Saint-Ouen-en-Pail, août 1306
Le gens d’armes suivit d’un regard inquiet la course de sa maîtresse. Il attacha ensuite les rênes de Brise, la jument de Druon, à sa selle et leur lança :
— Vous avancez et pas de vilains tours.
Ils progressèrent sous un soleil écrasant durant ce qui leur sembla des heures. Druon requit une courte pause, afin de reposer leurs membres et de boire un peu d’eau. La réponse le découragea d’insister :
— Pousse pas ta chance trop loin, mire. Faut qu’elle ait besoin d’toi et d’ton art, sans quoi tu girais déjà la gorge tranchée.
— Euh… La dame a fière allure, tenta de l’amadouer le jeune homme.
— L’a pas que l’allure. J’ai jamais rencontré un homme plus vaillant qu’elle. Et maintenant, tu fermes ton clapet.
Ils marchèrent encore. Le paysage changea peu à peu. Aux champs, aux bois qui s’étendaient à perte de vue fit suite un semis de petites fermes, de masures, de granges, de chemins de terre. Huguelin, que la douleur faisait transpirer au point que son chainse était trempé jusqu’à la taille, donna un coup de coude à son jeune maître, désignant d’un mouvement de menton un emplacement situé sur sa droite. Druon tourna le regard. Trois hauts crucifix de bois sombre avaient été dressés en bordure de chemin. Deux dépouilles de renards et celle d’un loup avaient été clouées à la croisée de leurs branches sur lesquelles s’alignaient des freux1 que leur approche interrompait dans leur festin de charogne.
— Auriez-vous souffert d’une infestation de ces viles bêtes ? s’enquit Druon.
— J’t’ai dit de la fermer et d’garder ton souffle.
Ils parvinrent aux abords d’une bourgade. Une pénible sensation d’irréalité envahit Druon lorsqu’ils longèrent la rue principale. On se serait cru en période d’épidémie. Les éventaires des échoppes avaient été repliés, les battants barricadés. Toutes les portes des maisons étaient closes, ornées de grands crucifix blancs tracés au lait de chaux, les volets rabattus. La bourgade était déserte, plongée dans un silence que ne dérangeait que l’écho des sabots des deux montures. Au bout de la rue, une petite église. Un immense brasier achevait de se consumer à quelques toises des marches qui menaient au porche principal, le caquetoire2.
— Sont-ils tous morts, mon maître ? chuchota Huguelin.
— Je l’ignore. Cependant, une chose affreuse s’est produite ici, j’en jurerais.
— Hâtez le pas ! s’énerva leur cerbère. Nous sommes presque rendus et la poussière m’irrite la gorge.
Pourtant, quelque chose dans le ton de la brute indiqua à Druon que l’appréhension l’avait gagné, lui aussi.
Soudain, la porte d’une maison s’ouvrit à la volée. Une femme en cheveux3, débraillée, le visage convulsé de colère, se jeta vers le roncin4 du gens d’armes. Elle frappa l’encolure de l’animal de ses deux poings en hurlant telle une possédée :
— Qu’est-ce qu’elle fait ? Qu’est-ce qu’elle attend, hein ? Qu’on soit tous crevés ? Elle nous doit protection ! T’entends, l’homme : protection ! (En pleine crise nerveuse, elle trépigna, éructant :) Il est là, il rôde. C’est le diable ! Même le prêtre… Il l’a démembré tel un pantin ! Le diable, j’te dis !
Sortant de son inertie, Druon fit mine d’avancer vers la femme, mais le gens d’armes, blême, le devança. Il balança sans ménagement son pied dans la poitrine de l’insensée qui, déséquilibrée, tomba sur le flanc.
Stupéfaits, Druon et Huguelin détaillaient la scène. La femme se tassa sur elle-même, protégeant sa tête de ses bras repliés. Des sanglots montèrent, entrecoupés de gémissements. Druon dévisagea le gens d’armes. Il ne paraissait pas furieux. Plutôt défait. Et, dans la crispation de ses maxillaires, dans son regard, le jeune homme lut la peur. La brute se reprit pourtant et cracha, hargneux, à l’adresse de ses deux prisonniers :
— Bougez vot’ cul ! Avancez, sans quoi j’démonte et vous aurez affaire à moi !
Ils s’éloignèrent, abandonnant la femme en pleurs, recroquevillée au sol.
Ils dépassèrent la dernière maison du village, une demeure. L’édifice cossu, haut de deux étages, protégé d’un mur d’enceinte, tranchait sur les autres bâtisses. Les murs étaient montés en pierres de taille, les fenêtres larges et protégées de vitres faites de morceaux de verre5 assemblés par un joint de plomb, le toit d’ardoise. Tout indiquait la belle opulence de celui qui vivait en ces lieux, même les canaux6 qui partaient des étages pour emporter les déjections vers un putel assez lointain pour ne pas offenser le nez.
1- Ce que nous nommons corbeaux et qui sont en fait des corneilles.
2- Appelé ainsi puisqu’il s’agissait d’un lieu de rencontres et de bavardages entre commères.
3- Sans coiffe.
4- Cheval ordinaire, moins lourd qu’un trait mais bien plus qu’un coursier. Relativement peu rapide, il est monté par des gens d’armes ou des soldats et souvent utilisé à la guerre pour la charge.
5- Extrêmement dispendieux à l’époque, le verre est très rare et réservé aux plus riches. De surcroît, on ne parvient pas encore à manufacturer de grandes surfaces, expliquant que l’on assemble de petits morceaux réunis par un joint de plomb.
6- À l’origine, conduits qui amènent l’eau et évacuent les déjections.