XXXVII

Saint-Ouen-en-Pail, août 1306, au soir échu

Ils firent halte à une vingtaine de toises du village, à hauteur d’un petit bois. Entre chien et loup, songea Druon. Une métaphore appropriée, ce moment où une nature à peu près contenue et paisible peut basculer dans la sauvagerie, expliquant sans doute la peur instinctive que l’homme a de la nuit et de ses créatures. Ses déjà faibles sens n’ont plus guère d’utilité, et il redevient une proie aisée, lui qui n’y voit plus goutte, flaire et entend toujours aussi mal que le jour. Cette appréhension, encore renforcée par les œuvres de la créature, servait Druon. Le village devait s’être claquemuré. Nul ne traînerait dans les venelles, sauf quelques ivrognes pressés par un besoin qui ne s’écarteraient guère de la porte entrouverte des gargotes.

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Telle une ombre, le pan de son mantel rabattu sur l’épaule afin de tirer sa courte épée à la hâte, sa bougette alourdie d’une bonne boutille de vin pour séduire Gaston, Druon se faufila dans le dédale de ruelles.

En chemin pour la bourgade, Léon lui avait expliqué où il pourrait trouver le Simplet. En précisant qu’à cette heure l’idiot serait si ivre qu’il n’en tirerait pas trois mots cohérents. À quoi Druon avait rétorqué :

— Ah… mais c’est que les gens ne savent pas écouter. Nous en revenons à ce dont nous discutions plus tôt : vous partez tous de l’idée que rien de ce que pourrait dire Gaston le Simplet ne saurait être sensé. Sans doute ne peut-il décrire les choses comme nous autres, puisqu’il dispose de ses propres repères. Il suffit de les comprendre et de traduire.

Léon s’était rembruni, sans commenter.

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Druon obliqua dans la ruelle des Jouvenceaux, située en bout de village. Rasant les murs, il se dirigea vers l’enseigne du Fringant Limaçon dont le propriétaire était ce Michel Jacquard, un autre membre du conseil du village. Les volets clos laissaient filtrer un peu de la lueur des torches qui éclairaient l’intérieur de l’établissement. Sur ses gardes, il contourna l’auberge. Derrière se dressait une sorte de cabanon que maître Limace utilisait en remise et où il permettait à Gaston de s’abriter en échange de petits travaux.

La timide lumière qu’il aperçut entre les rondins mal joints le surprit. Il aurait parié que les gorgeons avaient eu raison du simplet. Méfiant, Druon s’approcha de la petite lucarne occultée d’une peau huilée qu’il poussa à peine. Derrière les sacs de farine, les caisses de vin, les jambons suspendus à la poutre, un homme dépenaillé, d’impressionnante carrure, demeurait assis sur un grabat crasseux, l’air hagard, la bouche ouverte, le regard fixe. Une esconce était posée devant lui, à même le sol. Un vague souvenir traversa l’esprit de Druon, qu’il écarta. Plus tard. Le jeune mire hésita, craignant que l’autre ne se mette à hurler s’il pénétrait avec brutalité dans la cabane. Se décidant enfin, il l’appela à voix basse :

— Gaston ? Gaston… Des amis m’envoient avec une bonne boutille à partager.

L’autre ne bougea pas d’un pouce, semblant ne rien avoir entendu. Une intuition saisit Druon :

— Gaston, c’est l’ange de Séraphine qui souhaite te parler par ma voix.

Le simple fut sur pieds d’un bond et se précipita. Druon perçut des raclements, des grincements contre le sol. Gaston semblait avoir barricadé l’entrée de la cahute. Une vague de pitié envahit le jeune mire. L’homme, qui le dépassait d’une bonne tête et aurait pu lui rompre le col d’une main, possédait un regard d’enfant. D’enfant affolé. Il avait pleuré, les larmes traçant des sillons plus clairs dans la crasse épaisse de ses joues.

Il tira Druon si brusquement pas l’agrafe de son mantel que le jeune mire s’affala sur son torse aussi large que celui d’un taureau. Des remugles suffocants de sueur, de saleté et d’alcool lui fouettèrent le visage. Gaston referma le battant et repoussa les caisses qu’il venait de tirer, mettant un pot de terre en équilibre au coin de l’une d’entre elle. Druon se fit la réflexion qu’il n’était pas dépourvu d’intelligence. Ainsi, au cas où un intrus pousserait la porte de planches, le pot tomberait avec fracas et l’alerterait.

Quel âge pouvait-il avoir ? Druon eût été incapable de le préciser. Vingt ans, trente, cinquante ? L’âpreté de la misère dans laquelle il vivait avait laissé ses marques, burinant son front, clairsemant ses cheveux en mèches grisâtres collées sur son crâne. Seul son regard d’un tendre noisette paraissait figé dans le temps, longtemps auparavant, lorsque la vie glissait encore facile parce qu’il n’était qu’un enfançon, pas encore un crétin et le souffre-douleur de tous.

Étreignant Druon comme s’il s’agissait d’un frère aimé, Gaston bafouilla d’une voix lourde de salive, un sourire étirant une bouche édentée dans laquelle restaient seulement quelques chicots cariés :

— Voui, voui… Bonne S’raphine, bonne !

Il plaqua son énorme main sur sa gorge et sortit la langue en gargouillant afin de mimer un pendu.

— Oui. Elle a rejoint Dieu en grande paix et c’est maintenant un ange. (Désignant sa bougette, peu fier de son mensonge, Druon ajouta :) Elle a laissé une bonne boutille pour que nous la partagions.

Le simplet fonça récupérer un objet glissé derrière sa paillasse : son godet.

Druon versa le vin et ils partagèrent le premier verre. Gaston marqua son appréciation d’un petit hochement de tête satisfait et d’un claquement de langue.

— L’est v’nue, déclara-t-il.

Druon comprit qu’il faisait référence à Séraphine.

— Quand cela ?

— La nuit… Oh, y a… la nuit. ’Vec une bo’tille.

Il tendit son godet que le jeune mire remplit et le vida d’un trait.

— C’te rapport à l’foutue bête. Démone !

Il se signa à trois reprises, jetant des regards inquiets autour de lui.

— Elle ne viendra pas ce soir, l’assura Druon.

— S’raphine, hein ?

— Oui, Séraphine nous protège.

D’un ton de conspirateur, Gaston le Simplet ajouta :

— L’a vue !

— Elle a vu la bête.

Gaston acquiesça d’un signe de tête, puis se désignant du pouce ajouta :

— L’a vue !

— Et tu l’as vue aussi. À la pleine lune, alors que tu cueillais des simples dans le sous-bois non loin. Toutefois, heureusement pour toi, elle ne t’a pas aperçu.

Un autre hochement de tête.

— Comment était-elle ? Celle qui a attaqué Séraphine puis toi ?

Un signe de dénégation cette fois. Le simple serra les lèvres, refusant de parler, ressemblant à un vieux bambin tout à la fois obstiné et apeuré. Druon lui resservit du vin, s’en voulant un peu de l’enivrer afin de le pousser aux confidences.

— Gaston… il est important que je sache à quoi elle ressemble si nous voulons venger la mort de Séraphine. C’était ton amie, n’est-ce pas ?

— Voui-voui. Gentille.

Druon leva les deux bras au-dessus de sa tête en demandant :

— Très grande ?

— Oooohhhh, voui-voui.

Le simplet indiqua de la main qu’elle mesurait une bonne tête de plus que lui. Se dandinant avec lourdeur en écartant les bras en anse, il la décrivit comme une énorme bête peu agile. Il dodelina du chef, de droite, puis de gauche, et le jeune mire se demanda ce qu’il voulait évoquer.

— Un ours de haute taille ?

— Non, non.

— Cette bête marchait-elle à deux ou à quatre pattes ?

— L’a un peu marché, à deux pattes. Pis… s’a assise su’son cul, l’a r’levé les pattes d’l’avant ! (Les larmes s’accumulèrent sous ses paupières alors qu’il revivait la scène :) Gaston peur… Très peur… Gaston caché, couché derrière l’arbre. L’regardait. Très peur.

Druon posa une main apaisante sur son bras.

— Il y avait de quoi avoir peur. Que s’est-il passé ensuite ? le poussa avec douceur le jeune mire en remplissant à nouveau le godet.

Gaston le vida à grands bruits de déglutition. La masse de muscles au regard d’enfant était livide et un effroi rétrospectif se lisait sur son visage. Druon n’eut plus aucun doute : il avait bel et bien vu la créature. D’une voix altérée, le Simplet poursuivit, en dodelinant à nouveau de la tête, ses joues frôlant presque ses épaules à chaque balancement :

— L’a r’tourné. Vers Gaston. L’a avancé. Oooohhhh.

Il gémissait, se tordant les mains de terreur ainsi qu’il avait dû le faire au moment des faits.

— Ooohhhh… Gaston peur, très peur. Gaston pleure… Chuuuttt, pas d’bruit, pas d’bruit…

— Il ne fallait surtout pas faire de bruit, approuva Druon, pendu à ses lèvres. Et ensuite ?

— Dame Lune, dans les yeux d’la démone. Verts. Verts, verts.

Il plaqua ses mains à demi refermées en serres sur ses propres yeux.

— De gros yeux verts, globuleux ? vérifia Druon en imitant son geste.

Un « voui » craintif lui répondit.

— Quoi d’autre, Gaston ? insista Druon en vidant le fond de la boutille dans son gobelet.

— L’a des griffes… Oh, mignonne Marie mère du p’tit Jésus ! Des griffes !

Il tendit ses doigts écartés.

— Des griffes longues comme une main d’homme ?

— Ah… Mignon Jésus ! Longs… longs…

— Qu’a fait la démone ensuite, Gaston ?

Haussant les épaules, tel un enfant, le Simplet lâcha :

— Partie, pfout !

— À deux ou à quatre pattes ?

— Pas vu. Peur Gaston, pleurnicha l’homme.

Il plaqua ses mains sur ses yeux et Druon comprit qu’il avait préféré ne pas voir si la créature s’apprêtait à fondre sur lui.

— Et quoi d’autre ? As-tu remarqué autre chose ?

Le Simplet hocha la tête en signe de dénégation, l’air si défait que Druon sut qu’il disait vrai.

— Et notre amie, Séraphine, a-t-elle vu la même bête, la même démone ?

— Voui-voui.

Il reproduisit le même mouvement de balancier, tant avec sa tête qu’avec son corps, de droite, puis de gauche, évoquant un ours de foire. S’énervant d’un coup, il feula à voix basse :

— Démone, salope ! Crève, salope !

Un doute surgit dans l’esprit de Druon qui s’enquit :

— Une femelle ? Tu es sûr ?

Un petit air malin se peignit sur le visage du simple, effaçant la peur et la colère :

— L’avait des nichons1, murmura-t-il d’une voix futée.

Mettant les mains en coupe sous ses seins, il se pavana en gloussant.

— Des tétines ?

— Voui ! (Gaston pointa ses index vers son torse et les descendant progressivement énuméra :) Deux, et deux, et deux…

— Comment as-tu pu les distinguer à cette distance, de nuit et alors que tu étais caché derrière un arbre, les yeux clos ?

Un sourire heureux dévoila les chicots noircis :

— Pas vu. S’raphine l’a vu. L’a battue. L’a battue, la démone, et paf et paf ! s’énerva-t-il à nouveau en mimant les coups assénés à la créature par l’ongle-bleu.

— Oui, elle s’est battue avec courage.

Gaston fondit en larmes, balbutiant :

— L’est morte, S’raphine, l’est morte…

— Elle a rejoint Dieu, en grande paix.

Druon mena la masse de muscles qui abritait le cerveau d’un jeune enfant vers la paillasse. Ils s’assirent côte à côte. Durant de longues minutes, il consola l’énorme chagrin de Gaston. Lorsqu’enfin le Simple s’apaisa, lorsque ses larmes tarirent, le jeune mire se leva en promettant qu’il reviendrait sous peu partager une autre bonne boutille.

L’air perplexe, Gaston le retint par le pan de son mantel en ânonnant :

— L’a battue, paf et paf… S’raphine, l’a battue. Avec sa trique. L’a tapé dans les couilles. Fort, paf, paf ! L’démone l’a hurlé. Ouuuuuuhhhhh, hulula-t-il. (Tentant d’organiser le chaos qui régnait dans son esprit depuis l’enfance, il fronça les sourcils et ajouta :) Ben… l’avait des nichons !

Un pan de la vérité, encore floue, s’imposa soudain à l’esprit de Druon. Il caressa la joue du Simplet et lui promit à nouveau qu’il reviendrait sous peu. Gaston s’allongea sur le flanc, un sourire aux lèvres, son pouce dans la bouche, ses paupières s’alourdissant de sommeil.

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Après avoir dégagé les caisses qui bloquaient la porte de la cabane, Druon sortit. Il demeura là, seul dans la nuit, inquiet. Il ne doutait presque plus que la mort de Séraphine était liée à sa visite au Simple, donc à la créature, quelle que fut sa véritable nature. Peut-être devrait-il revenir sur ses pas, conseiller à Gaston de barricader derrière lui ? Inutile. Si on voulait l’éliminer, on y parviendrait tôt ou tard. Grâce au simple d’esprit, certaines pièces de cette effroyable mosaïque s’étaient mises en place sans pour autant qu’un dessin précis ne se forme.

Cette grande carcasse d’homme, pourtant si démuni face aux autres, à la vie, avait ému Druon. Une sorte de culpabilité l’habitait. Et si on l’avait vu entrer dans la cabane, comme Séraphine ? Il avait fait preuve de grande prudence mais n’aurait pu jurer que sa visite était passée totalement inaperçue. L’idée qu’il avait peut-être mis Gaston en danger lui était intolérable. Au fond, l’idiotie et l’ivrognerie du Simple ne l’avaient-elles pas protégé jusque-là, contrairement à l’ongle-bleu ? En revanche, si l’on apprenait qu’il s’était confié à un homme de la baronne, son… « immunité » ne risquait-elle pas de se volatiliser ?

Le doute taraudait le jeune mire. Le visage levé vers le ciel d’encre parsemé d’étoiles, il passa en revue toutes les possibilités. Tabler sur la chance ? Certes pas, elle est bien trop capricieuse et volage pour qu’on lui confie la vie d’un homme. Requérir une protection accrue de la part de Béatrice ? Cela revenait à désigner Gaston comme cible, et avant que les hommes du seigneur n’interviennent, le Simple serait occis. Que faire ? Comment Jehan Fauvel, son père magnifique, aurait-il réagi ? En stratège, à n’en point douter. Berner l’ennemi, aller au-devant.

Au moment où l’idée se formait dans sa tête, il sut qu’il avait vu juste : il y avait un ennemi. Restait à déterminer qui, pourquoi, comment et… contre qui.

1- Le terme n’a pas de connotation grossière à l’époque. Il vient de « nicher ».