Saint-Ouen-en-Pail, août 1306, ce même jour
Druon et Léon prirent congé de Jean le Sage, en lui conseillant de taire ce qu’ils venaient de découvrir afin de ne pas ajouter à l’affolement et à la confusion. Ils rejoignirent leurs montures. Taciturne, le géant n’avait pas ouvert la bouche depuis qu’ils avaient quitté la masure de la pauvre Séraphine.
Druon leva le visage. Après l’accablante chaleur du jour, le ciel s’obscurcissait, menaçant. Dans les champs avoisinants, les paysans aidés de leurs enfants et même de leurs marmots s’activaient à la moisson, tentant de battre les orages de vitesse. D’inquiétantes histoires de récoltes pliées par la grêle au cœur du pays normand circulaient, enflant au fil des répétitions. D’œufs de caille, les grêlons devenaient gros comme ceux d’une cane. Et puis, la grêle au plein août. De mémoire d’homme, cela ne s’était vu. N’était-ce pas bien la preuve que des forces démoniaques étaient à l’œuvre ?
S’arrachant à ses pensées, le jeune mire flatta l’encolure de Brise, satisfaite de sortir des écuries et que la promenade ragaillardissait.
Ils quittèrent le village, sans échanger un mot. Le silence n’ennuyait pas Druon. Il réfléchissait, s’émerveillant encore et toujours de la pertinence de l’enseignement dispensé par son père qui lui permettait d’ordonner son intelligence, de la dresser à la réflexion.
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Ils chevauchaient côte à côte, sans forcer l’allure. Léon prit une profonde inspiration, parut hésiter puis se décida :
— Messire Druon… Je ne sais plus que penser.
— Sans doute est-ce parce que vous pensez trop, sourit le jeune mire en détaillant le profil de son compagnon. Héluise en lui s’étonna de l’élégance de ce visage si masculin qu’elle avait d’abord jugé brutal, à tort.
— Est-ce une boutade ? demanda Léon, la mine sombre, en se tournant vers Druon.
— Non pas. Vous ne cessez de supputer, de juger, de chercher des conclusions avec fébrilité. Vous désespérez d’obtenir une réponse, quelle qu’elle soit.
— N’est-ce pas légitime ? s’enquit l’homme de confiance d’un ton sec.
— Si fait ! Nous souhaitons tous des réponses… Quitte à les inventer.
— Et de quelle façon procède votre esprit… supérieur ? railla Léon.
— Votre compliment me flatte, ironisa avec gentillesse Druon. Cependant, et je le déplore, mon esprit n’a rien de supérieur comparé au vôtre. Il est juste rompu à l’observation. N’avez-vous pas remarqué à quel point ce que nous voyons, entendons, déduisons peut être déformé par nos préconceptions ?
— Ce qui signifie ?
— Que vous êtes parti avec la certitude que nous avions affaire à une créature démoniaque. Du coup, tout ce qui nous ramène à une intervention humaine vous égare. Or, quoi de plus humain qu’un meurtre déguisé en suicide ? C’est un travers classique de l’esprit : ne retenir que ce qui appuie votre conviction, reléguer le reste en le jugeant de bien moindre importance. C’est ainsi que se commettent les plus grosses erreurs.
— Car, selon vous, le meurtre de Séraphine est lié à son attaque ? demanda un Léon radouci parce que l’argument du jeune mire avait porté.
— Avouez que la coïncidence serait sidérante ! Quoi ? Séraphine a toujours mené sa petite vie bien triste en paix. Rien n’a été retourné dans sa chaumière ni dérobé. Du reste, qu’aurait-on pu voler chez cette pauvre femme ? Une victime a priori sans intérêt, donc. Pourtant, on se donne la peine de maquiller son assassinat en suicide.
— Pourquoi la tuer, même en relation avec son affreuse attaque ? insista Léon.
— Je l’ignore, mais je le découvrirai.
— Décidément, vous semblez très certain de vos capacités, mire !
— Non pas. En revanche, je connais l’excellence de ma formation, rectifia Druon. C’est du reste grâce à elle que d’autres… détails m’ont fort intrigué aujourd’hui.
— Lesquels ?
— Trop tôt.
— Les tairez-vous également à ma maîtresse ?
— Certes.
— Elle sera fort mécontente et les… déplaisirs de la baronne Béatrice sont redoutables ! le mit en garde Léon.
— J’en doute. De son déplaisir, veux-je dire. Elle est femme d’intelligence et comprendra que je ne puisse élucubrer1 sans en avoir appris davantage. Léon, il me faut interroger ce simple d’esprit…
— Gaston ? Même en admettant qu’il n’ait pas tété de la boutille, si vous parvenez à lui tirer deux phrases cohérentes, vous serez chanceux.
— Pour l’instant, c’est lui qui peut se féliciter, murmura Druon.
— Que voulez-vous dire ?
— Que sa faiblesse d’esprit, ajoutée à l’ordre de la baronne, l’a protégé du même sort que Séraphine. C’est du reste pour cette raison que je n’ai pas souhaité l’aller questionner sitôt après notre découverte macabre. Afin de ne pas inquiéter l’assassin qui se rassure pour l’instant en songeant que nul n’ajoutera foi aux délires d’un simplet, ivrogne de surcroît.
— Qu’êtes-vous en train d’insinuer, à la fin ! s’énerva l’homme de confiance.
— Je n’insinue pas, je redoute. Léon, n’y voyez nulle offense, mais je reviendrai seul au village, au soir échu, pour rencontrer Gaston. Vous êtes… comment dire, fort visible. Après tout, et puisque le pauvre Huguelin est devenu votre otage et un sérieux gage de mon obéissance, que vous en chaut ?
— Si la baronne y condescend, je n’y vois nul inconvénient. Je sais que vous n’abandonnerez jamais le garçon, conclut le géant avec un franc sourire dont Héluise songea qu’il le rendait presque séduisant, en dépit de cette barbe fournie et de cette toison qui lui descendait à mi-dos.
1- Le terme n’a, à l’origine, aucune connotation péjorative. Issu du latin « elucubrare » (travailler sous une lumière), il suggère un travail de réflexion pénible et long.