POURQUOI ILS ONT ENVAHI LA MAISON BLANCHE
Par Doris Pitkin Buck
Point de révolte : honorons les âges dans leurs chutes successives et le temps dans sa voracité.
Victor SEGALEN, Stèles.
Puisque nous en sommes aux rebelles dérisoires, parlons un peu des vieillards. L’auteur de la nouvelle que voici était déjà une grand-mère quand son texte, remarqué par Damon Knight, fut publié dans Orbit 3. C’était en 1966, et l’on parlait surtout de la contestation des jeunes. Mais l’effet de ras-le-bol n’épargne personne. Et la révolte est toujours possible. Il y a une révolte minimale qui est la maladie. Et quand tout le monde tombe malade…
Ce petit conte utopique, tout pétillant d’humour, marque l’entrée en scène d’un thème qui reviendra souvent dans la suite de ce volume : la Constitution des Etats-Unis. Il en va des constitutions comme de toutes les règles sociales : elles n’imposent que des compromis. Elles reconnaissent, en les canalisant, certaines formes du droit à la révolte. Comme l’aspirine, elles aident les sociétés bien portantes qui s’enrhument. Mais l’aspirine ne guérit pas le cancer. Oh ! non.
« HUBERT était content de vivre à une époque où les avions à réaction existaient encore. Les grands tunnels vous font traverser le continent bien plus vite, mais les deux heures de voyage en jet vous permettent d’admirer le paysage. Lila adorait l’entendre décrire les Rocheuses, cette longue table inclinée vers l’Ouest sur toute sa longueur. Hubert et Lila avaient le projet d’y aller en vacances, un jour. Il économisait consciencieusement ses crédits dans ce but. Mais la santé de Lila avait connu des hauts et des bas depuis qu’Hubert s’était porté volontaire pour la dernière guerre en Extrême-Orient.
« Lila continua à avoir des symptômes mal définis, mais inquiétants, même lorsque Hubert se vit décerner, outre la Médaille d’Honneur du Congrès, le Halo d’Argent de la Légion de la Pureté : il était en effet le seul soldat du Troisième Corps Expéditionnaire qui n’eût jamais mis les pieds dans un mauvais lieu, pas plus à Singapour qu’à Saigon, à Shanghai ou à Tokyo. Tandis que les décorations continuaient à pleuvoir, Lila abandonna momentanément la comptabilité familiale, tâche qui jadis avait incombé à Hubert, et passa les journées ainsi libérées à écrire des lettres extatiques. Les démangeaisons, les boutons, les essaims de taches rouges et les dilatations veineuses, ainsi que la douleur sourde qu’elles causaient, s’atténuèrent momentanément. Toutefois, dès qu’elle reprenait les calculs et les travaux de secrétariat qui avaient remplacé le ménage en tant que fléau domestique numéro un, tous ses maux reprenaient de plus belle, la blessant dans son corps et dans sa fierté.
« Hubert, qui l’idolâtrait comme un chevalier adore sa dame, réfléchissait longuement à ses problèmes. Lorsqu’elle l’accueillait, au retour de ses voyages d’affaires, avec un voile opaque cachant son nez jadis effronté et le renflement corail de sa bouche, Hubert s’attristait. Il n’était pas dénué d’imagination, et comprenait combien Lila devait souffrir d’avoir à cacher son visage. Il l’embrassa sur la tempe. Pour chaste qu’il fût, ce contact suffit pour que Lila retienne son souffle, aspirant de sa bouche un repli du voile. Ils essayèrent d’en rire, comme si c’était comique. Leurs yeux, pourtant, se voilèrent de larmes, car en réalité c’était une tragédie.
« Un jour, au retour d’Hubert, Lila fut incapable de quitter le lit. L’œdème enflait ses chevilles, et, pis, ses paupières, au point qu’elle ne pouvait ouvrir les yeux. Sa bouche, cependant, était visible sous les yeux momentanément aveuglés. De ses lèvres roses, elle murmura : Chéri, peux-tu me dire quel jour nous sommes ?
« Hubert fouilla sa mémoire prodigieuse : quel anniversaire avait-il pu oublier ? Il savait parfaitement qu’on était le 7 avril. Mais ils s’étaient mariés en juin, et fiancés à la Saint-Valentin. Ils étaient tous deux nés un 9 septembre. Ce n’était pas la fête des Mères, ni la fête des Pères. Et pas davantage le Jour des Grands-Parents. Ni la commémoration de l’Armistice, ni le jour du Soldat Inconnu, pas plus que la Journée d’Adoption du Vétéran. Ce n’était pas la fête des Fleurs, le Jour-où-l’on-Dîne-en-Ville, la Journée Nationale de la Sécurité. Ce n’était que le 7 avril, un jour qui exceptionnellement n’était consacré à rien du tout.
« Hubert ne savait que penser. Faisant appel à une tactique éprouvée, il demanda à Lila : Qu’est-ce que j’ai fait ?
« – Rien. C’est moi qui ai manqué à mon devoir, dit-elle en se grattant. J’ai commencé à faire notre déclaration d’impôts. J’y travaille un peu chaque semaine. Elle se gratta de nouveau. Mais je n’en suis qu’à la page soixante-treize. Et me voilà aveugle. Et il faut envoyer la déclaration le 15 avril au plus tard.
« – Ne t’inquiète pas, dit Hubert en pleurant. Je paierai l’amende.
« – Oh ! Hubert, tu as oublié ! s’exclama Lila en se retenant à grand-peine de se gratter. Pendant que tu étais en Orient, le Congrès a voté une nouvelle loi. Maintenant, c’est passible d’une peine de prison. L’inspection des impôts reste juge, mais le risque est là.
« – Ne t’inquiète pas. Je finirai de la remplir à ma façon.
« – Il faudra bien s’y résoudre.
« Il l’embrassa – un beau baiser, à la fois tendre et respectueux. Un sourire incurva les lèvres de Lila, et elle murmura : Je crois que j’arrive à entrouvrir un peu les yeux.
« Hubert prit une semaine de congé à ses frais. Il travailla dix-neuf heures sur vingt-quatre. Le 15 avril à midi, il avait tout rempli, tenant compte de tous les pièges du formulaire. Ils vérifièrent la déclaration. Et la vérifièrent une seconde fois. Lila était radieuse. Pour la première fois de sa vie, Hubert avait un peu de temps à lui. Depuis qu’il avait travaillé avec leur ordinateur-console, il avait mal à l’oreille droite.
« Lila était toute compassion. Elle classa les factures qui prouvaient que leurs frais médicaux étaient légalement déductibles. Elle les rangea à côté des autres documents, tels que les notes de frais d’Hubert, le chèque mensuel envoyé au cousin indigent qui était compté à leur charge à 70,02 pour 100. Cela fait, elle essaya la méthode dont sa sœur Hélène s’était servie dans des circonstances curieusement analogues. Le mal d’Hubert passa à son oreille gauche.
« Elle essaya ensuite des remèdes recommandés par des amies. Finalement, un mélange de miel, de vinaigre de vin et de cardamome en poudre soulagea Hubert – ou du moins rendit son mal tolérable. Lorsque Lila ajouta à cette mixture de l’huile d’olive chaude, il ne ressentit plus que d’occasionnels tiraillements. Avec en plus une bonne dose de calmants toutes les heures, nuit et jour, il redevint le Hubert sain et héroïque de toujours.
Cependant il n’était pas homme à laisser paresser son esprit. Une idée lui était venue. Il fit une enquête dans le quartier, selon la méthode éprouvée du porte-à-porte, avec un crayon et un calepin, comme dans le bon vieux temps. Les personnes interrogées devaient écrire leurs réponses, car il était devenu pratiquement sourd. Ensuite, il évalua les résultats, les compara et parvint à une hypothèse stupéfiante. Les symptômes du type dont souffraient Lila et lui-même connaissaient une pointe saisonnière ; l’intensité maximale était atteinte durant la première quinzaine d’avril. La conclusion inévitable était qu’il y avait un rapport avec l’impôt sur le revenu. Les gens étaient allergiques à l’impôt !
« Hubert soumit son étude à des médecins et à des savants. Il s’était attendu à ce qu’on rie de lui : partout, il eut droit à une attention respectueuse. Son postulat de départ était que la moitié de la population des États-Unis voyait sa condition physique empirer pendant la majeure partie de l’année. Les exceptions se trouvaient dans les régions où maris et femmes remplissaient ensemble leur déclaration de revenus : dans ces endroits, les symptômes étaient moins sévères, quoique plus répandus. Il s’aperçut également que l’Armée était très inquiète, craignant de ne pouvoir rassembler suffisamment d’hommes en bonne santé pour former des unités combattantes capables de faire face à toute éventualité.
« Hubert fut prompt à saisir l’occasion. Soutenu par des personnalités importantes, tant civiles que militaires, des milieux gouvernementaux, industriels et médicaux, il se sentait de force à lancer un mouvement pour l’abolition de la déclaration d’impôts. Comme il ne cachait rien à Lila, il se hâta de rentrer pour lui annoncer la nouvelle.
Hubert ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme. Avec ce programme, tu peux te présenter aux présidentielles !
« Conscient de travailler pour le bien de la nation entière, Hubert prit la campagne à cœur, et fit sans se plaindre le tour du pays, d’un océan à l’autre. Son slogan était simple : Plus jamais d’ADR ! (Allergie à la Déclaration de Revenus). Son discours électoral était succinct : Des super-ordinateurs vérifient nos déclarations d’impôts. Ils peuvent aussi bien les établir eux-mêmes ! Il visita les soixante-sept États de l’Union. Grâce au Trentième amendement à la Constitution, voté par la Chambre à la vitesse de la lumière et ratifié en peu de semaines par le Sénat, Hubert fut placé à la tête de l’État dès le 10 novembre. Il s’attela sans tarder à la Grande Révocation.
« En l’espace de quelques semaines, le pays vit fleurir des esprits insouciants dans des corps sains. Tous les hommes, toutes les femmes, tous les conseils fiscaux remettaient leurs documents et leurs statistiques à des programmeurs ambulants, qui les donnaient en pâture aux immenses ordinateurs. IBM tripla d’importance. Les besoins gouvernementaux en ordinateurs étaient tels que l’économie entière en bénéficia. Personne ne se souvenait d’un boom pareil, sinon quelques sesquicentenaires qui n’avaient pas oublié les jours de gloire de l’automobile.
« L’unique petit nuage à l’horizon était le mauvais fonctionnement occasionnel de telle ou telle machine à un stade crucial. Nul ne s’en préoccupa jusqu’au jour où la moitié environ des résultats contint des erreurs manifestement dues à des défauts de fonctionnement. Bientôt, d’horribles taches apparurent sur le papier, pourtant immaculé à son entrée dans les machines. Des connexions cédèrent, et de nouveau, les expertises révélèrent qu’à l’origine, tout fonctionnait parfaitement. Les circuits s’engorgèrent. Les erreurs en tous genres se multiplièrent. Les fabricants en revinrent même à de vieux modèles de deux ou trois cents composants, depuis longtemps remplacés par un unique fragment de silice ; cela n’améliora rien.
« Crois-tu, demanda le Président à la Première Dame du pays, crois-tu que nos machines aient… Il s’éclaircit la voix. « Elles ne souffrent quand même pas d’allergies, dis ? »
« Oh ! non, s’exclama-t-elle alarmée.
« Quatre jours après ce court dialogue, la rouille désintégra le métal inoxydable d’une machine, pour la première fois dans l’histoire de l’industrie. Un événement improbable, impossible. Et pourtant bien réel.
« Le Président réunit les deux Chambres en session spéciale du Congrès. Si nos machines hypersensibles et superbement programmées se mettent à souffrir au point d’en être détruites, déclara-t-il aux législateurs, il serait temps de revoir notre politique. Les femmes et les hommes, parfois avec l’aide des enfants, devront remplir eux-mêmes leurs formulaires de déclaration d’impôts.
« Une voix non identifiée l’interrompit : Ne dites pas d’absurdités, M. le Président.
« J’espère, bien entendu, continua le Président sans se laisser troubler, qu’une mesure aussi drastique ne sera pas nécessaire. Je ne crois pas réellement qu’une machine puisse souffrir. Toutefois… si tel était le cas, et si nous soumettions nos machines à des épreuves qu’elles ne peuvent endurer, et s’il s’avérait que nous ayons traité des entités intelligentes comme du vulgaire bétail, je jure solennellement sur la Constitution des Etats-Unis d’Amérique de placer nos ordinateurs sous la protection du Gouvernement. Je m’engage en outre à faire personnellement tout ce qui est en mon pouvoir pour les protéger. Je demanderai au pays entier de m’assister dans cette tâche, quels que soient les sacrifices nécessaires pour y parvenir.
« Les Sénateurs étouffèrent des rires. Les Représentants furent moins discrets.
« Le Président resta digne et impassible.
« Le président du Congrès prit la parole d’une voix étranglée : Personne n’a jamais pris en considération le bien-être des machines, M. le Président. Pourquoi le feriez-vous ?
« Parce que ma vision a atteint la magnitude de ma fonction, répondit Hubert avec simplicité.
« Le Test eut lieu sur le balcon sud de la Maison Blanche. La nation entière était penchée vers les écrans d’omniviz. Elle put voir des camions amener une gigantesque cargaison de données, qui furent empilées devant l’ordinateur recouvert d’un plastique. Elle vit arriver le Président et son épouse, avec une escorte doublée d’agents des services de sécurité. De temps en temps, la scène était interrompue par des flashes montrant la foule qui s’était amassée devant la Maison Blanche, brandissant des pancartes tantôt ironiques, tantôt menaçantes.
« Peu à peu, la conscience de la gravité du moment s’empara de tous les protagonistes. Peut-être était-ce dû au visage du Président, exprimant le courage et la détermination. Peut-être était-ce le léger tremblement des mains de Lila, que les caméras montrèrent en un monumental gros plan. Le pays entier sentait qu’une fois de plus, son Président écrivait l’histoire.
« Tout était pourtant fort simple. L’ordinateur, encore voilé, avait été équipé d’un mécanisme vocal. Les inventeurs du système affirmaient qu’il était en mesure de parler et d’exprimer des opinions indépendantes. Quelques fanatiques, au nombre desquels se comptait le Président lui-même, se refusaient à le croire.
« Ensuite, dans un instant d’une rare intensité dramatique, le chef du FBI et le plus grand expert en électronique du pays levèrent le plastique qui cachait l’ordinateur. La machine apparut dans son étincelante beauté. Elle fut alimentée en données. Avec épouvante, les centaines de millions de spectateurs virent le métal immaculé de la calculatrice électronique se couvrir de taches irrégulières de toutes couleurs : cramoisi, vert gazon, mauve, jaune de chrome… Leurs teintes et leurs dimensions variaient d’instant en instant.
« Je me sens horriblement mal, gémit l’ordinateur d’une voix presque enfantine. Tout me démange en moi. Je voudrais me gratter.
« Pendant trente bonnes secondes, le pays entier retint son souffle. Le silence ne fut interrompu que par quelques mots plaintifs sortis de la machine : Comment fait-on pour se gratter ?
« Et maintenant, Mesdames et Messieurs, après avoir vu le site où se dressait jadis la Maison Blanche, nous allons poursuivre la visite de la ville. Notre prochain arrêt sera au Lincoln Mémorial. »
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
Why They Mobbed the White House.