VIII

Brévaux, juin 1306

Nul allègre brouhaha percé d’éclats de rire lorsque le fardier en provenance d’Alençon roula jusqu’au bûcher dressé sur la place de l’Église. Aucune remontrance agacée de mère retenant un enfant turbulent. Pas de commères et de compères discutant en se donnant du coude. Personne n’avait sorti d’une bougette une bonne boutille et une miche de pain accompagnée de lard et de fromage pour les partager en convivialité durant le spectacle. Un silence irréel avait figé la foule, tel un puissant sortilège. Au point que le hennissement de l’un des traits de Perche du lourd chariot fit sursauter plusieurs badauds, dont la voisine de Druon, une jeune et riche commerçante, à en juger par sa mise et ses bagues de turquoise et d’améthyste. Elle se tenait très droite, les mains jointes en prière sur son ventre.

Druon remarqua cinq gardes qui parcouraient sans hâte la foule, détaillant les femmes jeunes, interrogeant celles dont on devinait la chevelure très brune sous leur bonnet empesé ou leur voile. Sans tourner la tête vers lui, sa voisine commenta bas :

— Ils cherchent sa fille. Celle de messire Fauvel.

Druon accueillit l’information d’un léger mouvement de tête.

— Doux Jésus, murmura alors la femme en se signant avec discrétion.

Le regard de Druon suivit le sien. Deux gardes tiraient du fardier un corps enveloppé d’une épaisse toile, retenue d’un cordage qui enserrait les pieds, les jambes, le torse et le cou.

Le silence de la foule se fit encore plus compact. Puis un murmure indistinct monta dont Druon n’aurait su dire s’il était de surprise, de reproche ou de consternation.

Les deux gardes portèrent le cadavre jusqu’au poteau de bûcher et l’y arrimèrent avec difficulté, tentant de le faire tenir droit pour mimer un vivant. Le seigneur inquisiteur n’ayant pas daigné accompagner le supplicié, ce fut au secrétaire du bailli d’énoncer la sentence. Il s’y résolut d’une voix mal assurée :

— Jehan, Aimoin, Arnaud Fauvel, mire à Brévaux, né à Chartres en l’an de grâce 1260, accusé et reconnu hérétique et sorcier, a été condamné au bûcher ce jour. Dieu, ulcéré par l’immensité et la noirceur de ses péchés, l’a frappé en sa cellule de la maison de l’Inquisition d’Alençon, aussi ne sera-t-il pas brûlé vif. Bourreau, exécute ta tâche et sois-en à jamais absous.

Le feu prit avec fureur à la paille puis au petit bois sec, remontant vers le défunt. Lorsque de hautes flammes orangées léchèrent la toile, Druon baissa les yeux.

Sa voisine se rapprocha à lui frôler l’épaule. Il remarqua les belles larmes qui trempaient ses joues pâles et eut envie de la serrer contre lui. Quant à elle, détaillant sa petite tonsure1, sa longue robe sombre et le museau de cuir qui pendait à sa ceinture2, elle demanda en chuchotant :

— Messire mire, avez-vous été élève de messire Jehan ?

— Certes, madame.

— N’ajoutez aucune foi à ce qu’ils font accroire. Ce n’est que menteries. Il m’a délivrée de mes deux fils. J’ai souri tout le temps qu’il les tirait de dedans moi. Les plus jolis moments de ma vie… que je lui dois. Un grand homme, bon et généreux. Un immense médecin. Quelle perte ! Quelle ignoble injustice !

Il lui prit les mains de reconnaissance, sans un mot. Un garde avançant dans leur direction, ils s’éloignèrent l’un de l’autre. Le garde les frôla sans leur prêter attention. Les cheveux de la femme, qui dépassaient de son voile fin pincé sous un touret3 de laine gris pâle, étaient couleur de blé mûr. Elle jeta un dernier regard de tristesse à Druon et s’écarta à pas lents.

images

La place se vida peu à peu de sa foule silencieuse. Druon se souvint de la dernière exécution à laquelle il avait assisté. Deux coupe-jarrets qui semaient la terreur – violant les filles qui avaient le malheur de croiser leur chemin, frappant, au point de les laisser pour morts, les voyageurs malchanceux qu’ils détroussaient – étaient pendus ce matin-là. Il se rappela la liesse publique. On riait à gorge déployée, on se tapait le ventre, on se passait la piquette. Il se souvint du hurlement de joie féroce lorsque la trappe du chafaud4 avait basculé sous les pieds des condamnés, des plaisanteries obscènes qui s’étaient alors échangées, chacun souhaitant vérifier si on « en avait une aussi roide que celle d’un âne » dès qu’on vous serrait bien fort le col. Les deux malandrins avaient rendu l’âme dans l’hilarité générale.

Druon aurait-il pu supporter ce jour la moindre plaisanterie déplacée ? Il en doutait. Pourtant, il l’avait redouté. L’espèce de pesant respect de la foule l’avait un peu apaisé.

Il sortit de la ville, se dirigeant sans hâte vers le ru qui s’écoulait au nord. Il s’assit sur la berge moussue et ouvrit le grand sac d’épaule dans lequel il avait entassé son maigre frusquin5 et ce qui était devenu ses outils de médecin et de chirurgien6. Il récupéra au fond une longue natte très brune qu’il huma. L’odeur de l’eau de chèvrefeuille utilisée pour rincer les cheveux lui fit monter les larmes aux yeux. Son père l’adorait, enfouissant son nez dans les boucles parfumées. Il offrit la lourde tresse au courant léger. Les mèches de feu Héluise. Les siens.

Et Druon quitta Brévaux pour toujours.

Du moins le croyait-il.

1- Que portaient les ecclésiastiques ou certains laïcs lettrés pour faire acte de dévotion.

2- Que les médecins et les mires s’appliquaient parfois sur le visage, redoutant la contagion. Les microbes n’avaient certes pas été découverts, mais l’on avait compris depuis longtemps que la proximité de certains malades pouvait être dangereuse, expliquant, entre autres, l’enfermement des lépreux.

3- Coiffe en forme de tambourin que portaient les dames aisées et qui retenait le voile.

4- Qui a donné « échafaud » et qui désignait à l’époque une plateforme montée sur de hauts tréteaux mais également un grenier à foin.

5- Ce que l’on possède d’argent, d’objets, de vêtements. A donné saint-frusquin.

6- Les chirurgiens, qui versaient le sang, étaient très mal considérés à l’époque. On laissait le plus souvent cette tâche aux barbiers.