Château de
Saint-Ouen-en-Pail,
août 1306, au même
moment
La baronne patienta le temps qu’une jeune servante, fort jolie, qui répondait au prénom de Sidonie, leur verse le vin dans des verres à haut pied, un luxe dispendieux, et dépose un plat d’argent lourd de fruits secs, de beignets de mouelle1, de rissoles aux fruits, au gingembre et à la cannelle et de mistembecs2 au miel.
Dès que la jeune femme eut disparu après une révérence, Béatrice d’Antigny reprit sa difficile narration :
— Selon certains, les… événements ont commencé après les moissons de l’an échu, plus tardivement d’après d’autres. Il s’est écoulé du temps avant que je n’en sois avertie. Les paysans du coin ont d’abord cru avoir affaire à un ours ou un loup solitaire et particulièrement hardi3… non sans raison puisque les premières proies retrouvées horriblement déchiquetées, voire démembrées, et dévorées, étaient des moutons et des vaches. Des battues ont été organisées, des appâts empoisonnés semés, sans succès. Les massacres d’animaux se sont multipliés jusqu’à la première victime humaine : un jeune berger du prénom de Robert que même sa mère ne reconnaissait plus tant il avait été défiguré et mis en pièces. On a retrouvé son chien terrorisé, tremblant de tous ses membres dans un sous-bois non loin. Son pelage était collé de sang. À l’évidence pas le sien. Peut-être celui de son maître ou de… la chose. Ont suivi des messes. On a sorti la statue de saint Ouen, protecteur du village. C’est à ce moment que l’histoire m’est venue aux oreilles, rapportée par Léon.
Elle toussota et but une longue gorgée du vin précieux. Druon remarqua que sa main tremblait un peu. Elle essuya la sueur qui perlait à son front et poursuivit de cette belle voix rauque :
— Je vous l’avoue bien volontiers : j’ai d’abord cru à un affolement de gens frustes, ainsi qu’il est souvent le cas dans les campagnes reculées… Jusqu’à la deuxième victime, un jeune homme, du nom de Basile, fils d’un manœuvrier qui, pour ce qu’on en sait, avait décidé de passer la nuit à la belle étoile dans une clairière de la forêt de Multonne. On a retrouvé quatre esconces non loin de son cadavre affreusement mutilé et défiguré, lui aussi. Peu après, une femme, une certaine Pauline, a été attaquée à la tombée du jour, à l’orée d’un bois. Son visage avait été ravagé par de puissantes griffes et sa tête presque décollée. Quant à son ventre et son torse, il ne s’agissait plus que de bouillie sanglante. Il semble que la férocité et l’acharnement de la chose aillent croissant. J’ai ordonné à mes trois chasseurs4, aidés de Léon et des hommes les plus valides du village, de traquer la… bête.
— En avez-vous trouvé des traces ? s’enquit le mire.
Sur un signe de la baronne, le géant intervint d’une voix dont il jugulait la colère :
— Certes. Des empreintes de pattes, surtout.
— Qu’évoquaient-elles ?
— Un ours, mais un ours deux fois plus massif que tous ceux que j’ai pu voir. (Il aligna les paumes de ses énormes battoirs et précisa :) Guère moins larges que ça.
— Fichtre ! Un loup semble donc exclu, car des spécimens de cette taille n’existent que dans les contes à faire peur.
— Un loup est d’autant plus exclu, que ce sont animaux qui chassent le plus souvent en meute, en abandonnant des empreintes très repérables. Ajoutez à cela que j’ai bonne connaissance d’eux. La terreur qu’ils inspirent est dénuée de fondement. À moins d’y être contraint, un loup seul ne s’attaque pas à un homme. Il le fuit s’il en a la possibilité. Le reste n’est que sornettes.
— D’autres signes ? insista Druon.
— Une sorte de bourbier non loin d’un étang où la… créature a dû se reposer. Bien plus étendu que celui que creuserait un ours couché.
— Nous restons donc avec une bête de taille exceptionnelle, conclut Druon en s’étonnant de la voracité d’Igraine qui, un sourire gourmand aux lèvres, n’avait cessé d’enfourner oublies, derrière beignets, derrière fruits secs depuis le début de cette déroutante discussion.
— Où avec… une chose qui n’est pas… de ce monde… lâcha Léon à contrecœur.
— Démoniaque ?
Le géant hocha la tête en baissant le regard et murmura :
— Je… j’ai longuement tergiversé avant d’en venir à une telle explication. J’ai… parcouru le monde avant de devenir pôté5 du seigneur Béatrice. J’ai vu, mire, tant de choses merveilleuses ou affreuses ! Si j’ai mille fois senti la présence et la volonté de Dieu derrière les premières, les secondes s’expliquaient toutes par les vices qui habitent certains hommes…
Druon bagarra pour chasser la vision d’un brasier, d’un poteau auquel avait été encordé un cadavre enveloppé d’une toile, au point que le reste de la confidence de Léon se perdit :
— … Toutefois, à l’évidence, une telle créature si énorme et malfaisante ne peut être une volonté divine…
D’une voix altérée, que les autres mirent au compte de son saisissement, le jeune mire demanda :
— Que s’est-il ensuite passé ?
La baronne reprit :
— Mes chasseurs n’ont jamais aperçu la bête. Pas plus que Léon. J’en ai conclu qu’elle était fort rusée et ne s’attaquerait pas à une petite troupe… J’ai alors commis… une grave erreur dont j’accepte de porter le poids. J’ai séparé mes hommes, les pensant assez armés et aguerris pour résister à un fauve. On a retrouvé les lambeaux de chair et les viscères de l’un d’eux éparpillés sur plusieurs toises. Il avait été en partie dévoré.
— La statue… n’oubliez pas la statue, madame, conseilla Igraine d’une voix légère en cassant deux noix au creux de sa longue main maigre.
— En vérité, tu as raison. Peu après ce… carnage, on a retrouvé la statue de Saint Ouen pulvérisée au milieu de la nef de l’église du village. La peur s’est alors transformée en panique. Tous ont requis protection au château, qui, ainsi que vous l’avez pu constater à votre arrivée, n’est de loin pas assez vaste pour accueillir la totalité de mes gens.
— Comme le malheur déteste la solitude et qu’il n’arrive jamais seul, une fièvre pulmonaire s’en est mêlée, tuant plusieurs dizaines d’enfançons ou de vieillards, intervint Igraine en inspectant du regard le plateau d’argent qu’elle était en train de terminer à elle seule.
La baronne Béatrice approuva d’un signe de tête en vidant le fond de son verre pour l’emplir aussitôt. Elle s’éclaircit à nouveau la gorge avant de reprendre :
— Les événements se sont emmêlés dans l’esprit de ces pauvres gens, en dépit de l’aide de Jean Lemercier, dit le Sage, le chef de village qui tente de ramener quelque mesure dans les raisons des uns et des autres. Ils en ont déduit qu’une effroyable malédiction pesait sur eux.
— Vous ne croyez pas aux malédictions, madame ? interrogea Druon.
Une lueur d’amusement passa dans le regard d’un bleu intense qui le fixait.
— Que nenni : j’ai tant été maudite, et avec passion, que j’aurais trépassé dans d’ignobles tourments depuis belle heurette6 si elles avaient quelque puissance ! Or ne suis-je pas bien vive pour une envoûtée ? Igraine vous le confirmera. J’ai navré de mon épée deux de ces minables sorciers dont j’avais appris les efforts rémunérés pour me faire crever, rongée de pustules. Aucun de leurs sortilèges, incantations ou maléfices n’a pu faire dévier le fil de ma lame qui les a transpercés à cœur. En revanche, je pense en avoir ainsi découragé d’autres de me porter ce genre… d’attentions.
Igraine sembla s’intéresser à l’échange et renchérit :
— Hormis pour les crédules et les nigauds, le seul pouvoir de ces jeteurs de sort est la terreur qu’ils inspirent, si forte que leurs victimes se rendent malades au simple fait de se savoir ensorcelées.
Druon se souvint d’une histoire que lui avait contée son père et se l’appropria, en remerciant à nouveau cet homme merveilleux qui le protégeait d’où il se trouvait :
— Je suis en accord avec vous, mesdames. J’ai un jour guéri une patiente dont le ventre ne dégonflait pas et la faisait se tordre de douleurs. Elle était si certaine d’avoir été ensorcelée qu’aucune de mes potions ou embrocations7 ne la soulageait. J’ai eu recours à un subterfuge, dont je ne suis guère fier puisqu’il s’agissait d’une menterie. J’ai tiré une fiole d’eau pure de mon sac en lui affirmant qu’elle avait été bénite par la main de notre Saint-Père Clément* et que nul sortilège ne pouvait y résister. J’en ai versé quelques gouttes sur son ventre distendu. Deux jours plus tard, il avait dégonflé et elle courait tel un cabri.
— Il n’en demeure pas moins que ce n’est pas avec de l’eau, bénite ou non, que nous viendrons à bout de l’épouvante qui nous frappe, intervint Léon d’une voix tendue. Car la baronne ne vous a pas encore révélé le pire, qui me fait croire que nous avons affaire à une… chose surnaturelle et maléfique…
Le claquement sec des ailes de Morgane. Le plus grand des chiens de lièvre se leva et gronda en direction de la porte. Quant au freux perché sur l’épaule d’Igraine, il ouvrit grand le bec comme s’il allait croasser, puis le referma sans émettre un son.
— Qui va là ? cria la baronne Béatrice.
Léon était déjà debout, la main sur la garde de sa dague dont le fourreau pendait à son ceinturon.
Le battant s’entrouvrit avec lenteur et le visage blafard de Julienne d’Antigny apparut dans l’entrebâillement. Elle annonça de son débit hésitant :
— Ma bien chère sœur… je vous venais… baiser le front avant de me retirer pour la nuit. Je souhaitais également vous remercier pour… ce soin constant que vous prenez de moi. Ainsi, j’ai confiance en votre… nouveau mire…
— Comme c’est aimable à vous, ma chère sœur, commenta Béatrice dans un sourire.
Pourtant, Druon perçut sa surprise et surtout celle d’Igraine, qui apaisa les mouvements nerveux de tête de son oiseau d’une caresse. La jeune belle-sœur trottina vers la baronne pour lui frôler le front des lèvres, avant de retraverser aussitôt la salle violemment éclairée.
S’agissait-il d’une manifestation de reconnaissance, ou bien Julienne avait-elle tenté d’écouter leur conversation, oubliant que la belle aigle et les chiens signaleraient aussitôt sa présence ? Dans ce dernier cas, pourquoi un tel intérêt ?
Le battant se referma derrière elle. Quelques secondes plus tard, le chien s’affala à nouveau au sol en poussant un long soupir, et l’aigle cligna des paupières à la façon des rapaces : l’une après l’autre.
— Pour en revenir à la remarque qu’a faite Léon avant… cette plaisante et singulière attention de ma sœur, ironisa la baronne, venons-en au pire selon lui. Deux jeunes hommes, Étienne et Anselme, des bergers d’une quinzaine de printemps, ont été tués ensuite. Au jour faiblissant, à l’orée de la forêt de Multonne. De la même horrible façon. Si l’on en croit le couteau d’Étienne retrouvé non loin de son pauvre cadavre déchiqueté, il a tenté de se défendre. Sans succès. L’autre, Anselme, a essayé de s’enfuir. On a retrouvé sa bougette éventrée, vidée d’une partie de la nourriture qu’elle contenait, non loin du premier cadavre. Il a été rattrapé en quelques toises et massacré à son tour. Les morsures qu’il portait partout sur le corps, notamment aux jambes et aux hanches, étaient effrayantes aux dires des témoins. J’ai demandé au bailli du baron Herbert d’Antigny, François de Galfestan – qui a besoin qu’on lui pousse le cul pour grimper en selle –, de venir aussitôt, avec la permission de son maître, mon suzerain et bien-aimé neveu d’alliance. Que Dieu le protège.
— Et qu’a déduit le bailli ? s’enquit Druon en interceptant le regard qu’échangeaient la baronne et Léon.
— Fort peu de choses en vérité, et en tout cas guère plus que ce que nous savions déjà, en dépit des dix gens d’armes qui l’escortaient et qui ont fureté et enquêté partout.
— Mais encore ? Avec votre pardon pour mon insistance.
— Nul pardon n’est exigé. C’est précisément cela que j’attends de vous et de votre chenapan, s’il peut vous être d’utilité. De l’intelligence et de la pugnacité, sans oublier de la bravoure et de la ruse. Une ruse extrême. Qu’a pensé le ventripotent Galfestan qui ne doit cirer la selle de sa riche culotte que pour la parade ? cracha-t-elle, mauvaise. Eh bien, il s’agissait selon ses déductions d’une bête, probablement un ours d’énorme taille, particulièrement féroce et madré. Si ce n’était pas une bête, il fallait alors voir les œuvres de Satan, et seules nos sincères prières et la venue d’un prêtre exorciste nous pourraient sauver.
— Et ce prêtre chargé de l’exorcisme ?
— Il est arrivé, peu après, rémunéré à prix d’or. Il s’est livré à moult suppliques, prières et formules consacrées. Il est reparti aussi vite. Il n’avait pas passé la frontière de mon domaine qu’une ongle-bleu du village se faisait attaquer. Séraphine est une femme à qui on n’en conte plus, après neuf ans de mariage avec un soudard violent, ivrogne, joueur et trousseur de gueuses. Il a trépassé deux printemps plus tôt et nul ne le déplore, à ce que j’en sais. Toujours est-il que notre prudente Séraphine avait pris l’habitude de s’aider d’une canne, sorte de grosse tige de métal, pour aller livrer son travail et en rapporter d’autre. Au soir tombant, alors qu’elle coupait par les champs, la bête a fondu sur elle et sa mule de bât. C’est du reste au hennissement affolé de la gentille bête qu’elle doit la vie sauve. De son aveu, Séraphine, pourtant aux aguets, n’a rien entendu de la course de l’immonde créature avant qu’elle ne soit presque sur elles.
— Elle vit donc toujours ?
— Défigurée. La chose l’a attaquée au visage et aux bras. Séraphine a tapé, tapé de toutes ses forces à l’aide de sa canne de métal, en dépit du sang qui lui dévalait dans les yeux en l’aveuglant. Elle a recouvré assez ses esprits pour fuir à toutes jambes. Étrangement, la chose n’a pas tenté de la poursuivre, contrairement au jeune Anselme que j’ai mentionné plus tôt. En revanche, la mule a été mise en pièces et à moitié dévorée avec une sauvagerie peu commune.
— Il me faudra, madame, l’interroger, avec votre permission.
— J’aurais été déçue que vous ne formuliez pas cette requête, approuva la baronne. Cela étant, il semble qu’elle refuse de se confier. Elle n’a parlé qu’à messire Jean Lemercier.
Igraine termina son oublie avec gourmandise et compléta :
— En d’autres termes, la bête n’est pas une émanation diabolique selon moi, puisqu’une femme, certes peu accommodante lorsqu’on s’en prend à sa vie, peut lui résister !
— Comment expliquez-vous, alors, que des hommes jeunes et vigoureux soient tombés sous ses coups ? intervint Léon d’un ton agressif.
— La peur, quoi d’autre ? Cette peur qui vous coupe les jambes et vous empêche de faire front. Cette abjecte peur qui vous étouffe et vous rend les intérieurs mols parce que vous croyez au plus profond de votre âme que le diable lui-même ou l’une de ses puissantes incarnations s’acharne sur vous. La peur est si puissante ! C’est une arme imparable pour qui sait l’insuffler. Non que je prête à cette… chose… bête, l’esprit nécessaire pour ourdir un tel plan. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’elle terrorise. Au fond, je trouve la survie de Séraphine bien réjouissante. Elle prouve que la bête n’est pas invincible !
— Igraine ! la rappela à l’ordre la baronne. C’est ce qu’a eu le malheur ou le peu de jugement de penser notre bon prêtre Henri. Sans doute un saint homme…
— … Mais que, pour son infortune, l’entendement divin n’avait que fort peu effleuré, compléta Igraine dans un sourire ravi. Bref, il était sot à avaler ses cierges !
— Allons, madame ! pesta Béatrice d’Antigny. Un peu de respect, c’est un ordre !
— Eh quoi ? se plaignit la mage. Il était nigaud. Certes bon et se dépensant sans compter pour ses ouailles, mais sot. C’est une vérité. Et ce n’est pas parce que l’on peut réciter par cœur son psautier et les Évangiles en latin qu’on a du sens ! Encore un qui croyait que le paradis est toujours sur terre et qu’il suffit de brandir un crucifix pour que les plus vilaines choses s’effacent. Si c’était aussi… enfantin, la recette serait appliquée en toute occurrence et avec succès. Tel n’est pas le cas, loin s’en faut. Force est de le reconnaître.
Druon sentit la colère monter en Béatrice d’Antigny. Ce fut Léon qui l’apaisa.
— Igraine m’échauffe à moi aussi la bile par moments, seigneur madame. Toutefois, elle n’a pas tort, même si ses propos sarcastiques me hérissent le poil. Le résultat de la venue de l’exorciste n’a été que roupie de sansonnet, et notre bon Henri, en dépit de sa gourde d’eau bénite, de son beau crucifix d’argent, de ses pieds nus en pénitence et des cantiques qui lui soulevaient le cœur d’allégresse s’est fait défigurer, éviscérer avec un effroyable acharnement. D’ailleurs, on n’a jamais retrouvé le crucifix d’argent, c’est bien la marque du diable !
— Douteriez-vous de Dieu, madame ? demanda, inquiet, Druon à Igraine.
Le pulvérisant de son regard jaune, elle rétorqua d’un ton vif et mécontent :
— Seriez-vous bien fol pour croire un seul instant à une telle baliverne ? Je sais Dieu infiniment mieux que vous. En d’autres termes, fort peu, je l’avoue. Mais que croyez-vous, mire ? Que Dieu tient un grand livre dans lequel il trace de sa plume les menus détails sans intérêt de nos vies afin d’y veiller personnellement, lui ou ses anges ? Donnant de la tête, ci et là, s’affolant pour les verrues de face de Cul-de-Terre fils, pour la quinzième grossesse de Ventre-Mol mère, ou pour les gains aux dés de Merde-aux-Socques l’oncle ? Pour qui prenez-vous Dieu, à la fin ? Une nourrice humide8 chargée de laver vos langes ?
— Madame, votre grossièreté est sans doute…
— Non, monsieur, c’est vous qui êtes vulgaire de rabaisser l’infinie complexité de la Création, que nous n’entrevoyons qu’à peine, à un bas ouvrage de…
— Il suffit, Igraine ! tonna la baronne. Vous discuterez théologie plus tard.
— Votre pardon, seigneur madame. Mon habituel enthousiasme est à blâmer.
— À part vos rondes, vos chasseurs, le bailli et ses hommes, le prêtre exorciste, qu’avez-vous tenté, madame ? s’enquit Druon.
— Tout ! Les recettes les plus éprouvées pour venir à bout d’un fauve, aussi rusé soit-il. Les poisons habituels, tels l’aconit. J’ai même sacrifié l’une des précieuses vitres de la bibliothèque – qu’il faudra que je vous fasse visiter, si je ne vous ai pas tué avant, car j’en suis assez satisfaite. Nous avons pilé le verre pour fourrer cette poudre mortelle dans un cuissot de chevreuil. Trois jours plus tard, nous avons retrouvé un loup, la gueule souillée de sang. Il avait dévoré l’appât et s’était vidé de l’intérieur. Léon a alors supposé que la… bête n’attaquait que des proies vives. J’ai fait creuser une large fosse, au fond hérissé de pieux, dans une clairière de la forêt de Multonne. Nous l’avons recouverte de minces branchages, de feuilles et d’herbe. Nous avons attaché juste à côté une chèvre. Lorsque nous sommes partis, l’animal, sentant sans doute le sort qui allait lui échoir, hurlait à fendre l’âme.
— J’ai entendu parler de ce stratagème très efficace que l’on emploie souvent dans la lointaine Afrique.
— De fait. Lorsque nous sommes revenus au midi du lendemain, il ne restait plus grand-chose de la chèvre, hormis quelques touffes de poils rougies de sang, des os et des sabots.
— Et la fosse ?
— Avait été découverte comme pour nous narguer. Rien ne se trouvait à l’intérieur.
— C’est le diable, vous dis-je ! cria le géant.
— Léon ! le rappela sèchement à l’ordre la baronne Béatrice. Ne fais pas l’enfant ! Si c’est bien le diable, je le mets au défi, sur l’instant : qu’il ait donc le culot de me venir trucider dans ma chambre ! Je l’attends.
Le grand homme se signa, un air d’affolement sur le visage, en gémissant :
— Non, non…
— Qu’il ose !
Druon s’efforça de ramener un peu de calme en s’adressant à Igraine :
— Votre sentiment, madame ?
— Oh, à n’en point douter, des forces maléfiques existent. On les nomme diable ou démons par simplification. Sont-elles d’ores et déjà en nous, espérant une faille, une faiblesse pour s’exprimer, ou alors attendent-elles au dehors la brèche qui leur permettra de s’infiltrer ? Je l’ignore. Sont-elles à l’œuvre ici et maintenant ? Encore une fois, je ne sais.
— N’êtes-vous pas une sorte de…
— Mage. Je suis mage. C’est du reste grâce à cela que tu es encore en vie. Cela étant… les dieux anciens reculent, se fondent au nouveau Dieu. Or ils étaient beaucoup plus loquaces avec leurs intermédiaires, nous les mages.
— Vous êtes… païenne ! s’offusqua le mire.
Igraine haussa les sourcils et les épaules d’un air de consternation.
— Faible tête ! Ne voyez-vous pas que c’est la même chose, seules les interprétations des hommes changent ! Avant, il y a fort longtemps, les choses étaient à la fois plus simples et plus compliquées. Car les dieux mentent aussi, poursuivant leurs propres intérêts. Il convient de le savoir afin de démêler le vrai du faux pour ne pas se fourvoyer.
1- Beignet à la moelle de bœuf.
2- Sorte de beignets à la pâte levée.
3- Bien qu’inspirant une peur terrible, le loup était jugé poltron et bête.
4- Ils étaient au service du seigneur ou d’une abbaye et abattaient le gibier sur ordre.
5- De postestate : homme libre qui faisait volontairement allégeance à un seigneur de son choix.
6- A donné : belle lurette.
7- Préparation médicamenteuse liquide, le plus souvent huileuse, que l’on verse sur une zone malade. Aussi : action de verser cette préparation.
8- Il s’agissait des nourrices qui donnaient le sein aux enfants de leurs patrons.