Château de
Saint-Ouen-en-Pail,
août 1306, au même
moment
Druon venait de comprendre l’invraisemblable et fixait la mage, sidéré. Igraine était l’une des dernières descendantes des druides et des mages des temps obscurs et lointains dont tous, ou presque, avaient perdu la mémoire. Une sorte de fascination mêlée d’appréhension superstitieuse l’envahit.
Il se souvint d’un soir, alors que leurs serviteurs avaient depuis longtemps rejoint leurs chambres sous les combles ou au-dessus des écuries. Son père avait évoqué ces êtres étranges qui peuplaient les immenses forêts et connaissaient presque tous les secrets de la nature qu’ils considéraient à l’instar d’une puissante déesse, bienveillante mais capable de terribles colères pour qui lui manquait de respect. Héluise avait rétorqué :
— Il s’agit d’une légende païenne, père.
— Non pas, ma chérie. Ces druides, ces magiciens et magiciennes ont disparu – on les y a parfois aidés avec violence – et avec eux leurs étonnantes connaissances. D’aucuns prétendent qu’une poignée d’entre eux persiste toujours dans le plus grand secret. Depuis, nous tâtonnons tels des enfants malhabiles, tentant de réinventer ce qu’ils savaient depuis des siècles. Ah, Héluise, Héluise, toutes ces pertes de savoir me désolent ! Toutes ces magnifiques découvertes perses, égyptiennes, grecques, hébraïques, partout… Tous ces hommes, ces femmes qui, soudain, ont bénéficié d’une révélation, d’un génial éclat de compréhension. Si l’on pouvait retrouver, rabouter tout cela, nous ferions un bond dans le temps.
— Des savoirs perdus ou volontairement dispersés ? avait-elle demandé, ébranlée.
— Les deux.
— Pourquoi disperser la connaissance ?
— Parce qu’elle est pouvoir, qu’elle décille les hommes et qu’il devient alors beaucoup plus difficile de les dominer, de les faire obéir. Pourquoi crois-tu que l’on n’enseigne ni aux femmes ni aux pauvres ? Parce que, dans le cas contraire, ils pourraient juger, comprendre que leur situation est inique. Et se rebeller. C’est ce qui arrivera un jour, car la connaissance est comme un puissant ruisseau. Si l’on bloque son cours, tôt ou tard, il en trouve un autre.
— Mire, m’écoutez-vous ? tonna la baronne.
Druon revint à la salle. Il biaisa :
— Votre pardon, seigneur madame, je réfléchissais. Certes, je pourrais confectionner des appâts assaisonnés d’autres poisons violents, tels l’if. Nous pourrions aussi avoir recours à une substance fort rare en nos contrées mais redoutable, l’ako1. Une seule flèche enduite de ce toxique tue un buffle.
— Eh bien, mire, procédez au plus vite ! ordonna-t-elle, soudain impatiente.
— C’est que, madame, si vos appâts enherbés ont échoué, il en sera de même pour les miens. Quant à l’ako, il faudrait transpercer la bête d’une flèche. Or ne m’avez-vous pas dit que ni vous ni vos chasseurs ne l’aviez jamais aperçue, sauf l’un d’eux, isolé et sans doute attaqué par surprise ?
La déception se lut à la crispation du beau visage autoritaire.
— Il n’y aurait donc aucun moyen de se défaire de cette maudite créature ? Je ne le peux croire. Je ne le veux croire !
— Mon père, mon maître, répétait : « Observe, analyse, compare et déduis. » Voyez-vous, il convient de n’évoquer une explication surnaturelle que lorsque toutes les autres se révèlent stupides.
Léon tonna :
— Une seule bête capable de massacrer deux jeunes hommes, armés de couteaux !
— Étiez-vous présent sur les lieux ? Y a-t-il eu des témoins de la scène ?
Mécontent, le géant barbu hocha la tête en signe de dénégation. Druon poursuivit :
— Or donc, comment peut-on affirmer qu’elle était seule et crachée par l’enfer ? Quant à moi, de vos dires à tous, nulle certitude ne s’impose à mon esprit.
Léon ne s’en laissa pas conter et lança du même ton exaspéré :
— La statue de saint Ouen pulvérisée et le crucifix d’argent de père Henri disparu ! Comment une bête, aussi rusée soit-elle, aurait-elle pu se rendre coupable de tels actes ? Et vous n’y voyez rien de surnaturel ?
— La statue ? Un être bien de ce monde peut l’avoir brisée. Quant au crucifix d’argent, voilà un objet fort monnayable. Qui dit qu’un voleur de chemins n’a pas découvert avant tout la dépouille du prêtre ?
— Et il n’aurait prévenu personne de sa macabre trouvaille ?
— Pas si le crucifix le tentait. Certains détails m’intriguent. Comment expliquer qu’une créature, si malfaisante et féroce qu’elle déchiquette et défigure ses proies, si puissante qu’elle peut attaquer deux hommes vigoureux d’un coup, rattraper l’un alors qu’il tente de fuir, ne poursuive pas une pauvre femme, Séraphine, blessée et empêtrée dans ses jupes ? La Bête a-t-elle été dérangée ? Quelqu’un d’autre est-il arrivé sur les lieux ?
Un silence accueillit cette déclaration. Léon, défendant toujours sa conviction, le rompit en assénant :
— Elle a préféré dévorer la mule.
— Voilà qui m’étonne, contra le jeune mire.
— Pourquoi cela ? intervint Igraine.
— La baronne Béatrice n’a-t-elle pas affirmé plus tôt qu’après avoir attaqué des bêtes, la… créature s’en était prise aux humains ? Ainsi, elle n’a pas étripé le chien de ce jeune berger, ce Robert. Peut-être le goût de l’homme lui a-t-il fait passer celui des animaux ?
— Il est vrai, admit le géant à contrecœur, que l’on n’a plus rapporté de carnages parmi les troupeaux.
— Or donc, pourquoi aurait-elle… préféré cette mule à Séraphine ? Il me faut décidément l’interroger, ainsi que ce Gaston le Simplet dont vous avez mentionné le témoignage.
— Léon vous accompagnera au village dès le demain, asséna la baronne. Sa présence devrait calmer les réticences. Votre galopin demeurera au château pour le cas où des envies de fuite vous prendraient. N’omettez pas de visiter Jean Lemercier, dit le Sage. Il est homme avisé et peut vous ouvrir des portes qui, sans lui, se claqueraient. Il a le respect et la confiance de tous et jouit de mon estime.
Elle se leva, aussitôt imitée par les autres.
— Nous en avons terminé pour ce soir, mire. Léon va vous raccompagner en vos… appartements.
Lorsque Léon parvint au seuil de l’ouvroir, Évrard Joliet descendait l’escalier de pierre. Il parut hésiter, joignant ses mains aux doigts tachés d’encre de couleurs vives, ne sachant s’il devait s’effacer afin de laisser passage aux deux autres ou se hâter de dévaler les marches. Il salua le géant et jeta un regard curieux à Druon en expliquant d’une voix apeurée :
— Je rejoignais mes appartements, messire Léon.
— Bonne nuit.
— Grand merci. Vous également, le remercia l’homme qui semblait à peine sorti de l’adolescence et que le jeune mire fascinait.
Druon remarqua que Léon ralentissait l’allure pour donner à l’autre le temps de les distancer dans l’escalier. L’homme de confiance de la baronne grommela juste :
— Le bibliothécaire. Il est aussi copiste. Une assez jolie main. Plutôt plaisant à ceci près que l’on dirait toujours une souris qui vient de se faire prendre la queue dans un piège.
Ils descendirent à leur tour, sans plus échanger un mot. Quelle ne fut pas la surprise de Druon lorsqu’il découvrit une Igraine souriante les attendant devant la porte de leur confortable prison souterraine. Amusée, elle le détrompa :
— N’y voyez nul tour de magie, mire. Les épais murs de ce château sont sillonnés de passages, permettant aux habitants de s’échapper en cas d’invasion ennemie. J’ai oublié… Je devais vous prévenir… Une femme que vous connaissez se rapproche de vous. Prenez garde, elle est aussi belle que malveillante et déterminée.
— Mais que…
— Je n’en sais pas davantage.
La mage tourna les talons et s’éloigna malgré les protestations de Druon.
Igraine, assez satisfaite, remonta vers ses appartements en empruntant cette fois l’escalier de la tour. Lorsqu’elle déboucha dans le couloir qui menait à ses appartements, elle surprit le sieur Évrard Joliet, le bibliothécaire-copiste, en compagnie de Sidonie, la jeune servante dont la vivacité d’esprit avait eu l’heur de plaire à Béatrice et qui la servait maintenant. Ils gloussaient tous deux tels des gens qui ont formé une cordialité. Plus ? s’interrogea la mage, amusée. Joliet avait posé sa main aux doigts tachés d’encres sur le bras de la jeune femme. Le couple découvrit sa présence. La main du bibliothécaire retomba et son visage se ferma. Embarrassé, il déclara d’un ton soudain trop détaché pour paraître véritable :
— Dame Igraine… Je suis remonté et j’ai croisé Sidonie. Elle portait son vin chaud du coucher à notre seigneur.
Suivant son geste du regard, la mage découvrit le petit plateau posé à même le sol dans un coin. De plus en plus réjouie par la situation et le malaise évident de Joliet et de Sidonie, elle conseilla de sa voix de petite fille :
— Hâtez-vous. Il va refroidir.
Puis elle poursuivit son chemin, réprimant un sourire.
1- Latex tiré de l’ako ou faux iroko (Antiaris toxicaria). Possédant une redoutable cardio-toxicité, il a été utilisé durant des millénaires en Afrique et en Asie pour abattre le gros gibier.