PAUVRE SUPERMAN !
Par Fritz Leiber
Le principe conceptuel que la violence se détruit elle-même a sa manifestation réelle en ceci qu’on annule une violence par une violence.
HEGEL,
Principes de la philosophie et du droit.
Certaines formes de création sont faciles à vider de leur sens, et deviennent sans mal des instruments de manipulation : tel est le cas de l’art (on l’a vu chez Kornbluth) et de la publicité (on l’a vu chez Albee). L’invention scientifique et technique peut sembler plus difficile à dévoyer parce qu’elle est soumise à la vérification et entraîne des applications utilitaires. Leiber appartient à la génération – dite de l’« Age d’or » – où la S.-F. croyait à la science et au besoin à la frime scientifique comme remèdes aux malheurs du monde moderne. Lui-même n’a jamais sacrifié à cette croyance-là et il le dit dans un texte clef, où le rêve de la S. -F. est dénoncé comme une variété de charlatanisme : « La puissance des Penseurs, dit-il, ne repose pas sur ce qu’ils ont, mais sur ce que le monde n’a pas : paix, honneur, bonne conscience. » On n’oubliera pas cette phrase, qui peut s’appliquer à tous les penseurs du monde mais qui, dans l’esprit de l’auteur, s’applique d’abord à des penseurs particuliers qu’il connaît bien. Et Leiber va plus loin. On peut imaginer qu’au sein d’une société tenue par une idéologie de la science un petit groupe se révolte au nom de la vraie science ; acte de naissance d’un courant nouveau de la S. -F. en rupture complète avec les pouvoirs en place et l’utopie campbellienne ? Tout le problème, c’est que les révoltés devront alors agir non pas selon la science mais selon les règles de la vie en groupe avec toutes ses figures : le leadership, la traîtrise et finalement le cynisme des puissants. Dur, dur.
LES premiers rayons furieux du soleil – qui, chose assez surprenante, se levait toujours à l’est de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures – transpercèrent les crêtes dentelées des lames de l’Atlantique et instillèrent à des milliers d’Américains endormis une terreur inconsciente, par leur déplaisante ressemblance avec les rayons atomiques de la troisième guerre mondiale.
Ils ensanglantèrent le cercle ensorcelé de squelettes d’acier rouillé entourant l’enfer de Manhattan. Sans commentaire, ils tendirent un doigt cosmique vers la plaque de cuivre ternie commémorant le martyre des trois physiciens après le largage de la Bombe infernale. Ils effleurèrent tendrement la peau couleur de rose et les contusions couleur de fraise écrasée des épaules nues d’une fille qui cuvait son ivresse sur le sol en fourrure chauffé par radiation des jardins d’une terrasse voisine. Ils frappèrent d’un vert enchantement la tache herbeuse qu’était la Vieille Washington. Douze heures auparavant, ils avaient dévoilé d’aussi étranges beautés, et d’aussi terribles ravages, en Asie et en Russie. Ils rosirent les murs blancs de la demeure coloniale de Morton Opperly près de l’Institut des Recherches Avancées ; à l’étage, ils barrèrent sans distinction le visage pharaonesque, aux yeux ouverts, du vieux physicien, et celui, laid et maussade dans son sommeil, du jeune Willard Farquar dans la chambre voisine. Et, dans la Nouvelle Washington toute proche, ils transformèrent la flèche de la Fondation des Penseurs en une splendeur bleue débordante d’optimisme qui éclipsa en éclat la Maison Blanche (deuxième du nom).
C’était l’Amérique vers la fin du XXe siècle. L’Amérique du burlesque, des juke-boxes et de l’hôpital anti-radiations de quartier. L’Amérique de la vogue des masques pour femmes et du Christianisme Mystique. L’Amérique de la robe au-dessous des seins et des Nouvelles Lois Roses. L’Amérique de la Guerre sans Fin et du détecteur de loyauté. L’Amérique de la merveilleuse Maizie et de la fusée mensuelle pour Mars. L’Amérique des Penseurs et (quelques-uns s’en souvenaient) de l’Institut. L’Amérique des « coups sur le titane », du « qu’est-ce que tu fais à l’extinction des feux ? » du « je t’en prie, mon trésor, cesse de penser en ma présence ! », aussi traumatisée par les combats et éclopée que le reste de la planète ravagée par les bombes.
Pas un seul photon du soleil n’avait l’impudence de traverser les triples vitres polarisantes de la chambre de Jorj Helmuth à la Fondation des Penseurs, et pourtant son horloge intérieure l’éveilla à la minute précise, ou presque. Coupant le Marchand de Sable Hypnopédique au milieu de l’expression « … appliquer le calcul tensoriel au noyau », il inspira à fond et régulièrement, et projeta son esprit jusqu’aux limites du monde et de ses connaissances : vision quelque peu embrumée mais, nota-t-il avec une satisfaction tout à fait détachée, nettement moins embrumée que la veille.
A l’aide d’une technique d’examen introspectif accéléré, il débarrassa ensuite ses enchaînements mentaux des fausses associations, y compris de celles qu’il avait acquises en dormant. Ces tâches quotidiennes accomplies, il pressa du doigt un bouton à son chevet jusqu’à ce que les vitres polarisantes aient pivoté, emplissant lentement la pièce d’un jour tamisé. Alors, toujours étendu à plat sur le dos, il tourna la tête jusqu’à ce qu’il pût regarder la jolie blonde endormie près de lui.
Au souvenir de la nuit précédente, il sentit poindre une irritation qu’il étouffa aussitôt en élevant son esprit jusqu’à un niveau à l’abri des passions, du haut duquel il pouvait considérer la jeune fille, voire lui-même, comme de curieux animaux maladroits. Cependant, grogna-t-il en silence, Caddy aurait pu avoir assez de tact pour disparaître avant qu’il ne s’éveille. Il se demanda s’il n’aurait pas dû utiliser son pouvoir hypnotique sur elle pour faciliter leurs relations la nuit dernière, et un instant la langue lui démangea de prononcer le mot qui la plongerait en hypnose profonde. Mais non ! Ce pouvoir spécial qu’il avait sur elle était réservé à des buts bien plus importants.
Injectant tension et dynamisme dans ses muscles de vingt ans, et confiance dans son esprit de soixante ans, le Penseur, qui en avait quarante, quitta le lit. Il n’y avait pas de couvertures à rejeter : le chauffage central nucléaire les rendait superflues. Il se glissa dans ses vêtements – le strict ensemble de tunique, collants et socquassins de l’homme d’affaires moderne. Puis il jeta un coup d’œil au téléscripteur à côté de son téléphone, tout en faisant descendre un comprimé de vita-amino-enzymes avec du soda au gingembre, et il alla à la fenêtre. Et là, tandis qu’il suivait des yeux les rangées de chênes mutants fraîchement plantés le long de l’Avenue de la Décontamination, son visage lisse s’épanouit en un sourire.
Ça lui était venu, le prochain grand coup dans le jeu complexe qui constituait sa vie, et celle de l’humanité. Venu dans son sommeil, comme tant de ses meilleures décisions, parce qu’il employait régulièrement pour gagner du temps la technique de l’hypnonoésie, qui pouvait fonctionner en même temps que l'hypnopédie.
Il régla son robottin sur « physicien balistique » et « cathégorie génies », et, pendant que cette recherche s’accomplissait, il dicta à son robureau le bref message suivant :
Cher confrère,
Un projet est en voie d’élaboration, qui aura un impact crucial sur l’avenir de l’homme dans l’espace cosmique. De vastes crédits (budget civil) sont disponibles. Il fut un temps où les spécialistes raillaient les Penseurs. Il fut un temps où les Penseurs, bon gré mal gré, dédaignaient les spécialistes. Ces temps ne sont plus. Puissent-ils ne jamais revenir ! J’aimerais vous consulter, cet après-midi, à trois heures précises, à la Fondation des Penseurs I.
Jorj Helmuth.
Pendant ce temps, le robottin avait craché une douzaine de cartes. Il les parcourut du regard, hésita en voyant le nom de Willard Farquar, regarda la jeune fille endormie, puis fourra rapidement toutes les cartes dans le robadresseur et brancha le robureau.
La lampe-signal fit un clignotement vert, et il mit le récepteur sur écoute.
« Le Président est prêt à voir Maizie, monsieur, annonça une claire voix féminine. L’état-major est auprès de lui.
– Que la paix de Mars soit avec lui, dit Jorj Helmuth. Dites-lui que je descends dans quelques instants. »
*
* *
Aussi énorme qu’un réacteur nucléaire primitif, le grand cerveau électronique se dressait au-dessus du petit groupe d’hommes qui chuchotaient. Il remplissait presque une pièce de deux étages de la Fondation des Penseurs. Le devant était couvert de rangées régulières de cadrans, de commandes, de voyants et de terminaux ; pour atteindre le haut, il fallait utiliser un siège sur flèche.
Bien qu’apparemment il ne perçût rien que les questions et les renseignements qu’on lui faisait absorber sur bandes perforées, les visiteurs ne pouvaient s’empêcher de baisser la voix et de jeter des coups d’œil inquiets à l’énigmatique masse cubique. Après tout, l’appareil s’était mis récemment à actionner lui-même certaines de ses commandes – celles qui étaient autorisées – et pouvait sans aucun doute concocter un système d’écoute s’il le désirait.
Car c’était la machine pensante auprès de laquelle les Marks, les Eniacs, les Maniacs, les Maddudas, les Minerves et les Mimirs faisaient figure de crétins. C’était la machine qui avait un million de fois plus de synapses que le cerveau humain, la machine dont la mémoire consistait en délicates entailles sur l’enveloppe de molécules (au lieu de papier découpé comme à l’école maternelle, ou de colonnes de mercure valsant comme à Coney Island10). C’était la machine qui avait donné elle-même les instructions pour construire ses trois derniers quarts. C’était le but, peut-être, vers lequel avaient évolué le faillible raisonnement humain et le partial jugement humain et la fragile ambition humaine.
C’était la machine qui pensait réellement – au degré 1 000 000 !
C’était la machine que les cybernéticiens timorés et les scientifiques compassés avaient déclarée impossible à construire. Pourtant, c’était la machine que les Penseurs, avec l’audace typique des Yankees, avaient construite. Et surnommée, avec la désinvolture et le culte de la femme typiques des Yankees : « Maizie ».
En levant les yeux vers elle, le Président des États-Unis sentit vibrer en lui une corde qui n’avait pas résonné depuis des décennies, la note d’orgue sombre et frémissante de son éducation baptiste.
Ici, de façon étrange, bien que sa raison le refusât, il se sentait en présence du Dieu vivant : infiniment rigoureux, de la rigueur de la réalité, mais infiniment juste. Pas la moindre erreur, pas le moindre faux pas délibéré ne pouvait jamais échapper à la vigilance de cet immense esprit. Il frémit.
Le général grisonnant – il y en avait un autre qui avait les cheveux tout à fait gris – se disait que c’était un maillon très bizarre dans la hiérarchie. Quelques souvenirs indistincts de la deuxième guerre mondiale, habituellement bien contenus, éveillèrent vaguement son courroux. Le voilà qui donnait des ordres à un être incommensurablement plus intelligent que lui. Et toujours des ordres du type « Indiquez-moi comment tuer cet homme » plutôt que « Tuez cet homme ». Cette distinction le tracassait obscurément. Il était soulagé de savoir que Maizie comportait des sécurités incorporées qui la mettaient au service constant de l’humanité, ou des justes chefs de l’humanité : même les Penseurs n’étaient pas sûrs de leur identité.
Le général aux cheveux gris pensait avec inquiétude et, comme le Président, à un niveau de conscience plus trouble, à la similitude entre l’infaillibilité pontificale et les décrets de la machine. Soudain, ses poignets osseux se mirent à trembler : était-ce le Second Avènement, se demandait-il, une incarnation ne pouvait-elle se faire dans le métal plutôt que dans la chair ?
L’austère Secrétaire d’État se rappelait ce qu’il avait pris tant de peine à faire oublier à tout le monde : son flirt de jeunesse, à Lake Success, avec le bouddhisme. Assis devant son gourou, son maître, empli de la crainte révérencielle de l’Occidental pour la sagesse de l’Orient, ou son simulacre, il avait eu un peu la même impression.
Le Ministre des Affaires Spatiales, robuste gaillard dont la carrière avait commencé à la Générale de Fusées, remerciait sa bonne étoile que, du moins, les scientifiques ne soient pas les responsables de cette réalisation. Tout comme le général grisonnant, il s’était toujours méfié des gens qui ne cessent de vous dire comment faire les choses plutôt que de les faire eux-mêmes. Pendant la troisième guerre mondiale, il avait eu tout son soûl des physiciens professionnels, sempiternellement infectés par de brumeuses théories extrémistes et non conformistes. Les Penseurs valaient mieux : ils étaient plus disciplinés, plus humains. Ils avaient nommé leur Cerveau électronique Maizie, ce qui en conjurait la malédiction. Quelque peu.
Le secrétaire du Président, vétéran bedonnant des comités électoraux, se réjouissait lui aussi que les Penseurs eussent créé la Machine, tout en tremblant du pouvoir que cela leur donnait sur le Gouvernement. Cependant, il y avait moyen de s’arranger avec les Penseurs. Et personne, pas même les Penseurs, ne pouvait s’arranger (à ce sens-là) avec la Machine.
Devant ce grand visage carré aux traits innombrables et métalliques, seul Jorj Helmuth semblait à l’aise ; il s’affairait à coder sur la bande les complexes Questions à l’Ordre du Jour que les Personnalités lui avaient remises : logistique pour la Guerre sans fin au Pakistan, tonnage optimal pour la récolte de maïs de l’an prochain, tendances d’opinion actuelles chez les Soviétiques moyens – questions profondes, exprimées pourtant, pour beaucoup d’entre elles, avec une surprenante simplicité. Car, pour Maizie, chiffres, jargon technique et langage de profane se valaient : point n’était besoin de transcription en signes mathématiques, comme pour les cerveaux électroniques inférieurs.
Le cliquetis de l’enregistreur se poursuivit jusqu’à ce que le Secrétaire d’État eût à deux reprises allumé une cigarette avec son briquet à ultrasons, et l’eût à deux reprises prestement fait disparaître. Personne ne soufflait mot.
Jorj leva les yeux vers le Ministre des Affaires Spatiales : « Section 5, question 4 : de qui cela peut-il provenir ? »
Le personnage robuste fronça les sourcils : « Ça doit être les gars de la physique, l’équipe d’Opperly. Il y a quelque chose qui ne va pas ? »
Jorj ne répondit pas. Un peu plus tard, il s’arrêta de programmer et se mit à régler des commandes, utilisant le siège élévateur pour en atteindre certaines. Finalement, il redescendit, en toucha quelques autres, et resta à attendre.
Du grand cube s’éleva un ronronnement profond et constant. Involontairement, les six personnalités eurent un léger mouvement de recul : sans savoir pourquoi, on ne pouvait s’habituer au bruit que faisait Maizie en se mettant à penser.
Jorj se retourna en souriant : « Et maintenant, messieurs, pendant que Maizie cogite, nous avons juste le temps d’assister au décollage de la fusée pour Mars. »
Il alluma l’écran de télévision géant. Les autres firent un quart de tour, et voila que brillaient devant eux les riches couleurs ocre et bleu d’un lever de soleil au Nouveau-Mexique, avec à mi-distance un fuseau argenté.
Comme les généraux, le Ministre des Affaires Spatiales eut peine à ne pas se renfrogner : voilà qui aurait dû être en plein cœur de ses attributions officielles ; et les Penseurs l’en avaient exclu complètement. Cette fusée, ce n’était qu’un vecteur ordinaire de satellite terrestre emprunté à l’Armée, mais équipé par les Penseurs de moteurs nucléaires conçus par Maizie et capables d’atteindre Mars et davantage. Le premier astronef… et le Secrétaire aux Affaires Spatiales n’était pas dans le coup !
Cependant, se dit-il, Maizie en avait décidé ainsi. Et quand il se rappelait ce que les Penseurs avaient fait pour lui, en le sauvant de la dépression par leur connaissance du psychisme, en sauvant tout le Gouvernement de l’effondrement, il avait tout lieu d’être satisfait. Sans parler des découvertes psychiques étonnantes qu’en plus les Penseurs ramenaient de Mars.
« Seigneur ! dit le Président à Jorj, comme s’il exprimait tout haut les sentiments de son ministre, je voudrais que vous autres puissiez ramener deux ou trois de ces diablotins bourrés de sagesse au retour de ce voyage. Bonne chose pour le pays. »
Jorj lui jeta un regard plutôt froid. « Tout à fait inconcevable, dit-il. Les facultés télépathiques des Martiens les rendent extrêmement sensibles. Les conflits des esprits terrestres ordinaires leur causeraient un traumatisme nuisible à leur équilibre mental, fatal peut-être. Comme vous le savez, les Penseurs n’ont pu prendre contact avec eux que grâce au haut degré de contrôle psychique que nous avons acquis et à nos enchaînements mémoriels sans failles. Aussi, dans l’immédiat, c’est à nous exclusivement que doit revenir la tâche de glaner leurs stupéfiantes techniques mentales. Bien entendu, un jour à venir, quand nous aurons appris comment cuirasser l’esprit des Martiens…
– Pour sûr que je le sais ! fit promptement le Président. Je n’aurais pas dû en parler, Jorj. »
La conversation mourut. Tous attendaient avec une tension croissante que s’épanouissent les grandes flammes violettes à la base de la flèche d’argent.
Pendant ce temps, le ruban portant les questions, comme un serpentin de la Saint-Sylvestre jeté du haut d’une fenêtre dans la nuit, progressait à vive allure dans le noir sur des cylindres qui tournaient. Décrivant de complexes arabesques curieusement semblables à celles dudit serpentin, il nargua les doigts d’argent d’un millier de relais, se déroba effrontément au regard de dix mille yeux électroniques, dévala malicieusement un passage étroit et noir entre des batteries de mémoires et, atteignant le centre du cube, jaillit brusquement dans une petite pièce où un gros homme paterne en culotte courte était assis à boire de la bière.
D’une chiquenaude dénotant une longue pratique, il attira à lui la bande et y jeta le coup d’œil d’un courtier de change. Il lut la première question, ferma les yeux en fronçant les sourcils pendant cinq secondes. Puis, avec la brusquerie pleine d’assurance d’un écrivain à gages, il se mit à taper la réponse sur bande.
Pendant de nombreuses minutes, on n’entendit que le bruissement du ruban de papier et le cliquetis de l’enregistreur, à part les quelques secondes où le gros homme fermait les yeux ou buvait de la bière. Une fois, également, il prit un téléphone, posa une brève question, attendit une demi-minute, puis se remit à la tâche.
Ceci jusqu’à ce qu’il arrive à la Section 5, question 4. Cette fois, c’est les yeux ouverts qu’il réfléchit.
La question était : « Est-ce que Maizie signifie Maelzel ? »
Il resta un moment à se gratter lentement la cuisse. Sa bouche molle et enjôleuse se durcit, sans se fermer, en un rictus mauvais.
Soudain, il se remit à taper : « Maizie ne signifie pas Maelzel. Maizie vient du nom de la particule nucléaire méson, dont on a tiré par humour un prénom féminin. Section 6, réponse 1 : Les sondages électoraux de milieu de mandat doivent être faits aux intervalles suivants… »
Mais sur ses lèvres le rictus demeurait.
*
* *
A 800 000 mètres au-dessus de l’ionosphère, le pilote coupa le carburant de la fusée pour Mars ; celle-ci se laissa aller avec soulagement sur une orbite qui lui ferait faire sans effort le tour du monde à cette altitude. Le pilote se débarrassa de ses sangles et s’étira, mais il ne regarda pas par le hublot le disque de boue séchée qui était la Terre, revêtue de son voile de ciel bleu. Il savait qu’il avait devant lui deux mois insupportables où il n’aurait guère autre chose à faire. Il préféra désangler Sappho.
Habituée à l’apesanteur par deux expériences précédentes, et adorant ça, la petite chatte duveteuse fut bientôt en train de bondir d’un bout à l’autre de la cabine, tournant et virevoltant d’une façon qui eût fait l’envie de tous les félins des ruelles et des salons de la planète. Chat prodige dans un monde de rêve sans pesanteur. Longtemps, elle joua avec une ficelle que l’homme jetait paresseusement. Quelquefois, elle l’attrapait au vol, quelquefois elle nageait frénétiquement dans le vide à sa poursuite.
Au bout de quelque temps, l’homme se lassa du jeu. Il ouvrit un tiroir fermé à clef et se mit à étudier les détails de la sagesse qu’il devait découvrir sur Mars lors de ce voyage, intuitions spirituelles sans prix qui seraient un baume pour l’humanité meurtrie par la guerre.
La chatte choisit soigneusement un emplacement à un mètre au-dessus du sol, s’y pelotonna et s’endormit.
*
* *
Quand la bande-réponse apparut, Jorj Helmuth la partagea à coups de ciseaux en sections destinées aux divers intéressés. La plupart d’entre eux mirent soigneusement la leur de côté après un bref coup d’œil, mais le Ministre des Affaires Spatiales considéra la sienne avec perplexité.
« Qui diable Maelzel peut-il être ? » demanda-t-il.
Le regard du Secrétaire d’État se perdit dans le lointain : « Edgar Allan Pœ », dit-il en fronçant les sourcils et en fermant à demi les yeux.
Le général grisonnant fit claquer ses doigts : « Bien sûr ! Le joueur d’échecs de Maelzel. J’ai lu ça quand j’étais gosse. Sur un automate qui jouait aux échecs. Pœ prouva qu’il y avait un homme dedans. »
Le Ministre des Affaires Spatiales fronça les sourcils : « Mais à quoi rime une question comme ça ?
– Vous avez dit qu’elle venait de l’équipe Opperly ? » demanda Jorj vivement.
Le Ministre des Affaires Spatiales fit de la tête signe que oui. Les autres jetèrent aux deux hommes un regard intrigué.
« Qui est-ce que ça peut bien être ? insista Jorj. L’équipe, je veux dire. »
Le Ministre des Affaires Spatiales haussa les épaules : « Oh ! la petite bande habituelle, là-bas à l’Institut : Hindeman, Gregory, Opperly lui-même. Ah ! oui, et le jeune Farquar.
– On dirait qu’Opperly devient gâteux, commenta Jorj, glacial. Il faudrait voir ça. »
Le Ministre des Affaires Spatiales inclina la tête, et prit soudain l’air résolu : « C’est ce que je vais faire. Illico. »
*
* *
Le soleil frappant à travers les portes-fenêtres illuminait un ballet de poussières que ne dérangeait nulle climatisation. Le salon de Morton Opperly était bien tenu mais rien moins que neuf et moderne. Au lieu de bandes de lecture, il y avait des livres ; au lieu de robureaux, des plumes et de l’encre ; et à la place d’un écran de télévision géant, un Picasso pendait au mur. Seul Opperly savait que ce tableau était encore légèrement radioactif, et qu’il l’était dangereusement lorsqu’il l’avait ramené en fraude de son appartement de New York où le bombardement avait fait sentir ses effets.
Les deux physiciens se faisaient face de part et d’autre d’une table de salon. Le plus âgé avait des yeux immenses, un visage cadavérique et doux, affiné par une longue vie consacrée à la pensée abstraite. La figure du plus jeune était pleine de force et de sensualité, lourde comme son corps, et d’une exceptionnelle laideur. Il avait assez l’air d’un ours.
Opperly disait : « Alors, quand il a demandé qui était responsable de la question sur Maelzel, j’ai dit que je ne m’en souvenais pas. » Il sourit. « Ils tolèrent encore ma distraction, car elle nourrit leur mépris. Presque le seul privilège qui me reste. » Le sourire disparut. « Pourquoi taquiner sans cesse les animaux du zoo, Willard ? » demanda-t-il avec rancœur. « J’ai maintes fois soutenu que nous ne devrions pas avoir l’obséquiosité de poser des questions à Maizie comme ils le demandent. Vous et les autres en avez jugé autrement… Soit ! Mais utiliser ces questions pour exprimer des insultes voilées, ça n’est pas raisonnable. Apparemment, cette dernière a suffisamment ennuyé le Ministre des Affaires Spatiales pour qu’il me rende visite en hélicoptère moins de vingt minutes après la réunion de ce matin à la Fondation. Pourquoi faire des choses pareilles, Willard ? »
Les traits de l’autre se crispèrent de façon désagréable : « Parce que les Penseurs sont des charlatans qu’il faut démasquer, fit-il d’un ton sec. Nous savons que leur Maizie n’est qu’un attrape-nigaud style boule de cristal et marc de café. Nous avons suivi la trajectoire de leurs fusées vers Mars, et avons découvert qu’elles ne vont nulle part. Nous savons que leur science psychique martienne n’est qu’un bobard.
– Mais nous avons déjà fait des révélations très poussées sur les Penseurs, intervint doucement Opperly. Vous savez ce que ça a rapporté. »
Farquar voûta ses épaules de lutteur japonais : « Alors, il faut continuer jusqu’à ce qu’on nous écoute. »
Opperly se perdit dans la contemplation de la coupe de muguet voisine de la cafetière : « J’ai l’impression que, si vous voulez taquiner les animaux, c’est pour quelque raison personnelle dont vous n’êtes probablement pas conscient. »
Farquar se renfrogna : « C’est nous qui sommes en cage. »
Opperly continuait à étudier les clochettes du muguet : « Raison de plus pour ne pas enfoncer de bâton à travers les barreaux vers les lions et les tigres qui se promènent à l’extérieur. Non, Willard, je ne prêche pas les concessions. Mais considérez l’époque à laquelle nous vivons. Elle a besoin de magiciens. » Sa voix se fit particulièrement douce. « Un savant dit la vérité. Quand les temps sont cléments, c’est-à-dire quand la vérité n’a rien de redoutable, les gens l’acceptent. Mais quand les temps sont durs, très durs… » Une ombre voila son regard. « Eh bien, nous savons tous ce qui est arrivé à… » Et il cita trois noms dont on avait beaucoup parlé au milieu du siècle. C’étaient les noms qui figuraient sur la plaque de cuivre : ceux des trois physiciens martyrisés.
Il poursuivit : « Un magicien, au contraire, dit aux gens ce qu’ils souhaitent : que le mouvement perpétuel fonctionne, que l’on peut guérir le cancer par les lumières colorées, qu’une psychose n’a rien de pire qu’un rhume de cerveau, qu’ils vivront éternellement. Aux époques heureuses, on rit des magiciens : ils sont un luxe pour une poignée de riches aux caprices d’enfants gâtés. Mais aux époques malheureuses, les gens vendent leur âme pour des remèdes magiques et achètent des moteurs à mouvement perpétuel pour propulser leurs fusées de guerre. »
Farquar serra le poing : « Raison de plus pour persévérer à saper le prestige des Penseurs. Sommes-nous censés mettre les pouces parce que la tâche est dangereuse et difficile ? »
Opperly hocha la tête : « Nous devons nous garder de la contagion de la violence. De mon temps, Willard, j’ai fait partie des Terrorisés ; plus tard, des Courroucés ; et puis, des Désespérés. Maintenant, je suis convaincu que tout cela n’était que pose futile.
– Parfaitement ! convint Farquar sans ménagement. Vous preniez des poses. Au lieu d’agir. Si vous autres, découvreurs de l’énergie atomique, aviez seulement formé une ligue secrète, si seulement vous aviez eu assez de prévoyance et de cœur au ventre pour exiger, vu tous les atouts que vous aviez, le pouvoir de modeler l’avenir de l’homme…
– Lorsque vous êtes né, interrompit Opperly songeur, Hitler n’était déjà plus qu’un nom dans les livres d’histoire. Nous autres savants n’étions pas du bois dont on fait les conspirateurs. Pouvez-vous imaginer Oppenheimer avec un masque sur la figure, ou Einstein se faufilant dans la Maison Blanche avec une bombe dans sa serviette ? » Il sourit. « D’ailleurs, ce n’est pas ainsi qu’on saisit le pouvoir. Les idées neuves ne servent à rien dans les négociations : comme arme, il faut des faits établis, ou des mensonges.
– Tout de même, ç’aurait été une bonne chose si vous aviez eu un peu de violence en vous.
– Non, dit Opperly.
– Moi, j’ai de la violence en moi », annonça Farquar, se remettant sur pied à la force des bras.
Opperly releva les yeux du vase de fleurs : « Je crois que c’est exact, convint-il.
– Mais qu’allons-nous faire ? insista Farquar. Abandonner le monde à des charlatans sans résister ? »
Opperly médita un instant. « Je ne sais ce dont le monde a besoin maintenant. Pour tout le monde, Newton est le grand savant. Qui se souvient qu’il a passé la moitié de sa vie à fourgonner dans l’alchimie, à chercher la pierre philosophale ? Tel était le caillou sur la grève qu’il désirait vraiment trouver.
– Voilà maintenant que vous justifiez les Penseurs.
– Non, je laisse l’histoire trancher.
– Et en quoi consiste l’histoire, sinon dans les actions des hommes ? conclut Farquar. J’ai l’intention d’agir. Les Penseurs sont vulnérables, leur pouvoir incroyablement précaire. Sur quoi repose-t-il ? Quelques conjectures heureuses ; le traitement des malades par la foi ; un boniment scientifique du niveau des numéros burlesques au cabaret entre les effeuillages ; un douteux réconfort moral donné à quelques névrosés membres du Cabinet restreint… et à leurs épouses ; le fait que, par leur habile mise en scène, les Penseurs ont arraché pour le Président une élection contestée ; la croyance erronée que les Soviétiques se sont retirés d’Iran et d’Irak par crainte de la Bombe Mentale des Penseurs ; un cerveau électronique qui n’est qu’une couverture pour ce que croit deviner Jan Tregarron. Ah ! oui, j’oubliais cette calembredaine de « Sagesse des Martiens ». Rien que de l’esbroufe ! Il suffirait de quelques poussées aux bons moments et aux bons endroits… Les Penseurs le savent bien ! Je parierais qu’ils sont déjà dans leurs petits souliers, et ils le seront plus encore quand ils s’apercevront que nous nous mettons en campagne. En fin de compte, ils nous feront des ouvertures et nous appelleront à l’aide. Attendez seulement, vous verrez.
– Je pense de nouveau à Hitler, intervint doucement Opperly. Pour sa première demi-douzaine de grands coups, il n’avait aucun atout, que l’esbroufe. Ses généraux le désapprouvaient : ils savaient que leur forteresse était en carton. Et cependant, il a gagné toutes les batailles, jusqu’à la dernière. De plus, insista-t-il, en empêchant Farquar de reprendre la parole, la puissance des Penseurs ne repose pas sur ce qu’ils ont, mais sur ce que le monde n’a pas : paix, honneur, bonne conscience… »
Le marteau de la porte d’entrée résonna. Farquar alla ouvrir. Un vieil homme décharné, les tempes zébrées d’une cicatrice de radiations, lui tendit un petit cylindre : « Radiogramme pour vous, Willard ! » Il sourit à Opperly, à l’autre bout du corridor : « Quand allez-vous faire mettre le téléphone, monsieur Opperly ? »
Le physicien le salua de la main : « L’an prochain, peut-être, monsieur Berry. »
Le vieillard eut un reniflement d’incrédulité malicieuse, puis son pas lourd s’éloigna.
« Quand je vous disais que les Penseurs allaient faire des ouvertures ! » s’exclama Farquar en gloussant. « C’est venu plus vite que je ne croyais. Regardez-moi ça ! »
Il tendit le radiogramme, mais son aîné, au lieu de le prendre, demanda : « De qui cela vient-il ? De Tregarron ?
– Non, de Helmuth. Il y a tout un baratin sur l’avenir de l’homme dans le cosmos, mais le vrai mobile est évident : ils savent qu’il va leur falloir produire une véritable fusée nucléaire sous peu, et pour ça ils auront besoin de notre aide.
– Une invitation ? »
Farquar fit signe que oui : « Pour cet après-midi. » Il remarqua qu’Opperly fronçait les sourcils avec inquiétude malgré sa réserve. « Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-il. Ça vous ennuie que j’y aille ? Vous pensez que ça pourrait être un piège, qu’après la question sur Maelzel ils se disent peut-être qu’il vaudrait mieux que je disparaisse ? »
Le vieil homme secoua la tête : « Je ne crains pas pour votre vie, Willard. Il vous appartient de la risquer comme vous l’entendez. Non, je m’inquiète d’autres choses qu’ils pourraient vous faire.
– Que voulez-vous dire ? » demanda Farquar. Opperly le jaugea d’un regard sans sévérité : « Vous êtes un homme plein de force et de vie, Willard, avec les fiertés et les désirs d’un homme fort. » Sa voix hésita un instant, puis il reprit : « Excusez-moi, Willard, mais ne connaissiez-vous pas naguère une jeune fille… une certaine Mlle Arkady… »
La silhouette disgracieuse de Farquar se pétrifia. Il hocha sèchement la tête en détournant les yeux.
« Et n’est-elle pas partie avec un Penseur ?
– Si les femmes me trouvent laid, c’est leur affaire, dit Farquar d’un ton âpre, toujours sans regarder Opperly. Quel rapport avec cette invitation ? »
Opperly laissa la question sans réponse. Son regard se fit plus lointain. Il dit enfin : « De mon temps, nous avions la part bien plus belle. Un savant était un universitaire, protégé par la tradition. »
Willard eut un grognement de dérision : « La science était déjà entrée dans l’ère des inspecteurs de police, avec les directeurs de laboratoire et les agents des pouvoirs politiques pour étouffer l’initiative.
– Peut-être, admit Opperly. Pourtant le savant menait la vie tranquille, limitée et hautement respectable de l’universitaire. Il n’était pas exposé aux tentations du monde. »
Farquar lui fit face : « Voulez-vous dire que les Penseurs pourront de quelque façon m’acheter ?
– Pas exactement.
– Vous pensez qu’on me persuadera de changer mes visées ? » insista Farquar avec colère.
Opperly haussa lés épaules d’un air d’impuissance : « Non, je ne crois pas que vous changerez de visées. »
Des nuages qui envahissaient le ciel en provenance de l’ouest masquèrent le rectangle de soleil entre les deux hommes.
*
* *
Tandis qu’il filait sans heurts sur le tapis roulant le long du corridor vers son appartement, Jorj Helmuth pensait à son astronef. Pour un temps, la vision aux ailes argentées chassa tout le reste de son esprit.
Pensez donc, un astronef avec des ailes ! Il sourit un peu, s’émerveillant du paradoxe.
Propulsion nucléaire directe. Utilisation directe de l’énergie cinétique des neutrons. Finies ces façons ridicules d’utiliser un réacteur pour faire fonctionner une machine à vapeur, ou pour faire bouillir quelque chose et en utiliser l’échappement : procédés aussi primitifs et peu économiques que de brûler de la poudre pour se tenir chaud.
Des propulseurs à réaction chimique porteraient son astronef au-delà de l’atmosphère. Puis viendrait l’ordre exaltant : « Mettez à la voile pour Mars ! » Le vaste parapluie se déploierait autour de la poupe, son verso – côté tourné vers la Terre – serait une étincelante étendue de ruban radioactif, peut-être d’un seul atome d’épaisseur, doublé d’un matériau qui réfléchirait les neutrons. Les atomes du ruban éclateraient, crachant vers l’arrière des neutrons animés de vitesses fantastiques. La réaction précipiterait l’astronef en avant.
Dans l’espace sans air, la surface de voile ne freinerait naturellement pas la nef. On fournirait à la voile davantage de ruban radioactif, produit à bord selon les besoins, au fur et à mesure que celui qui s’y trouvait s’épuiserait.
Un astronef à propulsion nucléaire directe ! Et c’est lui, un Penseur, qui l’avait conçue entièrement, mis à part les détails techniques ! Ayant fortifié son esprit par de dures années d’hypnopédie, de direction intellectuelle, de correction mémorielle, d’entraînement sensoriel, il s’était assuré du pouvoir exécutif pour diriger les techniciens et coordonner leurs capacités spécialisées. Ensemble, ils construiraient la vraie fusée pour Mars.
Mais ce ne serait qu’un début. Ils pratiqueraient la vraie Bombe Mentale. Ils produiraient le vrai microbicide sélectif. Ils découvriraient les vraies lois des pouvoirs psi et de la vie intérieure. Et même – son imagination hésita un moment, puis franchit audacieusement le pas – ils construiraient la vraie Maizie !
Et alors… alors les Penseurs seraient sur un pied d’égalité avec les savants. Ou plutôt, ils les dépasseraient de loin. Plus de supercherie !
Il était si exalté par cette pensée qu’il faillit laisser le tapis roulant lui faire dépasser sa porte. Il entra, et cria : « Caddy ! » Il attendit un instant, puis parcourut l’appartement, mais elle ne s’y trouvait pas.
Au diable cette fille ! ne put-il s’empêcher de penser. Ce matin, alors qu’elle aurait dû s’esquiver, elle était vautrée là à dormir ; et maintenant qu’il avait envie de la voir, que sa présence eût ajouté une dernière touche des plus agréables à ses excellentes dispositions, elle s’arrangeait pour être absente. Il faudrait vraiment qu’il utilise ses pouvoirs hypnotiques sur elle, conclut-il ; et de nouveau surgit à son esprit le mot, diminutif affectueux de son nom, qui la mettrait en transe et à ses ordres.
Non, se dit-il encore, il fallait réserver cela à quelque moment de crise ou de péril grave, où il aurait besoin de quelqu’un qui frappât sans hésitation ni murmure pour lui-même et pour l’humanité. Caddy n’était qu’une petite sotte et une entêtée, incapable actuellement de comprendre les tensions terribles auxquelles il avait à faire face. Quand il en aurait le temps, il l’éduquerait pour être une compagne convenable sans hypnose.
Pourtant son absence avait un effet subtilement inquiétant. Elle ébranlait un peu son assurance parfaite. Il se demanda s’il avait été sage de sa part de convoquer les physiciens balistiques sans en référer à Tregarron.
Mais cette humeur aussi, il en triompha vite. Tregarron n’était pas son patron, mais seulement le plus habile courtier des Penseurs, expert dans les mômeries si nécessaires au maintien de l’ordre à cette époque de chaos social. Lui-même, Helmuth, était le véritable chef quant à la théorie et à la stratégie d’ensemble, la tête pensante qui manœuvrait la tête pensante qui manœuvrait Maizie.
Il s’étendit sur le lit, parvint presque instantanément à la détente complète, brancha l’appareil hypnopédique et entama les deux heures de repos qui, il le savait, seraient désirables avant la grande conférence.
*
* *
Jan Tregarron avait ajouté à son short une salopette rose, mais il buvait toujours de la bière. Il prit son verre et le leva paresseusement de quelques centimètres. Sa jolie voisine le lui remplit sans un mot et continua à lui caresser le front.
« Caddy, dit-il pensivement sans la regarder, il y a un petit travail que je voudrais que tu fasses. Tu es la seule à avoir la formation qui convient. Seulement, cela va t’éloigner quelque temps de Jorj.
– J’en serais ravie, fit-elle d’un air décidé. Je commence à en avoir assez de le regarder faire ses tractions et autres acrobaties physiques et mentales. Et ce fichu appareil hypnopédique m’empêche de dormir. »
Tregarron sourit : « Je crains que les Penseurs ne fassent de bien piètres amoureux.
– Pas tous », lui dit-elle, en lui rendant son sourire tendrement.
Il gloussa. « C’est au sujet d’un de ces physiciens balistiques de la liste que tu m’as apportée. Un certain Willard Farquar. »
Caddy ne dit rien, mais cessa de lui caresser le front.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Tu l’as connu jadis, n’est-ce pas ?
– Oui », répondit-elle. Puis elle ajouta, avec une véhémence inattendue : « Cette espèce d’horrible grand singe !
– Mais ce singe, il se trouve que nous avons besoin de ses services. Je veux que tu sois notre envoyée auprès de lui. »
Elle retira les mains de son front : « Écoute, Jan, dit-elle, ce travail ne me plaît pas.
– Je croyais qu’il avait eu le grand béguin pour toi.
– Oui, et il ne se lassait pas d’essayer de me le prouver. Cette espèce de gros bébé pataud ! C’est un type écœurant, Jan. Son attitude envers une femme est celle d’un gosse qui veut un bonbon et qui se met en rage parce que Maman ne le lui donne pas à l’instant. Jorj, ça peut aller : ce n’est qu’un freluquet, et ça m’amuse de le voir se frustrer lui-même. Mais Willard est…
–… quelque peu effrayant ? acheva Tregarron pour elle.
– Non !
– Bien sûr que non, que tu n’as pas peur ! ronronna Tregarron. Tu es notre belle et habile Caddy, qui peut faire tout ce qu’elle veut de n’importe quel homme, et sans la…
– Écoute, Jan, ceci est différent…, commença-t-elle, la voix troublée.
–… et sans laquelle nous n’aurions abouti à rien du tout. Habile et subtile Caddy, dont le mérite le plus précieux aux yeux toujours approbateurs de Papa Jan est son art de manipuler chaque homme de la façon la plus adroite qu’on puisse imaginer, et sans la moindre trace de sentiment véritable. Caddy-minette, qui en catimini…
– Bon, ça va, soupira-t-elle. Je le ferai.
– Mais bien entendu ! fit Jan, en ramenant sur son front les mains de la jeune femme. Et tu vas commencer tout de suite en te mettant en tenue de combat numéro un, tout sucre et crème. Toi et moi, nous constituerons le comité de réception qui accueillera ce singe cet après-midi.
– Et Jorj, alors ? Il voudra voir Willard !
– On s’occupera de ça, lui assura Jan.
– Et la douzaine d’autres physiciens à qui Jorj a demandé de venir ?
– Ne t’en fais pas pour eux. »
*
* *
Le Président regarda d’un air interrogateur son secrétaire par-dessus son bureau jonché de papiers dans son bureau personnel de la Maison Blanche n° 2 : « Alors, Opperly n’avait aucune idée de la façon dont cette drôle de question sur Maizie s’était glissée dans la Section 5 ? »
Le secrétaire, cherchant la bonne position pour sa bedaine, secoua la tête : « C’est en tout cas ce qu’il a prétendu. Peut-être est-il du type prof distrait, peut-être autre chose. Il se peut que la vieille aversion des physiciens pour les Penseurs se réveille. L’enquête continue. »
Le Président hocha la tête. De toute évidence, il avait une arrière-pensée désagréable. Il dit, l’air mal à l’aise : « Croyez-vous qu’il y ait une possibilité que ce soit vrai ?
– Quoi donc ? demanda le secrétaire, sur ses gardes.
– Cette allusion particulière sur Maizie. »
Le secrétaire ne dit mot.
« Remarquez, je ne le crois pas, ajouta le Président hâtivement, prenant un air triste et renfrogné. Je dois beaucoup aux Penseurs, à la fois comme individu et comme personnalité publique. Seigneur, il faut bien pouvoir s’appuyer sur quelque chose, ces temps-ci. Mais à supposer que ce soit vrai (il hésita comme devant un blasphème)… qu’il y ait un homme à l’intérieur de Maizie, que pourrions-nous faire ? »
Le secrétaire, sans broncher, dit : « Ce sont les Penseurs qui ont remporté notre dernière élection. Ils ont chassé les cocos d’Iran. Nous leurs avons ouvert la porte du Cabinet restreint. Nous leur avons prodigué les crédits gouvernementaux. » Un silence. « Nous ne pourrions strictement rien faire. »
Le Président fit signe de la tête qu’il partageait cette conviction, et, sans grand enthousiasme, tira cette conclusion : « Donc, si quelqu’un doit se dresser contre les Penseurs – et je n’ai nul désir de voir ça arriver, quelle que soit la vérité – ça ne saurait être qu’un savant. »
*
* *
Willard Farquar sentit sous son poids les marches se transformer en escalier roulant. Il jura à mi-voix, mais se laissa emporter, lourdaud et agressif, vers les hauts portails bleus hiératiques, qui s’ouvrirent silencieusement quand il en fut à cinq mètres. L’escalier roulant se fit tapis roulant, et le porta jusque dans une salle au dôme élevé, emplie d’une douce lueur, qui semblait plutôt l’antichambre d’un temple.
« Que la paix de Mars soit avec vous, Willard Farquar ! psalmodia une bouche invisible. Vous venez de pénétrer dans la Fondation des Penseurs. Veuillez rester sur le tapis roulant.
– Je veux voir Jorj Helmuth », gronda Willard d’une voix forte.
Le tapis roulant lui fit franchir l’entrée d’un couloir, puis s’arrêta. Une ouverture sombre s’épanouit dans le mur. « Pouvons-nous vous débarrasser de votre manteau et de votre chapeau ? » demanda une voix polie. Un instant plus tard, la demande se répéta, avec ce complément : « Passez-les simplement par l’ouverture. »
Willard se renfrogna, puis se défit avec force contorsions de son manteau informe, et le tendit, roulé en paquet, avec son chapeau. Aussitôt, le diaphragme se referma sur ses poignets, et il sentit qu’on lui lavait les mains de l’autre côté de la cloison.
D’un coup sec, il chercha à libérer ses mains des menottes mollement rembourrées : en vain. « Ne vous inquiétez pas, lui conseilla la voix. Ce n’est qu’une mesure esthétique. Tandis que vos mains subissent cette ablution, des radiations invisibles tuent les microbes de votre corps, cependant que des émanations plus subtiles ont sur vos émotions une influence bienfaisante. »
Les jurons plutôt bénins que Willard grinçait entre ses dents se mirent à sentir davantage le soufre. D’après ses impressions tactiles, ses mains étaient soumises à un torchon quelconque. Il se demanda si on lui ferait subir un lavage du visage, voire de plus grands outrages. Puis, juste avant que ses poignets se trouvent libérés, il sentit, éphémère mais nettement reconnaissable, le doux contact d’une main féminine.
Ce contact, comme le doux tintement mystérieux d’une cloche dans l’obscurité, le remplit soudain d’émoi et d’émerveillement.
Mais ce sentiment fut aussi passager que celui que cause une réclame haute en couleur : lorsque le tapis roulant se remit en mouvement, le faisant passer devant une série de dioramas et d’inscriptions célébrant les réalisations des Penseurs, son exaspération le remplit, plus âpre que jamais. Ce lieu, se disait-il, était un foyer d’infection pour cette peste de la magie dans un monde affaibli et facilement contaminé. Il se rappela qu’il n’était pas sans ressources : les Penseurs devaient le craindre ou avoir besoin de lui, à cause de la question sur Maelzel ou bien de la nécessité de créer un astronef à propulsion nucléaire. Il sentit confirmée sa détermination à les détruire.
Le tapis roulant, s’étant à deux reprises transformé en escalier roulant, prit un tournant en direction d’une porte opalescente, qui s’ouvrit aussi silencieusement que celle d’en bas. Il s’arrêta sur le seuil. Celui qu’il transportait, entraîné par son élan, pénétra de quelques pas dans la pièce. Puis il jeta un regard autour de lui.
C’était le rêve moderniste d’un sybarite : de la moquette épaisse comme un matelas et couverte de duvet ; des coussins et des divans moelleux ; un plafond en forme de dôme, imitant le ciel nocturne par son bleu profond et lustré où les constellations étaient ciselées en argent ; tout un mur de niches pleines de statuettes d’hommes, de femmes et d’animaux dans des postures langoureuses ; un bar offrant au libre choix une vingtaine de robinets d’or ; un écran de télévision tridimensionnelle en forme de boule de cristal géante ; çà et là de gros clous rustiques en or martelé qui dissimulaient peut-être des contacts électriques ; une table basse où était disposée une exquise vaisselle d’or et de cristal pour trois ; des parfums de résines et de fleurs qui changeaient sans cesse.
Un homme replet et souriant, en vêtements de sport gris perle, entra en écartant les tentures de l’une des arcades. Willard reconnut Jan Tregarron d’après les portraits qu’il en avait vus, mais ne fit pas mine de vouloir lui parler : il parcourut plutôt d’un regard ostensiblement dégoûté les murs surchargés, le bar et la table où étaient disposés tant de verres à vin, avant de ramener les yeux vers son hôte.
« Et où sont les bayadères ? » demanda-t-il avec une âpre ironie.
Le personnage replet leva les sourcils. « Là ! » dit-il d’un air innocent en désignant la seconde arcade. Les tentures s’écartèrent.
« Oh ! excusez-moi ! dit-il d’un ton contrit. Il n’y en a apparemment qu’une de service. J’espère que cela ne contrarie pas trop vos goûts. »
Debout dans, l’embrasure, adorable, portant d’un air modeste une robe au décolleté total de cyelon pastel bordé de vison mutant, elle avait sur les lèvres le premier sourire auquel Willard ait jamais eu droit de sa part.
« Monsieur Willard Farquar, mademoiselle Arkady Simms », murmura le gros homme.
*
* *
Jorj Helmuth détourna les yeux de la table de conférence – dont la douzaine de fauteuils restaient vides – vers les deux mignonnes souris de secrétaires.
« Pas un mot encore de l’entrée, Maître », risqua l’une d’elles.
Jorj se tortilla Sur son siège, qui ne manquait pourtant pas de confort, car c’était une merveille pneumatique. Sa nervosité à la perspective de devoir faire face aux douze balisticiens – et il devait admettre qu’il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si grande – faisait place à l’impatience.
« Quel est le numéro de téléphone de Willard Farquar ? » demanda-t-il abruptement.
Une des secrétaires parcourut un ensemble de bandes de bureau, puis consacra quelques secondes à un échange de questions murmurées dans son laryngophone et de réponses chuchotées par son écouteur.
« Il habite avec Morton Opperly, qui n’en possède pas, révéla-t-elle finalement à Jorj d’un ton scandalisé.
– Faites-moi voir la liste », dit Jorj. Puis, au bout d’un instant : « Essayez chez le docteur Welcome. »
Cette tentative-là ne fut pas sans résultats. En moins de quinze secondes, on lui tendit un combiné qu’il nicha d’une façon experte sur son épaule.
« Ici le docteur Asa Welcome, fit une voix flûtée.
– Ici Helmuth, de la Fondation des Penseurs, dit Jorj d’un ton glacial. Avez-vous reçu mon message ? »
La voix flûtée se fit inquiète et conciliante. « Mais… oui, monsieur Helmuth. Et cela m’a fait le plus grand plaisir. Ça promettait d’être des plus intéressants. Je désirais vivement venir. Mais…
– Mais quoi ?
– Eh bien, juste au moment où j’allais sauter dans mon hélicoptère – enfin, celui de mon fils – l’autre message est arrivé.
– Quel autre message ?
– Mais celui qui décommandait la réunion !
– Je n’ai pas envoyé d’autre message ! »
L’autre voix trahit une très grande gêne : « J’ai cru pouvoir considérer que cela venait de vous – ou que cela revenait à ça. Il me semble sincèrement que j’avais le droit de le penser.
– Quelle était la signature ? fit Jorj sèchement.
– Celle de M. Jan Tregarron. »
Jorj interrompit la communication. Il resta sans mouvements, jusqu’à ce qu’un léger bruit le ramène sur terre : il s’aperçut qu’une des jeunes filles chuchotait un appel pour l’entrée. Il leur rendit l’appareil téléphonique et les congédia. Elles partirent dans un froufrou de jaquettes et de jupettes, avec un temps d’hésitation à la porte, mais sans oser tout à fait se retourner.
Il resta assis immobile une minute encore. Puis sa main se déplaça nerveusement sur la table pour aller appuyer sur un bouton. L’obscurité se fit dans la salle, et une longue portion de mur devint transparente, découvrant une douzaine de maquettes argentées d’astronefs, d’une finition parfaite. Il appuya rapidement sur un autre bouton, et c’est sur le mur d’en face que s’épanouit un dessin animé représentant avec un humour et une précision ravissante la conception et la construction d’un astronef à propulsion neutronique. Un troisième bouton fit se déployer derrière le dessin animé une représentation tridimensionnelle de l’espace constellé d’étoiles, avec une portion de la surface de la Terre et dans le lointain le petit globe rubicond de Mars. Lentement une petite fusée s’éleva de cette zone terrestre et déploya ses ailes d’argent.
Il éteignit les dioramas, laissant la salle dans l’obscurité. A la lueur d’une petite lampe de bureau il examina avec abattement ses organigrammes pour le projet de propulsion neutronique, la longue liste de livres qu’il avait potassés par hypnopédie, la table de constantes physiques et autres points cruciaux de balistique, collection encyclopédique de pompes habilement condensées et bien dissimulées pour venir au secours de sa mémoire au cas où des questions techniques auraient été soulevées dans sa discussion avec les experts.
Il coupa toutes les lumières et s’effondra en avant, clignant des yeux et s’efforçant d’avaler la grosse boule qu’il avait dans la gorge. Dans le noir, sa mémoire remonta, remonta, jusqu’au jour où son professeur de mathématiques lui avait dit d’un air dédaigneux que les fantaisies fascinantes qu’il adorait lire et accumulait à son chevet n’avaient rien à voir avec la véritable science et n’étaient que des simulacres tapageurs. Il aurait tant voulu faire une carrière scientifique, et le mépris du professeur avait été une douche froide pour ses ambitions.
Et maintenant que la conférence était annulée, saurait-il jamais si ça n’aurait pas tourné de la même façon aujourd’hui ? Si son hypnopédie avait pris ? Si ses « pompes » étaient satisfaisantes ? Si sa faculté de manipuler les gens portait au-delà de présidents sortis de leur campagne et de filles en minijupes sorties d’un trou de souris ? Seule la rencontre avec les experts était une épreuve capable d’apporter une réponse à ces questions.
Tout ça, c’était la faute de Tregarron ! Tregarron avec sa tyrannie matoise. Tregarron avec sa crainte de se laisser déposséder de l’avenir par des hommes qui comprenaient vraiment les théories et savaient manipuler les experts. Tregarron qui avait tellement l’habitude d’user de faux semblants qu’il était incapable de voir quand cela devenait une faute et un crime. Tregarron à qui la bonne voie devait être montrée ou contre qui, faute d’y parvenir, certaines mesures devaient être prises.
Pendant une demi-heure peut-être, Jorj resta assis immobile, à méditer. Puis il se tourna vers le téléphone et, après un certain délai, eut au bout du fil la personne qu’il désirait.
« Qu’est-ce qu’il y a encore ? fit Caddy avec impatience. Je t’en prie, ne m’embête pas avec tes états d’âme ! Je suis fatiguée et j’ai les nerfs en pelote. »
Il inspira longuement. Quand des mesures sont à prendre éventuellement, se dit-il, il faut avoir en réserve un agent d’exécution. « Cadum, psalmodia-t-il d’une voix vibrante, chargée de suggestion hypnotique. Cadum… »
Immédiatement, la voix à l’autre bout du fil s’était métamorphosée, s’était faite docile, somnolente, suppliante.
« Oui, Maître ? »
*
* *
Morton Opperly leva les yeux de la feuille où s’alignaient des équations bien nettes, vers Willard Farquar qui, d’une façon ou d’une autre, avait acquis un certain équilibre : plus d’agitation balourde ni de rictus. Il ôta son manteau avec une certaine dignité et resta debout devant son mentor, massif et souriant. Un ours, d’accord, mais qui venait de recevoir sa pitance.
« Vous voyez, disait-il, ils ne m’ont pas fait de mal !
– Ils ne vous pas fait de mal ? » fit Opperly doucement.
Willard hocha lentement la tête. Son sourire s’élargit.
Opperly posa son stylo et joignit les mains. « Et vous êtes aussi décidé que jamais à démasquer les Penseurs et à les écraser ?
– Bien entendu ! » La voix de l’ours reprenait son grognement menaçant, mais avec maintenant une certaine nuance de jouissance. « Seulement, désormais, je n’agacerai plus les animaux du zoo, et je ne vous mettrai plus dans l’embarras en posant des questions comme celle sur Maelzel. J’ai atteint l’objectif auquel visait cette tactique. Après ça, je vais creuser de l’intérieur.
– Creuser de l’intérieur, répéta Opperly en fronçant les sourcils. Voyons, où donc ai-je déjà entendu cette expression ? » Son front se dérida : « Ah ! oui, fit-il avec nonchalance. Dois-je comprendre que vous vous faites Penseur, Willard ? »
L’autre lui adressa un sourire légèrement compatissant, s’étendit sur le divan et regarda le plafond. Tous ses gestes étaient posés et dégagés.
« Certes ! C’est le seul moyen réaliste de les écraser. Atteindre en leur sein à un rang élevé. Surpasser toutes leurs supercheries. Organiser une cinquième colonne. Puis frapper !
– La fin justifiant les moyens, bien entendu, fit Opperly.
– Bien entendu. Tout aussi sûrement que le désir de se lever justifie les perturbations que l’on cause à l’atmosphère au-dessus de sa tête. Toute action en ce monde n’est que moyen. »
Opperly hochait la tête, l’air distrait. « Je me demande si quelqu’un d’autre est jamais devenu Penseur pour les mêmes raisons. Je me demande si être Penseur ne signifie pas tout simplement qu’on a conclu qu’il faut utiliser le mensonge et la fraude comme méthode principale. »
Willard haussa les épaules. « Possible. » Il ne faisait plus aucun doute que son sourire était plein de pitié.
Opperly se leva et, remettant au carré sa pile de papiers : « Alors, vous travaillerez avec Helmuth ?
– Pas Helmuth, Tregarron. » Le sourire de l’ours se fit cruel : « Je crains que la carrière de Penseur de Helmuth ne subisse quelques revers.
– Helmuth, fit pensivement Opperly. Morgenschein m’a un peu parlé de lui une fois. Il a quelque idéalisme, en dépit de ses relations. C’est le moins mauvais de la bande. Entre parenthèses, est-ce celui avec qui…
–… Mlle Arkady Simms est partie ? compléta Willard sans le moindre embarras. Oui, c’était Helmuth. Mais tout cela va changer maintenant. »
Opperly inclina la tête. « Au revoir, Willard », dit-il.
Willard se souleva vivement sur un coude. Opperly le regarda environ cinq secondes, puis, sans un mot, sortit de la pièce.
*
* *
Le seul ameublement visible du bureau de Jan Tregarron consistait en une table à écrire et quelques chaises. Tregarron était assis derrière la table, sur laquelle il n’y avait absolument rien. Il avait presque l’air de s’ennuyer, sauf que ses petits yeux souriaient. Jorj Helmuth était assis en face de lui, à un mètre ou deux de la table, le corps raide et le visage dur. Caddy, vague ombre dans la lumière tamisée, était assise contre le mur derrière Tregarron, toujours vêtue de la robe de cyelon bordée de fourrure qu’elle avait mise cet après-midi-là ; elle ne participait pas à la conversation, dont elle semblait à peine consciente.
« Alors, vous avez pris sur vous d’annuler la conférence sans me consulter ? disait Jorj.
– Vous-même l’aviez convoquée sans me consulter, répliqua Tregarron, jouant la sévérité en brandissant le doigt, ce ne sont pas des choses à faire, Jorj.
– Mais, je vous le dis, j’étais tout à fait prêt, absolument sûr de mon terrain.
– Je sais, je sais, dit Tregarron d’un ton engagé. Mais ce n’est pas le bon moment. C’est moi qui en suis le meilleur juge.
– Quand est-ce que ce sera le bon moment ? »
Tregarron haussa les épaules : « Écoutez, Jorj, dit-il, à chacun son métier ! La technologie n’est pas votre fort. »
Les lèvres de Helmuth devinrent une ligne mince : « Mais vous savez aussi bien que moi que nous aurons un astronef nucléaire et que nous irons sur Mars un jour. »
Tregarron leva les sourcils : « Vraiment ?
– Oui ! Tout comme nous devrons construire une vraie Maizie. Tout ce que nous avons fait jusqu’à maintenant, ce ne sont que palliatifs.
– Ah ! oui ? »
Jorj le regarda fixement : « Écoutez, Jan, dit-il en prenant ses genoux dans ses mains, il va falloir que vous et moi mettions les choses au point.
– En êtes-vous sûr ? fit Jan d’une voix glaciale. J’ai le sentiment qu’il vaudrait peut-être mieux que vous ne disiez rien et acceptiez les choses comme elles sont.
– Non !
– Très bien ! fit Tregarron en se carrant dans son fauteuil.
– Je vous ai aidé à organiser les Penseurs », dit Jorj. Et, après un moment d’attente : « Du moins, j’ai été votre premier partenaire. »
Tregarron se contenta d’incliner la tête.
« Notre idée de base était qu’il était temps d’appliquer la science à la vie humaine sur une grande échelle, de vivre de façon rationnelle et réaliste. Les seuls obstacles à ce que le monde franchisse ce pas capital étaient l’ignorance, la superstition et l’inertie de la moyenne des hommes, et l’esprit étroit et peu entreprenant des savants académiques.
« Pourtant nous savions que dans le fond de leur cœur l’homme du commun et le spécialiste étaient tous deux de notre côté. Ils désiraient le monde nouveau envisagé par la science. Ils désiraient les simplifications et les commodités, les glorieuses aventures de l’esprit et du corps humains. Ils désiraient les voyages d’exploration vers Mars et dans les profondeurs de la psyché, ils désiraient les robots et les machines pensantes. Tout ce qui leur manquait, c’était le courage de faire le premier pas, et ce que nous avons fourni.
« Ce n’était pas le moment des demi-mesures, des progrès lents et laborieux. Le monde était déchiré par les guerres et la névrose, et risquait de tomber entre les mains les plus ignobles. Ce qu’il fallait, c’était un extraordinaire et exaltant appel à l’imagination humaine, un acte de foi, capable d’ébranler les montagnes, en la puissance bienfaisante de la science.
« Mais les auteurs de cet appel, de cet acte de foi, ne pouvaient se permettre d’être prudents, de s’astreindre à vérifications et contre-vérifications, d’attendre l’approbation parcimonieuse et maussade des spécialistes. Il fallait avoir recours au trucage, au chiqué, à l’esbroufe : tout pour faire passer le gros morceau. Cela fait, l’humanité orientée dans la nouvelle voie, il serait aisé de donner à l’homme du commun la pénétration nécessaire pour une réconciliation avec les spécialistes, une réalisation authentique de ce qui n’avait été que faux semblants.
« Ai-je exposé équitablement notre position ? »
Tregarron avait un regard voilé : « C’est vous qui avez la parole.
– C’est sur ces postulats que nous avons établi notre emprise sur les masses et sur leurs chefs influençables, reprit Jorj. Que nous avons construit Maizie, la Fusée pour Mars, la Bombe Mentale. Que nous avons fait de la science un article très demandé, alors que les spécialistes avaient été trop rigides pour lui faire de la publicité ou la jeter sur le marché.
« Mais maintenant que nous avons réussi, fait passer le gros morceau, maintenant que Maizie, Mars et la science se sont emparés de l’imagination de l’homme moyen, le moment est venu de franchir la seconde grande étape, de laisser l’exécution rattraper l’imagination, le fait réaliser le rêve.
« Croyez-vous que je me serais jamais lancé là-dedans avec vous sans la perspective de cette seconde grande étape ? Ah ! mais je me serais trouvé sale et vil, un pur charlatan, si je n’avais pas eu la conviction absolue qu’un jour tout serait remis en bon ordre. C’est à cette conviction que j’ai consacré toute ma vie, Jan. Je me suis instruit et discipliné, en utilisant tous les moyens scientifiques à ma disposition, afin d’être à la hauteur quand viendrait le jour de combler le fossé entre les Penseurs et les spécialistes. Je me suis formé pour être parfaitement l’homme de la situation.
« Jan, ce jour est venu, et je suis cet homme. Je sais que vous vous êtes concentré sur d’autres aspects de notre œuvre ; vous n’avez pas eu le temps de vous tenir au courant de ma partie. Mais, j’en suis persuadé, dès que vous verrez avec quel soin je me suis préparé, et comme le projet de fusée à propulsion nucléaire est mûr pour être mis en pratique, vous allez me prier d’aller de l’avant. »
Tregarron resta quelques instants à sourire en regardant le plafond. « Votre idée générale n’est pas si mauvaise, Jorj, mais votre échelle de temps est complètement faussée, et votre jugement est une blague. Eh oui ! Tous les révolutionnaires veulent voir se réaliser le grand changement au cours de leur vie. Tss ! C’est comme si, spectateurs du mélodrame de l’évolution, nous voulions que l’acte « Du singe à l’homme » soit expédié en vingt minutes.
« Le moment de la seconde grande étape ? Mais, Jorj, l’homme moyen est exactement tel qu’il était il y a dix ans, sauf qu’il a un nouveau dieu. Plus que jamais il voit Mars comme un paradis hollywoodien peuplé de sages et de délicieuses princesses. Maizie, c’est Maman multipliée par un million. Quant aux spécialistes scientifiques, ils sont plus jaloux et étroits que jamais. Tout ce qu’ils souhaiteraient, c’est revenir, contre l’histoire, à un monde de rêve plein de distinction, calmes cloîtres peuplés de toques et de toges, où le béotien s’incline bien bas au passage de l’érudit.
« Peut-être que dans dix mille ans nous serons prêts pour la deuxième grande étape. Peut-être. En attendant, comme il se doit, les habiles gouverneront les imbéciles pour leur propre bien. Les réalistes gouverneront les rêveurs. Ceux qui ont les mains libres gouverneront ceux qui se sont délibérément ligotés avec des tabous.
« Deuxièmement, votre jugement. Avez-vous vraiment cru pouvoir tenir tête à ces spécialistes, ne pas perdre pied dans la mêlée intellectuelle ? Vous, atomiste, balisticien ? Mais c’est… Doucement, mon garçon ! Écoutez-moi ! Ils vous auraient mis en pièces en vingt minutes, trop heureux de l’aubaine ! Vraiment, je ne vous comprends pas, Jorj : vous savez que Maizie et la fusée pour Mars et tout le reste ne sont que de la frime, et vous croyez quand même à votre hypnopédie, à votre expansion mentale, à votre culture de l’optimisme, comme le dernier des rustres. Je ne serais pas surpris d’apprendre que vous vous êtes mis aux pouvoirs psi et à l’hypnotisme. Il me semble qu’il est plus que temps que vous fassiez le point sans complaisance et que vous changiez d’orientation. »
Et il se laissa aller contre le dossier. Le visage de Jorj s’était figé en un masque. Il ne baissa ni ne cligna les yeux devant ceux de Tregarron, mais son expression changea subtilement. Derrière Tregarron, Caddy eut l’air de vaciller sous la soudaine rafale d’un vent intangible, et fit silencieusement un pas en avant.
« Telle est sincèrement votre opinion ? fit Jorj très doucement.
– C’est plus que cela, répondit Tregarron d’un ton tout aussi plat. C’est un ordre. »
Jorj se leva d’un air délibéré. « Très bien, dit-il. En ce cas, je dois vous dire que… »
Négligemment, mais sans mouvement superflu, Tregarron sortit un pistolet de sous le bureau et le posa dessus.
« Non, dit-il, laissez-moi vous dire quelque chose. Je craignais quelque chose de semblable, et j’ai pris mes dispositions. Si vous avez étudié l’histoire des nazis, des fascistes et des soviets, vous savez ce qui arrive aux chefs historiques de la révolution qui se laissent dépasser par les événements. Mais je ne veux pas être trop dur. J’ai quelques gars qui attendent à la porte. Ils vont vous emmener en hélicoptère à l’aéroport, puis en « jet » au Nouveau-Mexique. Aux petites aubes demain, Jorj, vous partez pour Mars. »
Jorj réagit à peine à ces paroles. Caddy s’était rapprochée de deux pas de Tregarron.
« J’ai décidé que Mars était un endroit tout indiqué pour vous, poursuivit le gros homme. Le pilotage automatique de la fusée sera réglé pour que vous ayez deux ans de « tourisme ». Cela vous mettra peut-être un peu de plomb dans la tête, et après ça vous devriez comprendre, par exemple, qu’un grand menteur ne doit jamais se prendre à son propre jeu.
« Mais pendant votre absence, il faudra vous remplacer. Je songe à une personne qui a des chances de s’avérer particulièrement digne d’hériter de vos fonctions, avec tous leurs avantages. Une personne qui semble comprendre que la force et le désir sont les ressorts de la vie, et que quiconque gobe le gros mensonge prouve qu’il n’est qu’un pauvre type. »
Caddy était juste derrière Tregarron maintenant, ses yeux mi-clos et somnolents fixés sur ceux de Jorj.
« Je veux parler de Willard Farquar. Voyez-vous, Jorj, moi aussi je crois à la coopération avec les scientifiques ; mais en les détournant plutôt qu’en les consultant. Mon idée est de tendre une main amicale à un petit nombre d’entre eux, soigneusement choisis… avec un joli petit cadeau pour entretenir cette amitié. » Il sourit. « Vous étiez l’homme qu’il nous fallait au début, Jorj, un agent de publicité plein d’idées séduisantes : Bombes Mentales, pistolets à rayon,, casques de plastique, maillots fantaisie, soutien-gorges cosmiques, et toutes ces balivernes. Maintenant, nous pouvons nous payer quelqu’un de plus solide. »
Jorj se passa la langue sur les lèvres.
« Nous aurons une excellente explication pour ce qui vous arrivera. Les visiteurs seront informés que vous faites un séjour prolongé parmi les Martiens afin de vous imprégner de leur sagesse. »
Jorj murmura : « Cadum ».
Caddy se pencha en avant. Ses bras se glissèrent le long de ceux de Tregarron comme pour lui immobiliser les poignets. Au lieu de quoi, elle les tendit pour s’emparer du pistolet à ultrasons, et elle le plaça dans la main droite de Tregarron. Puis elle leva vers Jorj des yeux qui avaient retrouvé tout leur éclat.
Et, avec beaucoup de douceur et de compassion, elle dit : « Pauvre Superman ! »
Traduit par GEORGE W. BARLOW.
Poor Superman.