Forêt de Multonne, août 1306, au même moment
Alphonse Portechape, tonnelier à Saint-Ouen-en-Pail, était fort satisfait de lui. Une affaire rondement menée et pas mal arrosée, expliquant sa démarche incertaine et sa tête lourde. Se dirigeant à la lueur d’une esconce, il avait donc coupé à travers champs, longeant l’orée de la forêt plutôt que de suivre le chemin. Il n’avait qu’une hâte : rentrer, s’asperger d’un seau d’eau fraîche et s’écrouler jusqu’au demain sur sa couche.
Quand même, quel fesse-mathieu1, le cellier2 du monastère de Saint-Samson, éloigné d’à peine une lieue ! Mais quinze futailles3 neuves, ça ne se vendait pas chaque jour. Ce grippe-sou avait gratté le moindre denier* de rabais comme si on lui arrachait l’âme. Jusqu’à ce qu’Alphonse comprenne que ce n’était pas tant l’escarcelle des religieux, ses maîtres, qui lui rongeait le foie que son profit personnel. Un accord avait été vite trouvé lorsque Portechape avait proposé avec prudence un « hommage » au cellier. Un quart de futaille par cinq tonneaux achetés. Du coup, les besoins des moines avaient doublé. À savoir comment le gars allait maintenant se débrouiller pour justifier cet excédent de dépenses auprès de son cellérier4 ! Bah, de toute façon, les moines étaient riches comme Crésus !
Un renvoi pénible ramena dans sa gorge un mélange aigre de vin mêlé de bile. La tête lui tournait et il se demanda s’il n’allait pas dégorger sur ses braies. Il s’immobilisa, appuyé sur l’herminette5 qu’il emmenait partout avec lui depuis que… depuis le début de ces horreurs. Qu’elle y vienne donc, cette maudite bête ! D’autant qu’il n’avait rien d’une frêle jouvencelle, le Portechape ! Quant à la description apocalyptique d’un monstre tout droit sorti de l’enfer, on la devait surtout au simple Gaston, qui tétait pas mal la boutille dès que l’occasion s’en présentait.
Tentant de juguler ses renvois et sa nausée, il n’entendit la course derrière lui que bien trop tard. Lorsqu’il se retourna, levant l’herminette afin de l’abattre de toutes ses forces, la bête bondissait.
Dans la féroce mêlée qui suivit, Alphonse lâcha son arme improvisée. Des mâchoires implacables se refermèrent sur sa hanche, sur sa cuisse, dans son dos. Un mufle trempé de bave chercha sa gorge. Insensible à la douleur tant la panique l’avait envahi, Portechape frappa avec l’énergie du désespoir, à coups de poings, coups de pieds, hurlant à l’aide sans grand espoir. Il était trop loin du village pour qu’on l’entende. Un souffle brûlant lui balayait le visage et d’énormes crocs claquèrent, lacérant sa joue.
Et puis, il parvint à attraper la bête par le col et serra à s’en faire éclater les veines des bras. La furie qui s’était attaquée à lui tenta de le griffer des pattes, pourtant Portechape sentit qu’elle faiblissait. Un regain d’énergie décupla ses forces. Il allait l’étrangler, la tuer. Il deviendrait un héros. Un hurlement à la mort, non loin, sur la droite. Il aperçut la bête. La deuxième. À peine moins énorme que celle qu’il s’apprêtait à maîtriser. Babines retroussées sur un grondement féroce, crocs luisants, le regard fou, elle avançait vers eux.
Alphonse Portechape comprit qu’il n’aurait pas le dessus. Et relâcha son étreinte. La bête hors de souffle s’écroula au sol, son poitrail se soulevant au rythme de ses halètements désordonnés. L’autre s’immobilisa, tourna la tête vers l’arrière, semblant hésiter.
Alphonse Portechape se redressa et courut alors comme s’il avait tous les diables à ses trousses. De fait, il en était maintenant certain, il s’agissait bien de démons. Il les entendait derrière lui. Un gémissement désespéré lui monta aux lèvres. Son cœur battait la chamade, prêt à exploser, cognant dans les veines de son cou. Le sang lui dégoulinait le long des jambes. Enfin le village ! Plus qu’une centaine de toises et il serait sauvé.
Hors d’haleine, une douleur d’effort lui sciant le ventre, la sueur qui coulait de son front, de son torse se mêlant au sang de ses plaies, il supplia le ciel de le laisser vivre. Et soudain, sans qu’il comprenne pourquoi, comment, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’affala sur la terre sèche du champ. Dans une inepte tentative, il se protégea le visage de ses bras repliés. Des sanglots de terreur le suffoquèrent. Elles allaient le mettre en pièces. Comme les autres.
Rien. Le frémissement des herbes sous la brise. Au loin, un premier hululement de chouette. Rien. Tremblant de tous ses muscles, trop effrayé pour comprendre, il ouvrit les yeux.
Les deux monstres avaient disparu.
1- Avare.
2- Serviteur laïc qui s’occupait des celliers dans un monastère.
3- Tonneau pour le vin ou le cidre.
4- Frère chargé de la gestion de l’abbaye. Il avait soin des approvisionnements et de la nourriture, surveillait les granges, les moulins, les brasseries, les viviers, les magasins, dirigeait la fourniture des meubles, d’objets variés et supervisait les visites.
5- Utilisée depuis l’antiquité par les menuisiers, les charpentiers ou les tonneliers. L’outil est composé d’un fer aplati à taillant très large monté perpendiculairement au manche.