LE BOOMERANG
Par Gene Wolfe
La souveraineté est révolte, ce n’est pas exercice du pouvoir. L’authentique souveraineté refuse…
GEORGES BATAILLE,
Méthode de méditation.
Lieuvert décrivait un noyautage au cours de sa mise en place. En voici une autre version, située chez les grands de ce monde, un peu comme chez Albee, plus haut même. Les rebelles sont sur la défensive, et leur position n’est pas facile : eux-mêmes n’y croient qu’à moitié, ils sentent la récupération qui s’annonce – une récupération réelle, très éloignée des images mythiques au travail chez Ellison, Kagan et Hill. On songe plutôt à Leiber et surtout à Aldiss : celui qui perd les batailles, c’est celui qui négocie ; le traître de vocation, c’est l’homme de bonne volonté. Bigre !
L’APPARTEMENT de la jolie Miss Bushnan était tout de cuir teint en rouge acrylique et en vert. Le cuir véritable, rouge acrylique et vert, était le dernier cri cette année-là. Mais le secrétaire Louis XIV, Sal, faisait terriblement déplacé dans ce décor.
L’appartement avait inspiré à Miss Bushnan, dès le jour de son installation, une antipathie immédiate – mais elle ne pouvait guère s’en plaindre car elle eût risqué d’offenser toute la ville de Genève et la Suisse elle-même, nation souveraine. Ce soir-là elle faisait de son mieux pour aimer le rouge et le vert, tout en soulageant ses yeux par la contemplation rafraîchissante de la fontaine. C’était une copie d’une salière de Cellini, d’un effet ravissant, si incongrue que pût être une fontaine dans un appartement du cent vingt-cinquième étage. Puis son esprit dévia comme d’habitude et elle se demanda vaguement où elle aurait pu échouer si elle avait dû trouver quelque chose par ses propres moyens, et sans avoir rien réservé, en pleine saison touristique : sans doute au troisième étage d’une crasseuse pension banlieusarde.
Elle bénissait donc la générosité de la république souveraine de Suisse, elle bénissait cette ville de Genève qui donnait à pleines mains. Et elle bénissait la Conférence des Nations Unies sur les Valeurs Humaines, qui, pour la plus grande gloire de la République helvétique, et cœtera, invitait ses libres montagnards à loger gratuitement les participants, y compris les observateurs sans droit de vote comme elle-même, dans de luxueux appartements de leurs hôtels alors que la saison d’été battait son plein. Sal venait de lui apporter un cocktail bicolore, et, prenant son verre sur le bord de la fontaine pour en boire une gorgée, elle fut quelque peu surprise de le voir aux trois quarts vide – rouge et vert.
Un triton nu musculeux à demi-couché sur la fontaine, les cheveux, la barbe, la bouche, les oreilles inondés, semblait pleurer pour elle de ses yeux inexpressifs lisses comme des œufs. Reposant soigneusement son verre vide sur le bord de la vasque, elle caressa la chair de pierre humide et lisse ; un triton. Avec un sourire elle lui fit, mentalement, compliment de sa beauté, et il en rougit, prenant la teinte rose de certaines limonades. En imagination, elle se déshabilla pour aller rejoindre son triton, et l’eau fraîche fut comme un baume à son visage brûlant, empourpré. Non qu’elle pût éprouver, se dit-elle soudain, le moindre désir réel pour le triton dans l’hypothèse improbable où il serait métamorphosé en être vivant. Si un soir elle voulait des hommes dans son lit, elle pouvait en trouver une dizaine sans problème, et la mémoire de Sal pourrait ensuite retracer l’aventure par le menu en vue d’une éventuelle publication. Elle désirait un homme, oui, mais un seul et c’était Brad. Brad ? La femme redoutable et cruelle qui vivait au fond de son crâne, cette femme que la boisson rouge et verte n’avait pas encore noyée, lui rappela que son nom véritable, comme son procès l’avait révélé, était Aaron. Le triton disparut, aussitôt remplacé par Brad, rieur, s’ébrouant sur le sable après un bain dans l’Océan et levant les bras pour attraper la serviette qu’elle lui lançait. Brad courant dans le ressac…
Sal interrompit sa rêverie ; il arrivait sur ses roulettes silencieuses.
« Un monsieur désire vous voir, Miss Bushnan. »
Ses tiroirs postiches avaient de vraies poignées métalliques qui firent un léger cliquetis, comme une joaillerie de carnaval, lorsqu’il s’arrêta pour délivrer son message.
« Qui donc ? »
Miss Bushnan s’était redressée en écartant de son visage une mèche folle de ses cheveux bruns.
Sal répondit sur un ton neutre :
« Je ne sais pas. »
En dépit du plaisant début d’ivresse qu’elle éprouvait, Miss Bushnan trouva que ce ton neutre avait quelque chose de louche.
« Il ne t’a pas donné son nom ou sa carte ?
– Si, Miss Bushnan, mais je ne peux le lire. Pourtant je suis sûr que vous n’ignorez pas, Miss Bushnan, qu’il existe pour moi sur le marché un ensemble intellectronique de langue italienne pour deux cents dollars seulement, permettant d’apprendre à lire, écrire et parler cet idiome, et dispensant une connaissance élémentaire des grandes œuvres de l’art italien.
– Publicité gratuite et dont notre contrat me fait une obligation, dit Miss Bushnan avec une ironie sarcastique qui fut sans effet sur Sal.
– Oui, dit celui-ci, c’est merveilleux, n’est-ce-pas ? »
Miss Bushnan pivota dans son fauteuil vert.
« Il t’a effectivement remis une carte. Je la vois dans une de tes cases. Sors-la et regarde-la. »
On eût pu croire que le secrétaire Louis XIV cachait un serpent d’argent lorsqu’un des bras de Sal en sortit. Avec des doigts d’acier semblables à des ongles, il prit la carte et la présenta devant un motif décoratif en spirale destiné à dissimuler un œil électronique.
« Et maintenant, dit Miss Bushnan patiemment, fais comme si ce n’était pas de l’italien, mais plutôt un anglais qui aurait été mutilé par une erreur de retraduction automatique. Vois-tu quel peut être le sens originel le plus probable ?
– Sa Sainteté le pape Honorius V.
– Ah ! bien, dit Miss Bushnan, se redressant dans son fauteuil. Fais entrer ce monsieur. »
Sal s’éloigna dans le discret murmure de ses servomoteurs. Miss Bushnan eut tout juste le temps d’entrevoir une dernière image de rêve. Brad, le regard serein, seul avec elle sur la plage de Cap Cod. Brad parlant du passé, parlant du divorce, Brad exprimant un regret sincère…
Le pape portait un simple complet sombre ave une cravate de satin blanc sur laquelle était brodé en or la tiare pontificale. C’était un homme d’un certain âge qui, n’ayant jamais été grand, était maintenant voûté. Miss Bushnan se leva. Elle avait sa place à ses côtés aux sessions du Conseil, et elle avait eu l’occasion d’échanger quelques mots avec lui lorsqu’ils se restauraient pendant les suspensions de séance ; il prenait généralement un verre de vin rouge, et elle soit un bon thé anglais, soit un horrible café suisse à l’eau-de-vie ; mais jamais l’idée ne l’avait effleurée qu’il pourrait un jour avoir à s’entretenir avec elle en privé.
« Votre Sainteté, dit-elle avec toute la suavité que son état de légère ivresse lui permettait de prononcer ces mots peu familiers, quelle heureuse surprise ! »
Sal compléta ainsi ces paroles :
« Voulez-vous prendre quelque chose ? »
Lui jetant un regard en coulisse, Miss Bushnan vit qu’il avait mis sur la tablette rabattable une bouteille de scotch, une bouteille d’eau gazeuse et deux verres avec des glaçons.
Le pape fit un geste de refus et, une fois installé dans son fauteuil, prononça ces mots sans équivoque :
« J’apprécie hautement votre hospitalité, mais je serais heureux d’avoir avec vous une conversation privée.
– Bien sûr, dit Miss Bushnan ; Mon secrétaire vous gêne, Votre Sainteté ? » ajouta-t-elle lorsque Sal eut disparu en direction de la cuisine.
Le pape sortit un cigare du fond d’une poche et fit un signe d’acquiescement.
« Oui, je le crains. Je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour les meubles qui parlent. Vous permettez que je fume ? »
Il n’avait qu’une très légère pointe d’accent italien.
« Oui, je vous en prie, si cela peut vous être agréable. »
Le pape accueillit d’un sourire ces paroles gracieuses, et frotta une allumette de cuisine archaïque sur le plastique imitation marbre de la fontaine. Il n’en resta aucune trace, et lorsque ensuite Sa Sainteté jeta son allumette à l’eau, elle n’y dansa qu’un bref instant avant de disparaître.
« Je suis peut-être vieux jeu, poursuivit le pape, mais dans ma jeunesse, quand on spéculait sur la possibilité de ces engins, on les voyait construits plus ou moins à notre image. Un peu comme une armure.
– En voilà, une idée ! Autant donner aux radios la forme de la bouche humaine, et aux écrans de télévision celle d’un trou de serrure. »
Le pape eut un rire étouffé.
« Cette idée, je n’ai pas dit que je me proposais de la défendre. Je rappelais seulement qu’elle était répandue parmi nous autrefois.
– Je suis sûre qu’on a dû y penser…
– Mais le travail nécessaire pour donner figure humaine à la chose eût été trop considérable, dit le pape. Un meuble à tiroirs revient bien meilleur marché qu’un agencement de métal articulé, et cela donne un robot qui n’a pas l’air d’être mort lorsqu’il a cessé de fonctionner. »
Voyant son interlocutrice en proie à une certaine agitation nerveuse, le pape enchaîna avec une onction souriante :
« Vous autres Américains, voyez-vous, vous n’êtes pas les seuls à fabriquer des objets. Il se trouve que je compte parmi mes amis le président d’Olivetti. Un sceptique comme tous ses semblables, c’est le signe des temps, mais… »
Le pape n’acheva pas sa phrase ; haussant les épaules, il tira une bouffée de son cigare noir. Miss Bushnan se rappela le jour où elle avait demandé au délégué de la France qui était cet homme. Elle préférait ce Français, typiquement svelte et très soigné outre son physique séduisant, aux hommes d’affaires ventripotents qui représentaient son propre pays.
« Vous ne savez pas qui est l’homme assis à vos côtés, mademoiselle ? avait-il dit d’un ton badin. Voilà qui est fort intéressant. Voyez-vous, je sais qui est cet homme, mais j’ignore qui vous êtes, vous. Tout ce que je sais, c’est que je vous vois tous les jours et que vous êtes beaucoup plus jolie que la dame de Russie ou la dame du Nigeria, et peut-être aussi chic, à votre manière, que cette chipie qui écrit sur nous dans Le Figaro. Dites-m’en davantage, et je vous renseignerai. »
Elle dut s’exécuter. Elle s’embrouilla dans la cohue tourbillonnante des secrétaires de délégués, des secrétaires de secrétaires et des représentants non identifiables des ambassades de toutes les nations participantes, et se sentit sombrer dans le ridicule.
« Ah ! dit le Français lorsqu’elle en eut terminé, c’est très aimable à vous de faire ce travail bénévolement, mais est-ce nécessaire ? Nous ne sommes plus au XXe siècle, et les gouvernements savent fort bien traiter la plupart d’entre nous.
– C’est une opinion répandue ; c’est pourquoi, je pense, rares sont devenus ceux qui savent donner. Nous nous efforçons, quant à nous, de procurer un peu de chaleur humaine à ceux que nous aidons, et je m’aperçois qu’il m’est aisé de rencontrer les gens qui peuvent m’apporter quelque chose à cet égard. Mes collaborateurs, en somme. Nous formons un cercle très fermé.
– Quelle magnanimité ! »
Ces mots étaient dits avec un petit pli au coin de la bouche, et elle se sentait comme une enfant face à une grande personne.
« Mais vous m’avez questionné sur l’identité du noble vieillard. C’est le pape.
– Le quoi ? »
Aussitôt, d’ailleurs, le sens du mot « pape » lui était revenu, et elle se corrigea :
« Je croyais qu’il n’y en avait plus.
– Oh ! non, dit le délégué français avec un clin d’œil, ça existe toujours. En tout petit, mais c’est toujours là… Voyons, vous semblez fatiguée de rester debout dans cette foule. Permettez-moi de vous offrir une liqueur, et je finirai de vous renseigner. »
Il l’avait conduite à un restaurant panoramique dominant le lac, et elle avait pris grand plaisir à voir les serveurs le désigner aux touristes en chuchotant, même si les touristes étaient pour la plupart des Allemands, des gens inconnus. Bien entendu, on leur donna une table près de la fenêtre et, tandis qu’ils sirotaient leurs boissons et fumaient en regardant le lac, le délégué français lui parla, non sans digressions – c’est le mot qu’il employa – multiples, d’une grand-tante à lui qui avait été « croyante » et de deux ex-femmes qui ne l’étaient pas. (L’histoire qu’on lui avait enseignée à Radcliffe avait laissé à Miss Bushnan l’impression que tout avait pris fin avec Jean XXIII, exactement comme si le Saint Empire Romain avait eu le tact et le bon goût de disparaître une fois devenu indésirable. Les, machines à enseigner vous permettaient de dresser la liste des empereurs romains, des papes, des sultans, etc., en pressant différents boutons. Une fois le travail terminé, l’écran s’éclairait en rose pendant une minute – on appelait ça renforcement – et vous indiquait votre niveau. Après quoi, à moins d’avoir de la chance, il fallait dresser une autre liste, mais les papes avaient disparu et il convenait de les remplacer dans la même colonne, par les rois de suède)
Miss Bushnan avait demandé au délégué Français :
« Il n’en reste que cent mille ? Dans le monde entier ?
– A peu près. Je parle des vrais croyants. Bien sûr, beaucoup plus nombreux sont ceux qui continuent à se parer de ce nom, voire à faire asperger leurs enfants s’ils y pensent. Combien ? Disons deux cent cinquante mille. Mais leur nombre est en constante diminution. Il n’est pas impossible – qui sait ? – que la tendance se renverse et que leur nombre augmente. De telles fluctuations se sont déjà produites. »
Et elle avait répondu :
« Il me semble qu’on aurait dû juguler tout ça depuis belle lurette. »
Le pape se redressa légèrement et fit tomber des cendres dans la fontaine.
« En tout cas, dit-il, ces engins me mettent mal à l’aise. J’ai toujours l’impression que je leur suis antipathique. J’espère que vous ne m’en voulez pas.
Elle sourit et fit allusion au facteur commodité, précisant qu’elle avait fait venir Sal de New York par mer, enfermé dans une caisse à claire-voie.
« Je suis heureux, en un sens, que mon prédécesseur se soit déchargé sur le gouvernement de la responsabilité du Vatican. Faute d’un personnel suffisant, nous utiliserions ces objets. Des vitraux, sans nul doute, entreraient dans la fabrication des nôtres. »
Miss Bushnan rit par politesse. En fait, elle avait envie de tousser. Le cigare du pape avait l’odeur âcre des produits bon marché qu’on fume dans les cafés italiens de bas étage. L’idée la traversa que peut-être il était de la plus basse extraction. Ses mains étaient noueuses et tordues comme celle d’un vieux jardinier qui aurait passé toute son existence à arracher les mauvaises herbes.
Il allait reprendre la parole lorsque Sal, rentrant sur ses roues silencieuses, l’interrompit.
« On vous demande au vidéophone », dit-il à Miss Bushnan.
Celle-ci pivota dans son fauteuil, pressa les touches « Écoute » et « Enregistrement » sur son panneau de communication, tout en faisant signe au pape de rester assis. L’écran s’alluma et elle dit « Bonsoir » au robot de service qui avait effectué l’appel.
Le robot répondit en annonçant : « Son Excellence le Délégué plénipotentiaire de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, la camarade Natacha Nikolayeva. » L’image scintilla et une blonde capiteuse d’une quarantaine d’années, un peu défraîchie dans sa toilette criarde, mais servie par de très grands yeux et un teint comme on en voit peu, remplaça le robot. La déléguée soviétique avait été actrice autrefois, au temps où elle était la femme d’un général ; à en croire certains ragots, elle devait son rôle actuel aux faveurs que lui accordait le Secrétaire du Parti.
« Bonsoir », dit Miss Bushnan, et elle ajouta : « camarade Nikolayeva »
La déléguée soviétique lui adressa un sourire radieux.
« Je vous appelle, chérie, pour savoir si vous avez aimé mon petit discours d’aujourd’hui. Je n’ai pas été trop longue ? Vous n’avez pas eu trop de mal à me suivre en traduction avec le casque ?
– J’ai trouvé ça très émouvant », dit Miss Bushnan prudemment. En fait elle avait été consternée par les allusions de la Soviétique aux chambres à gaz d’Hitler et par ses clichés sur la nécessité de restituer à la vie humaine une valeur économique. Sinon, autant transformer les êtres vivants en savonnettes – c’est à cela que revenait son raisonnement. Bien sûr, elle se garderait bien de le dire à la déléguée soviétique.
« Je vous ai convaincue ? »
Brad transformé en savon. Comique, non ? Et pourtant ce ne l’était pas. Elle se frotterait avec une savonnette, et elle en verrait émerger lentement un des doigts de Brad. La Soviétique ne la quittait pas des yeux, attendant une réponse.
« Pourquoi vouloir me convaincre ? dit-elle en souriant, cherchant à éluder la question. Après tout, je ne suis qu’une observatrice.
– C’est pour moi une nécessité, je la ressens en mon âme, dit la Soviétique en pressant une main éblouissante de diamants sur un de ses seins opulents. Et je la ressens si profondément.
– Je n’en doute pas. C’était un discours remarquable. Très dramatique.
– Alors vous me comprenez ? C’est merveilleux, chérie. Écoutez, vous savez que j’habite à notre ambassade. Voulez-vous dîner avec nous ? Ce sera mardi, et le Tout-Genève sera là. »
Miss Bushnan hésita un moment, et elle consulta le pape d’un bref coup d’œil. Ce dernier, assis hors du champ de vision de la Russe, lui présentait un visage impassible.
« Chérie, je vais vous dire un secret que j’avais juré de ne pas vous révéler – mais je violerais tous les serments pour vous. Le délégué français m’a prié de vous inviter. Je l’aurais fait de toute façon, bien entendu, mais il me l’a demandé. Il est tellement timide ; si vous venez, je lui ai promis de vous placer à côté de lui. Ne lui dites pas que je vous ai prévenue.
– J’accepte avec grand plaisir votre invitation.
– Cela aussi, c’est merveilleux. »
Le sourire de la déléguée soviétique disait : Nous sommes entre femmes et je vous aime, ma petite.
« Mardi ? Le lendemain du vote final ?
– Oui, mardi. J’attendrai cette soirée avec une impatience ! »
Lorsque l’écran se fut assombri, Miss Bushnan dit au pape :
« Il y a quelque chose là-dessous. »
Le pape se contenta de la regarder comme s’il essayait d’évaluer ce qu’il pouvait y avoir derrière ce visage et ces yeux bruns, séduisants certes, mais sans rien de frappant.
Au bout d’un moment Miss Bushnan poursuivit :
« Que le délégué français m’invite à dîner, je veux bien, mais il n’irait pas m’inviter à un dîner officiel pour m’avoir comme voisine de table. Et d’autre part cette Russe nous a ignorés, vous et moi, depuis le début de la conférence. Que se passe-t-il ?
– Oui, dit le pape lentement, il y a effectivement du nouveau. Je vois que vous n’êtes pas au courant ?
– En effet.
– Par un heureux hasard, je suis moi-même au courant. Il arrive que le délégué portugais se confie à moi.
– Voulez-vous me raconter ?
– C’est là le but de ma visite. Les délégués se sont réunis cet après-midi après la séance publique. Ils ont décidé de solliciter nos suffrages pour la séance de clôture.
– Nos suffrages ? s’écria Miss Bushnan éberluée. Les suffrages des observateurs ?
– Oui. Notre vote, naturellement, n’aura aucune validité. Il ne peut être comptabilisé. Mais ces gens-là veulent l’unanimité sans restriction – ils veulent inscrire nos noms sur le procès-verbal de séance.
– Je comprends.
– Je suis l’Église, et vous la Charité. Les gens avaient cessé de mettre leur foi en nous et ne croyaient qu’aux gouvernements. Mais ceux-ci voient maintenant la foi leur échapper. Il n’est pas certain qu’elle nous revienne, mais ce n’est pas impossible.
– Et voilà pourquoi je vais être régalée.
– Et même courtisée, j’imagine. Les Français s’enthousiasment pour cette idée ; leur système pénal se désagrège depuis qu’ils ont perdu leurs colonies africaines voilà plus de cinquante ans. »
Miss Bushnan avait les yeux fixés sur ses genoux, lissant sa jupe d’un geste machinal. Elle leva les yeux brusquement et son regard rencontra celui du pape.
« Et vous ? Que vont-ils vous offrir ?
– Certainement pas les évêchés de l’Europe de l’Est. Je les soupçonne de vouloir me payer surtout ; en monnaie de singe.
– Et si nous leur faisons opposition ?
– Dans ce cas, c’est à notre étendard que se rallieront les millions d’hommes qui détestent leur idée et les millions d’autres hommes qui viendront à la détester lorsqu’ils l’auront vue à l’œuvre.
– Mon mari – mon ancien mari, techniquement – est en prison, Votre Sainteté. Vous le saviez ?
– Non, bien sûr. Si je l’avais su…
– Nous avons formé le projet de nous remarier lorsqu’il sera libéré. Et pour lui avoir rendu visite en prison, je sais à quoi nous nous exposons si leur motion n’est pas votée. Je sais quelle est notre situation actuelle. Ce n’est pas le paradis. »
Miss Bushnan vit surgir Sal à ses côtés.
« Vidéophone, Miss Bushnan. »
La face bouffie du délégué américain remplit l’écran,
« Miss… euh… Bushnan ? »
Elle acquiesça.
« Je n’ai que trop longtemps différé., euh… le plaisir de faire votre connaissance. »
Elle répondit pour lui faire gagner du temps :
« J’ai entendu dire que vous avez décidé de faire voter les observateurs.
– Bien, bien. »
Le délégué américain tambourinait des doigts sur son bureau et semblait vouloir éviter son regard.
« Miss Bushnan, êtes-vous consciente de l’ampleur… euh… de la crise financière dont notre nation est menacée ?
– Je ne suis pas économiste.
– Mais, sans être une spécialiste, vous êtes bien informée. Vous connaissez la situation. Miss Bushnan, il y a aujourd’hui près de 250 000 hommes et femmes dans les prisons des États-Unis. Et chacun d’eux coûte, nous coûte à nous contribuables, Miss Bushnan, cinq mille dollars par an – je dis bien chacun d’eux. Cela fait un total d’un milliard de dollars par an.
– Je crois me rappeler vous avoir entendu donner ces chiffres au cours de la troisième séance.
– C’est bien possible. Mais nous avons tous intérêt à restaurer la prééminence internationale dont jouissaient jadis les États-Unis. N’est-ce pas, Miss Bushnan ? Et pour ce faire nous avons dû emprunter assez largement au modèle soviétique. Cela nous a été bénéfique. Nous avons pris une leçon d’humilité, en quelque sorte. »
Elle acquiesça.
« Sécurité de l’emploi pour tous, rémunérations hiérarchisées et fondées sur l’ancienneté, tel était autrefois notre credo. C’est ce qu’on appelait la libre entreprise, et nous en étions fiers. En bien, les communistes ont modifié nos conceptions. Stimuler le rendement et sévir s’il est insuffisant. Ils nous ont mis au pied du mur et forcés à apprendre cette leçon, et maintenant… eh bien, quoi que vous puissiez dire, la situation, grâce à Dieu, s’est améliorée.
– C’est ce qu’on m’a donné à entendre. »
Le délégué américain allait enfin accoucher :
« Ils ont trouvé un nouveau truc. Vous savez qu’ils avaient autrefois des équipes de… euh… de travailleurs en Sibérie. Et un beau jour, un commissaire astucieux a pensé : bon Dieu, si les paysans peuvent faire pousser plus de légumes sur des lopins de terre qui leur appartiennent, ne pourrait-on utiliser aussi les prisonniers plus efficacement de cette façon ?
– Si mes souvenirs sont exacts, vous avez fait valoir dans votre discours que si la moitié des prisonniers américains pouvaient être loués à des propriétaires pour cinq mille dollars par an, ce revenu couvrirait l’entretien de l’autre moitié.
– J’ai parlé de fermiers, et non de propriétaires. Avec une clause de tacite reconduction. La nation cesserait ainsi de traîner aux pieds un boulet d’un milliard de dollars.
– Je ne vois pas ce qui nous empêche de faire cela sans adhérer à la convention internationale ; actuellement en discussion. »
Le délégué américain fit un large geste de protestation.
« Non, non ! Il faut que nous réalisions ce projet dans un cadre mondial. Après tout, Miss Bushnan, le commerce international est l’une des rares et des plus puissantes forces de cohésion. Il faut mettre tous les moyens en œuvre pour réaliser les structures d’un marché supranational. »
Assis hors du champ de vision de l’Américain, le pape dit à voix basse :
« Demandez-lui s’ils persistent à leur donner le nom d’esclaves. »
Docile, Miss Bushnan demanda : « Persistez-vous à les appeler esclaves ? Je veux dire dans la rédaction définitive de la convention.
– Oh ! oui, fit le délégué des États-Unis en se penchant en avant et en baissant la voix. Nous prenons le mot dans le sens qu’il a en anglais. Mais je ne vous cacherai pas que nous – nous, c’est-à-dire les Britanniques et les Canadiens tout autant que les Américains -, nous avons eu bien du mal à faire avaler ça aux Soviets. Le mot esclave ne leur plaît pas parce qu’il vient de slavus, slave. Mais c’est un mot qui fera vendre. Les gens adorent l’idée d’avoir des esclaves, les robots nous y ont habitués et la chose est rendue pratique par l’usage des tranquillisants et des pilules contre l’agressivité. Enfin cela nous permettrait de renouer avec le passé en un temps où de tels liens n’ont que trop tendance à s’affaiblir. Les gens se sentent aujourd’hui manipulés, Miss Bushnan, ils veulent exercer eux-mêmes leur autorité sur d’autres personnes.
– Je vois. Et cela va les faire sortir de prison. Les placer dans un cadre décent.
– Mais oui, certainement, et… euh… vous paraissiez douter à l’instant de la nécessité d’un accord international et d’un marché international. Ne perdez pas de vue que notre nation a diablement besoin aujourd’hui de numéraire ; et c’est notre malédiction – ou… euh… notre bénédiction si l’on voit le côté positif des choses – que d’avoir le taux de criminalité le plus élevé parmi les grandes nations. Ce sera donc là un marché où les États-Unis seront exportateurs, Miss Bushnan.
– Je vois, répéta Miss Bushnan.
– Peut-être avez-vous eu vent des bruits selon lesquels les Soviets jetteraient sur le marché un certain nombre de… euh… campagnards pour répondre à la demande. Bien entendu, ce sont des calomnies, et de toute manière ce genre de chose serait impensable aux États-Unis. J’ai cru comprendre que vous êtes riche, Miss Bushnan, votre père fait partie du gouvernement, je suppose.
– Il en faisait partie. Il est mort. Il était au ministère de l’Agriculture.
– Donc vous êtes d’une famille de fonctionnaires dévoués au bien public, et vous devez comprendre qu’il faut dans une démocratie écouter la voix du peuple ; or notre projet répond au vœu du peuple. D’après… euh… les derniers sondages, il rencontre 79 p. 100 d’adhésions. Je ne vous cacherai pas que vous mettriez notre pays dans l’embarras si vous votiez contre le projet ; et loin d’en tirer un quelconque bénéfice, l’organisation que vous représentez en souffrirait gravement.
– Est-ce une menace ?
– Non, bien sûr. Mais je vous demande de réfléchir à ce qu’il adviendrait de votre organisation si elle cessait de bénéficier d’une exemption d’impôts. Je pense qu’en votant contre la motion vous risqueriez… euh… de donner à Washington l’impression que vous participez à une activité politique. Ce qui entraînerait, bien entendu, la suppression de l’exemption.
– Mais un vote en faveur de la motion ne constituerait pas une activité politique ?
– Aux yeux de Washington, il serait tout naturel que votre organisation soutienne cette cause humanitaire. La question, à mon avis, ne se poserait même pas. Vous devez comprendre, Miss Bushnan, que lorsqu’une mesure… euh… aussi révolutionnaire est en délibération, l’humanité doit être quasi unanime. Même une opposition symbolique pourrait être désastreuse. »
Paraphrasant le pape, Miss Bushnan récita :
« A notre étendard pourraient se rallier les millions d’hommes qui détestent cette idée.
– Des millions, c’est certainement une exagération ; des milliers, peut-être. Mais votre analyse est correcte, et il faut empêcher cela. Miss Bushnan, Washington m’a adressé un dossier sur vous. Le saviez-vous ?
– Comment aurais-je pu ?
– Votre ancien époux est incarcéré dans le pénitentiaire fédéral d’Ossining, à New York. Dans les lettres que vous avez échangées, vous avez exprimé tous deux l’intention de vous remarier après sa libération. Ces lettres étaient-elles sincères, Miss Bushnan ?
– Je ne vois pas ce que ma vie privée a à voir avec cette affaire.
– Mon seul désir est d’utiliser votre cas à titre d’exemple – d’exemple qui vous touche, si je puis dire. Dans le régime actuel, votre ancien époux ne serait pas libéré avant cinq ans ; mais si la motion est votée, vous pourrez louer les services de… euh… »
Le délégué des États-Unis s’interrompit pour consulter un papier sur son bureau.
« Brad, dit Miss Bushnan.
– Oui, Brad. Vous pourriez donc louer ses services au gouvernement pour ces cinq années. Vous seriez heureux, l’un et l’autre, d’être réunis, et votre bonheur aurait comme conséquence directe une économie de vingt-cinq mille dollars pour votre gouvernement. Que pourriez-vous y trouver à redire ? En fait, je peux vous promettre que votre mari serait l’un des premiers prisonniers libérés dans le cadre de ce projet et qu’il vous serait, si je puis dire, réservé. Vous n’auriez pas à craindre qu’il soit attribué à quelqu’un d’autre, soyez sans inquiétude à cet égard. Naturellement, vous seriez censée le surveiller. »
Miss Bushnan acquiesça en un lent signe de tête.
« Je comprends, dit-elle.
– Puis-je vous demander si vous avez l’intention de soutenir notre projet ?
– J’hésite à vous répondre. Je sais que vous ne me comprendrez pas.
– Oh ? dit l’Américain en se penchant en avant jusqu’à ce que son visage remplisse le petit écran. Expliquez-vous.
– Vous vous imaginez que je verrai seulement l’intérêt de Brad et le mien et que je vais accepter que vous vendiez les Américains dont vous ne voulez pas, que vous les vendiez pour qu’ils crèvent dans des mines. Vous vous trompez. Cela détruirait, pour Brad comme pour moi-même, ce qui peut subsister de notre amour. Je le sais. Je sais ce que Brad éprouvera lorsque sa femme sera aussi sa geôlière. Cela le dépouillera de la virilité qui peut lui rester, et les cinq ans ne se seront pas écoulés qu’il me haïra – comme il me haïra si je ne l’achète pas, sachant que j’en ai eu la possibilité. Mais vous allez réaliser votre projet, qu’il soit approuvé ou non par l’organisation que je représente, et pour sauver cette organisation – en considération du bien qu’elle fait maintenant et du bien qu’elle fera parmi les esclaves de demain – je voterai la motion.
– Vous soutiendrez la motion ? »
Le délégué américain semblait la transpercer du regard.
« Je soutiens la motion. Oui.
– Parfait. »
La main du délégué américain se dirigeait vers la touche « Stop » de son panneau de communication, mais Miss Bushnan intervint.
« Attendez ! Et l’autre observateur, le pape, qu’en, faites-vous ?
– Il sera facile à neutraliser, car son Église est subordonnée aujourd’hui, presque entièrement, au bon vouloir du gouvernement italien.
– Il n’a pas encore donné son accord ?
– Soyez sans crainte, dit le délégué des États-Unis, les Italiens vont le contacter. »
Son doigt pressa la touche « Stop » et son image disparut.
« Ainsi vous avez cédé, dit le pape.
– Et vous, vous n’en feriez pas autant ? surtout en sachant que tout crédit pour le fonctionnement de votre Église serait aussitôt supprimé en cas de vote négatif ?
– Je pourrais m’abstenir, avoua lentement le pape, mais jamais je ne pourrais me résigner à voter en faveur du projet.
– Que diriez-vous de leur mentir si c’était le seul moyen d’obtenir le droit de vote ? »
Le pape regarda Miss Bushnan d’un air étonné, puis ses yeux lui sourirent.
« Pourriez-vous leur promettre un vote favorable, Votre Sainteté, tout en étant décidé à voter contre eux ?
– Je n’en vois pas la possibilité. Comprenez-moi : je dois considérer ma position aussi bien que ma conscience.
– Heureusement, ce n’est pas mon sentiment. L’idée ne vous est pas venue que si l’on nous demande nos suffrages, c’est en postulant qu’ils seront favorables ? Mais la chose n’a pas été annoncée, que je sache ? »
Le pape acquiesça.
« Je vois ce que vous voulez dire. Si la décision a été rendue publique, ils ne peuvent revenir dessus ; mais les choses étant ce qu’elles sont, s’ils n’approuvent pas ce que nous leur disons…
– Vous oubliez qu’ils auront convoqué pour le vote final toutes les agences de presse du monde.
– Vous êtes une fille intelligente, dit le pape en hochant la tête. C’est une leçon pour moi de penser combien je vous ai sous-estimée, non seulement pendant toutes ces journées où j’étais à côté de vous dans la tribune, mais ce soir en vous rendant visite. Au demeurant c’est une bonne chose ; Dieu veut m’enseigner l’humilité, et Il a choisi pour ce faire une enfant comme Il le fait si souvent. Vous pensez bien qu’après la conférence je vous donnerai tout le soutien que je pourrai. Je publierai une encyclique… »
Miss Bushnan l’interrompit par cette considération pratique :
« Si vous sentez que vous ne pouvez pas leur mentir, il nous faudra trouver une excuse pour expliquer votre absence lors du vote.
– J’en ai une. Vous n’avez… sans doute pas entendu parler de Mary Catherine Bryan ?
– Je ne crois pas. Qui est-ce ?
– C’est – ou plutôt c’était – une nonne. En fait la dernière des nonnes depuis trois ans. Depuis la mort de Carmela Rose. J’ai appris ce matin, par un appel vidéophonique, que Mary Catherine a rendu le dernier soupir la nuit dernière et que ses obsèques doivent avoir lieu mardi prochain. Le gouvernement nous permet encore d’utiliser la basilique Saint-Pierre en de telles circonstances.
– Ainsi vous ne serez pas ici, dit Miss Bushnan en souriant. Mais parlez-moi de la défunte ; c’est passionnant, une nonne.
– Je n’ai pas grand-chose à dire. Elle appartenait à la génération de ma mère et vivait depuis quatre ans dans un appartement de la Via del Fori. Seule depuis la mort de sœur Carmela Rose. En fait elles n’avaient jamais fait bon ménage parce qu’elles appartenaient à des ordres différents, mais Mary Catherine pleura pendant des semaines, je m’en souviens, après la mort de sœur Carmela Rose.
– Portait-elle de ces merveilleuses robes flottantes qu’on voit sur les images ?
– Oh ! non, les nonnes n’ont plus à… »
Le pape s’interrompit et son visage perdit son expression animée pour devenir celui d’un très vieil homme.
« Excusez-moi, poursuivit-il, j’avais oublié de vous dire que les nonnes n’en portent plus depuis soixante-dix ans. Elles ont renoncé à cette tenue, en fait, quelques années avant que nous n’abandonnions, nous autres prêtres, nos cols sacerdotaux. Je dois vous dire que de temps à autre j’ai tenté de convaincre une femme de…
– De quoi ?
– Eh bien, on disait autrefois « prendre le voile ». Cela aurait maintenu la tradition vivante pour le plus grand plaisir de Mary Catherine et de sœur Carmela Rose. Je parlais aux filles de toutes les choses auxquelles elles n’auraient pas à renoncer ; elles me répondaient qu’elles allaient y réfléchir, mais je ne les revoyais jamais.
– Je suis désolée que votre amie soit morte. »
Miss Bushnan fut surprise de constater qu’elle exprimait par cette simple formule un sentiment sincère.
« C’est la fin d’une chose qui a vécu presque aussi longtemps que l’Église elle-même – oh ! je suppose qu’on la verra renaître dans cinquante ou cent ans, lorsque l’esprit humain s’engagera sur une voie nouvelle ; mais une renaissance ne nous restitue jamais le passé. C’est un peu comme si on voulait réintroduire aujourd’hui le Kyrie Eleison dans la liturgie. »
C’était là de l’hébreu pour Miss Bushnan.
« Sans doute, dit-elle, mais…
– Mais quel est le rapport avec la question qui nous occupe ? Ce rapport est mince, je l’avoue. Mais je serai là-bas pendant le vote. Et peut-être ensuite pourrons-nous agir. »
Il se leva et s’ajusta, sur quoi Sal surgit aussitôt, le chapeau du visiteur en bonne place sur sa tablette de secrétaire. Miss Bushnan remarqua que si le couvre-chef était rouge, la plume logée dans son ruban était noire et non verte. Il observa en se couvrant :
« Vous savez que nous nous sommes d’abord recrutés en grande partie parmi les esclaves. En gros, tous les premiers chrétiens qui n’étaient pas juifs étaient soit des esclaves, soit des affranchis. Je vais maintenant célébrer les obsèques de la dernière religieuse ; peut-être me sera-t-il donné aussi d’admettre dans les ordres la première nonne des temps nouveaux. »
Sal récita :
« Sainte Macrine, sœur de saint Basile, fonda le premier ordre officiel de religieuses en 358. » Le pape sourit et dit : « Tout à fait exact, cher ami. » Et Miss Bushnan ajouta sans conviction : « Je lui ai acheté le programme des Grandes Religions du Monde il y a environ un an. Je suppose que c’est grâce à cela qu’il a su qui vous étiez. » Elle pensait de nouveau à Brad, et si le pape lui répondit, elle ne l’entendit pas, Brad esclave… La porte se referma et Sal marmonna : « Je n’ai tout simplement pas confiance en ce vieil homme ; il me donne la chair de poule. » Miss Bushnan sut alors qu’il était parti. « Il est inoffensif, dit-elle à Sal, et d’ailleurs il s’apprête à partir pour Rome. »
Soulagée de sa tension nerveuse, c’est alors seulement qu’elle put se dire à quel point ç’avait été formidable.
« Inoffensif, répéta-t-elle. Sal, s’il te plaît, remplis-moi mon verre. »
Mardi serait le grand jour. Le monde entier assisterait à la conférence, dont tous les participants seraient en rouge et vert. Mais elle, et elle seule, serait en bleu. Elle porterait une toilette bleue et ses perles. En imagination, elle voyait Brad derrière elle, nu jusqu’à la taille, des menottes de bronze autour des poignets.
« Je les commanderai chez Tiffany, dit-elle assez bas pour que Sal, occupé à la cuisine, ne l’entendît pas. Oui, chez Tiffany, mais pas de turquoise ou autres pierres fines, éviter tout clinquant. »
Rien que du bronze massif, avec peut-être ici et là une touche d’argent. Sal veillerait à ce qu’il polisse ça régulièrement.
Elle s’entendait dire à ses amies : « Sal l’oblige à les polir. Je lui dis que s’il ne le fait pas je le renverrai – bien entendu, je plaisante. »
Traduit par JEAN BAILHACHE.
How the Whip Came Back.