Château de
Saint-Ouen-en-Pail,
août 1306, ce même
jour
Une rage meurtrière habitait Léon lorsqu’il descendit vers les cuisines situées juste en dessous de la grande salle, afin que la chaleur dégagée par les immenses cheminées de cuisson ne se perde pas. Son souffle se fit court, son cœur s’emballa, une moiteur de sueur trempa la racine de ses cheveux de barbare, des picotements prirent d’assaut ses mains larges comme des battoirs. Il s’immobilisa sur la dernière marche, alarmé. Il reconnaissait ces prémices, ceux qui signalaient l’envie de tuer. Il avait tant tué. Un ribaud, ou un stipendiaire, voire, au gré des situations, un bandit de grands chemins.
La terre n’avait jamais intéressé Léon. Bien trop de travail pour si peu de gain. Aussi avait-il abandonné sans regret le lopin qui lui revenait à son cadet, pour disparaître à jamais. Voler, massacrer, torturer parfois, lui avaient semblé tellement plus simple, plus lucratif aussi. Au fond, il avait peine à se souvenir aujourd’hui de ses victimes et ne savait au juste s’il fallait y voir une bénédiction ou le signe avant-coureur de son inévitable damnation. Sauf une : un vieil homme. Pourquoi celui-là hantait-il parfois ses nuits ? Léon écarta ses larges mains d’un geste involontaire. Ce soir-là, elles avaient été gainées du sang de ce vieillard.
Léon titubait, saoul, lorsqu’il avait pénétré dans la maison. De cela il se souvenait fort bien. Des gloussements d’ivrognes lui avaient échappé. Le vieux lui avait juré sur son âme qu’il ne possédait rien. Léon s’était persuadé du contraire.
Il l’avait d’abord giflé avec violence, ne voyant même pas ses larmes, n’entendant pas non plus ses cris, puis ses gémissements. Le pauvre homme avait fini par avouer la cachette du mince crucifix d’argent de son épouse, défunte depuis de longues années. La fureur avait secoué Léon : ce vieil abruti lui avait menti. Il avait tiré son couteau et balafré les joues ridées et jaunâtres. Le sang avait dégouliné. Le vieux gémissait, suppliait, pleurait, sorte d’indistinct bruit de fond. Exaspéré, Léon l’avait poussé avec brutalité. Un choc sourd. Sa tête avait heurté le coin de la cheminée. Il s’était effondré, mort, le crâne enfoncé. D’abord hors de lui, Léon avait tout retourné dans la maisonnette. Rien, si ce n’était un peu de vile monnaie. Tellement plus simple, plus lucratif aussi.
Soudain, il s’était rendu compte qu’il avait pris une vie, une autre, pour un gain qui ne lui offrirait pas même un gobelet de vilain vin. Dégrisé, il s’était agenouillé à côté du vieillard, priant pour leurs deux âmes. Il avait serré la tête meurtrie contre lui, le sang tiède recouvrant ses mains. Il était demeuré ainsi une bonne partie de la nuit, l’esprit vide de toutes pensées à l’exception d’une seule : il avait tant tué, tant volé, tellement plus simple, plus lucratif aussi. Pourtant, il était seul, sans le sou. Il avait perdu son âme et même les cruchons de vin et les filles au ventre facile n’apaisaient plus son aversion de lui-même.
Il n’avait jamais confié l’étendue de ses crimes à Béatrice d’Antigny lorsqu’il lui avait offert son service. Sans doute les avait-elle peu à peu devinés, du moins en partie. Ne lui avait-elle pas déclaré un jour :
— Seuls les gens de haut sont inexcusables lorsqu’ils ne se comportent pas en gens d’honneur. Si l’honnêteté, la bravoure, la dignité sont des devoirs, ce sont aussi des luxes. Toutefois, ils peuvent appartenir à tous, si l’on en veut. Ils demandent grand labeur. Il s’agit d’un effort continuel que l’on ne poursuit pas pour plaire aux autres mais à soi. La scélératesse, la petitesse, la couardise sont tellement plus simples. Vois-tu, Léon, je me contre-moque des autres. Sais-tu pourquoi ? Parce que je suis mon juge le plus implacable et que je ne parviens pas à me mentir. Dieu me pardonnerait sans doute mes offenses, moi pas.
L’attachement, l’amour qu’il ressentait pour elle naissaient en partie de cela. Elle ignorait la pitié. Pourtant, son âme était vierge de souillure. Et Léon avait été fasciné par le spectacle de cette âme indemne. Il s’était peu à peu convaincu que sa fréquentation pourrait, peut-être, laver un peu la sienne. Juste un fragment, un éclat qui puisse certifier qu’il n’avait pas perdu toute humanité. L’idée que l’on veuille la tuer le ramenait des années en arrière, vers son temps de barbarie, un temps dont il ne voulait plus. Planté sur la dernière marche, il s’efforça au calme, ordonnant à son cœur, à son souffle de reprendre un rythme normal.
Elle se montrait sans pitié, mais jamais elle n’avait tué par humeur, par facilité, par intérêt ou par peur.
Sans doute son visage portait-il encore les ravages de sa férocité de jadis car, lorsqu’il pénétra dans l’immense cuisine, un silence compact se fit, seulement troublé par le crépitement des flammes dans les deux cheminées qui se faisaient face. Une louche chut sur le sol dallé de pierre, rebondissant dans ce qui parut un fracas. Tous le fixaient comme si une sorte de prescience les avait avertis de l’imminence d’un cataclysme. L’imagina-t-il ou la jeune Sidonie se recula-t-elle avec discrétion derrière un souillon de cuisine à peine sorti de l’enfance ?
Le regard du géant balaya la vaste pièce voûtée, l’immense table centrale qui courait en son milieu sur presque toute sa longueur, alourdie de pots, de marmites, de broches, de volailles à plumer, de champignons1, de jattes de crème, d’écuelles de sang de porc, d’ustensiles. Une jeune femme était installée sur le banc qui la flanquait, figée dans son geste, un canard dans une main, une touffe de plumes dans l’autre. Dans un coin, ouvrant au sol, l’orifice qui permettait de jeter des détritus pour nourrir les carpes aveugles du vivier creusé sous la cuisine. Suspendues à des crocs alignés sur l’un des murs, des cochonnailles diverses achevaient de sécher, gratons2, jambons, oreilles de porc, des friandises à croquer en mise en bouche.
— Maître cuisinier, maître saucissier, maître fournier, j’ai à vous parler. Dehors.
Les trois hommes se consultèrent du regard et obtempérèrent, l’air inquiet. Ils escortèrent Léon dans le couloir et s’éloignèrent de quelques pas de la large entrée. Léon les fixa tour à tour, le visage fermé. Enfin, le fournier s’enquit, assez incertain :
— Messire Léon, vos visites sont rares… mais bienvenues. Aussi, la baronne aurait-elle à se plaindre de notre service ?
Le saucissier avait pâli et regardait ses socques avec une extrême attention. Il s’humidifia les lèvres de la langue. Le cuisinier, un petit homme rond et jovial, semblait se demander ce qu’il faisait là et s’il avait, par malheur, trop relevé un plat.
D’une voix glaciale, Léon reprit :
— Non pas. Du moins jusque-là. Qui prépare chaque soir le vin chaud de notre seigneur ?
Sa question, pourtant fort simple, parut jeter les trois autres dans une agitation d’incompréhension. Ils se regardaient, haussant les sourcils, secouant la tête. Léon se fit encore moins amène :
— Avez-vous perdu le sens ? La question est fort intelligible. Qui le prépare ? Avant que ma bile ne s’échauffe !
Le cuisinier rondelet lui jeta un regard éperdu et avoua :
— Eh bien, messire, moi, le plus souvent… Ah, Dieu du ciel… mon vin aurait-il donné des aigreurs de ventre à notre seigneur ?
— Le plus souvent ? Qui d’autre ?
— Ma foi, selon l’heure et l’occupation, un peu tout le monde. Lui et lui, acheva-t-il en désignant ses compères, dont le saucissier toujours perdu dans la contemplation de ses socques et dont le regard n’avait pas croisé une seule fois celui de Léon. Parfois un serviteur. Ce n’est guère compliqué. Un peu de vin, de miel, de cannelle, de muscade et de gingembre, un clou de girofle, qu’il convient d’ôter ensuite pour que notre seigneur ne risque pas de l’avaler… le tour est vite joué !
— Plein de gens, donc ? insista Léon que cette précision rassérénait un peu.
Cinq ou six personnes ne pouvaient avoir décidé d’empoisonner Béatrice. Ce geste odieux n’était l’œuvre que d’une seule personne. En d’autres termes, la préparation du breuvage n’était pas en cause. Il était enherbé ensuite, alors qu’on le montait à la baronne. Son enquête se resserrait.
— Oui-da. S’est-elle plainte ?
— Non pas. Me faut-il justifier mes demandes, l’homme ? Oublies-tu qui je suis ?
Le cuisinier recula d’un pas, assez effrayé, bredouillant :
— Oh non, messire, non… L’homme de confiance de notre seigneur peut exiger… jusqu’à mes secrets de sauces !
Léon réprima un sourire. Fichtre, ses secrets de sauces qu’il protégeait au point de ne les confectionner qu’en écartant tous ses aides et ses souillons afin qu’ils ne puissent les deviner.
— Maître saucissier ?
— Messire, répondit l’autre d’une voix tremblante, sans lever les yeux.
— Ton regard, l’homme, avant que j’y voie offense… ou pis.
Clignant des paupières nerveusement, l’autre obéit. Le bas de ses joues tremblait de peur. Ce coquin-là avait quelque chose à se reprocher, Léon en aurait mis la main au feu.
— Euh… messire ?
— Rien.
L’autre fit mine de repartir vers le havre des cuisines, l’ordre de Léon claqua :
— Reste ! Je n’en ai pas terminé avec toi. (Se tournant à nouveau vers le cuisinier dont il aurait juré qu’il n’avait rien d’un tueur abject, Léon demanda :) Qui porte son vin de nuit à notre seigneur ?
— Ma foi… messire, tout dépend de qui se trouve là… Je l’ai moi-même monté à une ou deux reprises, il y a bien longtemps… D’autant que c’est… embarrassant… Enfin, la baronne peut être en vêtement de nuit… Mieux vaut une femme… Sidonie, qui est toute dévouée à notre maîtresse, insiste maintenant pour lui apporter son vin. Parfois, Clotilde se trouve là et la remplace.
— Or donc, c’est surtout Sidonie ?
— En effet.
Le fournier ajouta :
— Elle n’a point d’heure pour servir notre seigneur. Elle peut rester jusqu’à la pleine nuit afin de s’assurer que la baronne Béatrice n’aura besoin de rien. Son zèle et son empressement sont méritoires ; d’ailleurs, notre maîtresse l’a distinguée et placée à son service personnel.
— Il est vrai. Le merci. Vous pouvez vaquer à vos tâches, sauf toi, précisa-t-il en désignant d’un index menaçant le saucissier qui sembla sur le point de tomber en pâmoison. Tu me suis. Dehors.
Les deux autres ne se firent pas prier et abandonnèrent leur compère.
— Passe devant moi, l’homme. J’ai envie d’une petite causerie.
— Mais… messire, messire… je vois pas…
— Tu vas vite le voir.
Léon le poussa sans ménagement dans l’escalier, le rattrapant par l’arrière de son tablier lorsque l’autre trébucha et manqua de s’affaler.
— Avance. Ne joue pas les pucelles effarouchées ! Ma patience a de courtes limites.
— J’vous assure… messire… Je…
— Avance !
Ils n’avaient pas mis un pied dans la cour d’honneur que Léon plaquait le saucissier contre le mur. Le choc de son crâne sur les pierres lui rappela un vieillard qui n’aurait jamais dû trépasser de sa main. Deux gardes du chemin de ronde, appuyés sur leurs pertuisanes3, contemplaient la scène, contents de cette distraction inattendue. L’énorme main de Léon s’abattit sur la gorge de l’homme. Il déclara d’un ton plat :
— Tu craches ce que tu retiens ou tu meurs. Le choix est tien.
Gêné par la pression qui lui comprimait le larynx, l’autre gargouilla :
— J’comprends pas… je…
La poigne se fit encore plus dure.
— Veux-tu que ton mufle ressemble sous peu à l’une de tes saucisses de sang ? J’ai tué tant de gens, l’homme ! Et pour bien moins que cela. La vérité, à l’instant.
Des larmes de douleur et de terreur montèrent aux yeux du saucissier qui pleurnicha :
— Messire… on l’fait tous… Ça s’appelle la gratte… Pas de quoi fouetter un chat… J’suis raisonnable… je vous l’jure… Le fournier aussi… y’r’vend quec’ pains, quec’ oublies…
— De quoi me parles-tu ?
— Ben, d’la gratte… Je r’vends un peu, presque rien, aux marchands qui passent… Pas grand-chose, sur ma vie… Quelques deniers par-ci, par-là… c’est pour ma fille qui va s’établir… Pas d’manque pour notre seigneur… La différence se sent pas…
L’emprise de Léon se desserra. Doux Jésus. Un pilleur de saucisses et de rissoles, quand il cherchait un assassin de la pire espèce ! Une gifle monumentale s’abattit sur la joue de l’homme qui, déséquilibré, chut au sol.
— Minable canaille !