LIII

Ferme Paillet, environs de Saint-Ouen-en-Pail,
 août 1306, ce même jour

Lorsqu’ils parvinrent aux abords de la ferme Paillet, l’endroit, en dépit de son allure cossue et presque coquette, avait l’air terriblement désert. Trois larges bâtiments en U délimitaient une vaste cour au centre de laquelle se montait un puits. Quelques poules et canards, qui semblaient presque gênés d’être là, picoraient sans conviction.

Druon remarqua que toutes les fenêtres de la partie réservée aux maîtres étaient vitrées, que la maçonnerie avait été rectifiée peu avant et qu’aucuns détritus ou immondices n’achevaient – comme ailleurs – de pourrir dans un coin de la vaste cour carrée, dallée de pavés. Toutefois, les trois longues bâtisses sécrétaient une étrange impression, une impression d’abandon poli et soigneux. Aucune truie, ses gorets suspendus aux mamelles, pas de tas de fumier, pas de valets débraillés, pas de gamins sales et morveux jouant au palet, ou aux voûtes1. Rien. N’eût été la présence des volatiles, on eût pu croire qu’un sortilège avait été jeté, que le temps s’était figé.

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— Hèle, ordonna Béatrice d’Antigny à Léon.

Le géant s’exécuta et rugit à assourdir :

— Holà, au service ! Quelqu’un ? Maître Paillet ?

Les volailles s’affolèrent, se massant en panique à l’autre bout de la cour.

Puis, le silence. Un parfait et très étonnant silence leur répondit.

— Pas normal, remarqua Léon en résumant le sentiment de tous.

Il beugla à nouveau, sans résultat.

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Béatrice d’Antigny démonta d’un saut léger et tira son épée. Elle avança sans hésitation vers l’entrée principale de la partie des maîtres et ouvrit la porte d’un coup de pied. Léon se précipita à sa suite, arme au clair, lui aussi. Druon flatta l’encolure de son destrier et, peu rassuré, se laissa glisser le long de son flanc. Il avait eu un peu peur durant leur chevauchée, sa monture filant trois fois plus vite que la tendre Brise au mieux de sa forme. Cependant, le cheval avait compris quel piètre cavalier il portait et suivait les deux autres. Le mire avait à peine eu à le diriger, se contentant de rester bien calé en selle et d’éviter les branches basses.

Druon jeta un regard autour de lui. Belle ferme en vérité. Tout y sentait l’opulence. Maître Paillet avait connu jolie réussite dans les affaires.

Les deux compagnons de guerre ressortirent, dépités. La baronne lui cria :

— Pas âme qui vive ! Je n’aime pas l’odeur que prend tout ceci !

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Druon tendit le bras, désignant la porte entrouverte d’une grange à angle droit du bâtiment des maîtres.

Suivie de Léon, elle s’y précipita. Le géant en ressortit presque aussitôt, hurlant à l’adresse du mire :

— Vite, il n’est pas tout à fait mort !

Druon fonça. Ce qu’il découvrit le figea net. Un jeune homme pendait à une poutre, un haut escabeau renversé sous lui. Béatrice d’Antigny lui avait enserré les jambes et le soulevait de toute sa force. Léon déplaçait une échelle de meunier afin d’atteindre la corde pour la couper.

La Baronne rouge faillit s’affaler sous le poids de Géraud Paillet lorsque Léon vint enfin à bout du nœud coulant. Elle cria :

— Mire ! Faites un miracle, à l’instant !

Druon s’agenouilla à côté du jeune homme au visage bleui de cyanose et au souffle imperceptible. Que faire, mon Dieu ? Il était notoire que le cœur cessait ses battements au trépas. Si donc le cœur2 ne s’arrêtait pas, on pouvait espérer que le sujet survive. Improvisant, le mire ferma le poing et asséna de grands coups violents dans la poitrine de Géraud, sous l’œil sidéré des deux autres. Puis lui fila des gifles à assommer un âne, suppliant en lui-même : « Vis, mais vis ! » Soudain, un râle déchirant terminé par une quinte de toux se fit entendre. Géraud revenait d’entre les morts.

Druon le bascula sur le flanc et tous patientèrent, ne sachant trop que tenter, surveillant la respiration laborieuse du presque trépassé. Un bruit étrange alerta alors Druon. Léon se pencha et déclara dans un murmure stupéfait :

— Il… pleure.

De fait, les larmes de Géraud se transformèrent en sanglots. Il se souleva sur le coude et hoqueta :

— Vous n’auriez pas dû… me sauver. Je ne le mérite pas. Le père Henri est mort par ma faute ! À cause de ma confession. Il est venu discuter avec mon père qui lui a menti, lui a juré repentance et mortifications. Je savais… Je savais qu’il n’en était rien. Cette verrue purulente cherchait juste à gagner du temps…

Il s’étouffa dans ses sanglots, se mouchant dans sa manche. Il inspira profondément, son souffle produisant un raclement pénible, et poursuivit :

— Le père Henri s’en est retourné heureux, avec ses pieds nus et son crucifix d’argent. Je savais… je savais qu’il allait le tuer. Il ne pouvait risquer qu’il parle lorsque les horribles meurtres recommenceraient. Parce qu’il n’a aucune intention d’arrêter. Il aime ça. M’entendez ! cria-t-il. Il aime massacrer, torturer, violer, tuer.

— Géraud, apaisez-vous. Vous n’êtes pas responsable des actes impardonnables de votre père, tenta de le raisonner Druon.

— Si ! hurla l’autre, la salive lui dégoulinant vers le menton. Êtes-vous sourd ou crétin ? Je me doutais qu’il allait le rejoindre sur le chemin du retour pour le mettre en pièces, et je n’ai pas bougé ! Je suis resté assis là, à prier.

Les larmes le rattrapèrent. Il bafouilla :

— Il me terrorise. Il a tué ma mère devant moi, j’avais neuf ans. Une boucherie. Elle courait en tous sens, suppliant, criant. J’ai tenté de m’interposer, de la défendre. Il m’a assommé. Lorsque je suis revenu à moi, elle gisait au sol, non loin de la cheminée de la salle. Mon Dieu, quelle vision d’horreur ! Il lui avait arraché le visage, le cou et les seins. Attablé, il buvait un gobelet de vin en sifflotant et m’a contraint… à… Il m’a forcé à…

Géraud ferma les yeux comme s’il s’interdisait de revivre la scène. Druon le poussa avec douceur :

— À quoi ? À nettoyer, à l’enterrer ?

Un hochement de tête lui répondit. Léon laissa échapper une injure de soldat et la baronne poussa un soupir de fin du monde.

— Il a dit qu’il m’arriverait la même chose si je parlais. J’ai vécu dans une peur abjecte. Toute ma vie. Mais j’ignorais ce qu’il faisait au loin, lors de ses prétendus voyages de négoce. Jusqu’à ce qu’il invente la créature, qu’il ramène ces chiens d’Irlande3, les dresse à devenir des fauves en les frappant, les affamant. Il fallait que j’avertisse quelqu’un…

— Géraud, où se trouve-t-il ? intervint la baronne.

Sa voix, d’un calme surnaturel, inquiéta Druon.

— Dans les grottes du bois de la Veuve. C’est là qu’il garde les chiens et son déguisement, passe le plus clair de son temps à ressasser ses meurtres… pour son plus grand plaisir.

— En selle, Léon. Messire Druon, vous restez ici et attendez notre retour.

— Je puis vous accompagner, seigneur madame. Je ne suis pas couard et sais me servir d’une lame, protesta le jeune mire.

La réponse, sèche, lui ôta tout espoir :

— En quoi nous seriez-vous d’aide à part nous ralentir et nous gêner ? Je vous laisse bien volontiers la science. Abandonnez-nous le combat. Veillez sur Géraud.

Pris de panique, le fils Paillet se releva en titubant et supplia :

— Seigneur madame, n’y allez pas, de grâce ! Il faut réunir une petite compagnie d’hommes armés et décidés. Il va vous mettre en pièces.

Un sourire furtif étira les lèvres de la baronne qui répondit d’un ton presque amical :

— Grand merci de votre émoi, Géraud. Cela étant, vous nous connaissez bien mal.

1- Jeu d’arceaux.

2- On connaît mal le rôle du cœur à l’époque.

3- Irish woolfhound, un des plus grands chiens du monde, utilisé pour la chasse au loup.