fille se redressa, pointant l’index vers lui. Le dominant de toute sa taille, elle se cambra en faisant ressortir ses seins.
« C’est un espion, hurla-t-elle. Qu’importe pour qui il travaille ? Voulez-vous voir des mouchards dans notre voisinage ? »
Ils s’entre-regardèrent. Ils restaient hésitants. Aucun d’entre eux n’avait sans doute frappé de sa vie un être humain.
Nicholson se sentait pris de malaise. Il était venu avec la peur de la violence, mais à présent qu’il se trouvait face à la réalité, l’implacabilité des gens de Boyd l’écœurait. Son cerveau fila sur une tangente et s’efforça d’imaginer la personnalité particulière de cette fille. Il ne parvenait à comprendre ni Boyd ni personne de sa bande. Ces gens gardaient pour lui tout leur mystère. Ne comprenaient-ils pas ? L’humanité vivait une ère nouvelle. Si la vie humaine était susceptible de se prolonger à jamais, alors elle devenait encore plus sacrée qu’elle ne l’avait jamais été dans le passé.
Un garçon se faufila entre deux paires de jambes nues. Debout devant le fauteuil roulant, il regardait Nicholson avec l’expression de cruauté d’un enfant qui se moque de l’idiot du village. Il portait un énorme cornet de crème glacée, plusieurs épaisseurs de vanille entrecoupée de stries rouges, empilées en un monticule dégoulinant.
« Comment que vous mangez, monsieur ? Faites donc voir comment que vous mangez ?
– Otez-le de là ! » dit une jeune fille.
Le garçon jeta de la crème glacée sur les genoux de Nicholson. Surpris, ce dernier bougea la main gauche. Le cornet échappa des doigts du garçon pour s’écraser sur le trottoir. Le gamin recula et porta les mains à son visage comme pour parer un coup.
« Donnez-lui donc une bonne leçon ! s’écria la fille. Qu’est-ce que vous attendez ? Il espionne nos cerveaux. Il empoisonne notre lait. Chopez-le ! Cho-pez-le ! Chopez-le ! »
Boum. Boum, boum, boum. Boum. Boum, boum, boum.
Une main saisit le col de sa chemise. Des figures s’approchèrent de la sienne. Des yeux le fixèrent par-dessus des cigarettes ou des mâchoires qui mastiquaient lentement.
Plus de la moitié des gens présents fumaient.
Une main dure, masculine, lui gifla le visage avec une telle force que les larmes lui montèrent aux yeux. Il gémit et en eut instantanément honte. La main se retira et se ferma en poing. La main droite de Nicholson resserra sa prise sur le bras du fauteuil. Moins de quinze pour cent des individus présents auraient dû être fumeurs. Son cerveau les sondait de nouveau. La plupart des gens de ce quartier étaient assez jeunes pour n’avoir atteint leur douzième année qu’après les grandes campagnes anti-tabac des années 70. Comment pouvait-il y avoir plus de fumeurs à Lieuvert que dans la communauté voisine, presque identique, qu’il avait inspectée le mois d’avant ?
Le poing s’abattit et le coup lui rejeta la tête en arrière. Elle retomba en avant devant le ciel bleu, les mâchoires en mouvement, les lèvres suçant des cigarettes, la fille à la volupté artificielle, les gens qui approchaient lentement du fauteuil, les corps envahis de graisse – le garçon avait volontairement placé sa main de façon à ce que Nicholson en fasse tomber le cornet de glace ! – les pelouses, les maisons qui ressemblaient à de grosses choses molles, comestibles…
Des oraux !
C’étaient tous des oraux ! Chaque habitant de Lieuvert était un oral !
« Tapez-lui dessus ! Ça lui apprendra ! Ça lui apprendra ! »
Comment se faisait-il que, dans une communauté aussi importante, tous les individus appartenaient à un seul type psychologique ? L’organisation de Boyd pouvait-elle avoir une telle puissance ? Pas étonnant qu’on lui eût sauté dessus dès la première rue !
On l’arrachait de son fauteuil. Il sentait couler le sang sur une de ses joues. Les battements hystériques de la musique lui parvenaient par son oreille encore sonnante du choc. Il n’avait plus de temps à perdre en théories. Ils allaient lui faire mal. En comparaison de ce qui allait venir, la douleur actuelle était insignifiante.
Il administra à l’homme qui le tirait du fauteuil un rayon du brouilleur. La confusion et l’étourdissement convulsèrent le visage de l’homme. En criant et en battant des bras, il tituba à reculons, bousculant ceux qui se pressaient derrière lui.
Derrière le dos de Nicholson, le sec émit un son étrange. Le cerveau de Nicholson allait de l’avant à une vitesse folle. Il n’y avait que quelques secondes que le second coup l’avait atteint à la figure.
Ses doigts volaient sur les boutons de commande. Formule quatre-vingt-deux. Seulement deux chiffres. Chaque bouton avait une texture particulière, selon un système qu’il avait mis au point et qui lui permettait de manipuler les générateurs même quand il était sous l’effet de la drogue. Deux minuscules pointes piquèrent son médius. Huit. Il poussa.
Il manipulait le brouilleur en un balayage de larges arcs. Ca ne les contiendrait pas longtemps, mais il ne lui fallait plus que quelques secondes.
Un coup de poing sur la nuque fit naître une vive souffrance dans son bras gauche. Des mains le saisirent aux épaules, le poussèrent en avant, le soulevèrent. Au moment où il décollait de son siège, son index effleura la surface hémisphérique et lisse du bouton numéro deux.
Il se heurta aux gens massés devant le fauteuil, la foule poussa un cri triomphant. Leur comportement était strictement conforme aux descriptions des manuels.
Un poing lui défonça l’estomac. Il se débattit farouchement. Une main lui prit le bras et le fit pivoter. La douleur lui fit fermer les yeux. Quelqu’un lui décocha un coup de pied à la cheville. Il rouvrit les yeux et, à travers les corps qui tressautaient, il vit que le sec se battait, un sourire étrange sur le visage.
Une odeur de vomissement humain emplissait l’air estival.
Tout autour de lui, les gens avaient des nausées. Les mains le relâchèrent d’un coup. Il retomba sur le sol, battant des bras comme un bébé. Il avait l’estomac soulevé, lui aussi. L’odeur était déjà suffisante pour déclencher des haut-le-cœur chez n’importe quel humain normal. Sur une foule d’individus au stade oral, l’effet était la preuve terrifiante de la fragilité de la personnalité humaine. Les gens se pressaient les mains sur la figure et s’écartaient du fauteuil, l’échiné courbée. Une fille s’écroula, évanouie. Un homme assez âgé pour être le père de Nicholson s’éloigna en titubant, buta et resta allongé sur le gazon, suffoquant et appelant à l’aide. La puanteur pénétrait l’atmosphère, s’accrochait à l’intérieur des narines et de la bouche. Elle atteignait au centre de la personnalité orale et évoquait des terreurs dissimulées dans l’esprit depuis la prime enfance. C’était l’antithèse pleine de relents, étouffante, de tout ce dont avait besoin, de tout ce que désirait la personnalité orale. Avec des remugles, des crises d’hystérie, poursuivie par une odeur que jamais personne n’oublierait, la foule s’enfuyait.
Le sec réagit promptement. Des bras vigoureux recueillirent Nicholson et le déposèrent dans le fauteuil. Les roues vibrèrent sur le trottoir. La fille sauta devant eux, puis s’écarta quand le sec manqua la renverser. Elle paraissait elle-même assez mal en point.
Nicholson perçut les dos tournés qui s’éloignaient. Pour un thérapeute expérimenté, la souffrance qui torturait tous ces psychismes était aussi vive que tout ce qu’il avait lui-même souffert en toute conscience. Aucun psychologue moderne ne se fût risqué à expliquer les types de personnalité en fonction des théories freudiennes du développement infantile, mais il n’en restait pas moins qu’il existait des modes de comportement s’adaptant très bien à la terminologie de Freud. Les gens qui trouvaient dans la nourriture la majeure partie de leur plaisir et de leur équilibre psychologique se libéraient généralement de leur agressivité oralement et faisaient l’amour davantage avec la bouche qu’avec les mains ; ils avaient tendance à lire un certain type de littérature et à suivre certains programmes télévisés. On pouvait les manipuler à l’aide de symboles et d’excitations mettant en jeu la bouche ainsi que les émotions associées à un ventre bien plein, à la peau bien tendue. La théorie psychologique moderne distinguait au moins dix types de personnalités de cet ordre !… Freud n’en avait décrit que quatre, mais le monde s’était transformé et Freud avait ignoré quatre autres types qui ne s’étaient jamais soumis à la psychanalyse… aussi les théoriciens croyaient-ils, ou du moins espéraient-ils, que toutes les personnalités de la Terre pouvaient être assimilées à l’un de ces types.
Nicholson aurait dû comprendre dès le début, mais c’était trop fantastique pour que l’idée en vînt à qui que ce fût, jusqu’au moment où les preuves devenaient trop évidentes. Imaginons la puissance d’une organisation capable d’amener tous les individus d’une communauté à appartenir à un seul et même type ! Il fallait détruire l’organisation Boyd. Ce délai seul suffisait à le définir comme un fanatique forcené.
Le véhicule de la police s’efforçait de les suivre, mais le sec coupa à travers les pelouses et réussit à leur échapper. En cours de route, Nicholson se livra à des sondages psychiques suffisants pour confirmer sa théorie. Le soir même, il téléphona à Bob Dazella, à Washington, et ils hochèrent tous les deux la tête devant ce qu’ils avaient découvert.
« Cela doit être formidable pour eux en période de campagne électorale, dit Dazella. Des centaines d’électeurs, des hectares de territoire, dix pour cent du district de Boyd, et la possibilité d’agir sur tous les psychismes en appliquant une tactique unique. Je me demande comment ils ont mis tout cela sur pied.
– La publicité, c’est l’hypothèse la plus valable que j’aie trouvé. Ils étaient en mesure de centrer toutes leurs publicités sur les oraux. Ce n’était pas toujours facile. Mais pourquoi ne chercheriez-vous pas à savoir si Boyd a jamais eu des intérêts financiers quelconques à Lieuvert ? Peut-être était-il dans une position qui lui a permis de contrôler la publicité durant quelques années ?
– Heureusement que vous avez compris. Ils auraient pu vous supprimer. »
Dazella en était à son second mandat de député, un phénomène archaïque à l’époque. Après avoir coupé la communication, Nicholson entreprit de réfléchir à la campagne qui, trois ans auparavant, avait amené Dazella au Congrès pour la première fois. C’avait été son premier contact avec la politique contemporaine. Ce n’avait pas été drôle. Cette fois-là, Dazella avait failli de peu se faire tuer.
Cette campagne-ci serait encore pire. Il imaginait les efforts que tenterait l’organisation Boyd pour contrôler son propre cerveau et celui de ses amis. Ils attaqueraient son psychisme avec toutes les armes de l’arsenal moderne. Aussi clairement qu’un film sur un écran, il voyait les techniciens de la psychologie manœuvrer dans le Huitième District Electoral, tandis que les deux partis lutteraient pour s’acquérir la pensée des électeurs et neutraliser l’action de leurs adversaires. Il prévoyait des violences et des agissements néfastes pour l’esprit humain – tout ce qu’il réprouvait et désirait éliminer à jamais de la société.
Il avait gagné la première bataille, mais cela signifiait seulement qu’il lui faudrait continuer la guerre et livrer encore une bonne centaine de batailles. Pour un peu, il aurait aimé avoir perdu.
Traduit par BRUNO MARTIN.
Greenplace.