XXXV

Château de Saint-Ouen-en-Pail,
 août 1306, ce même jour

Nombre de ceux qui avaient croisé l’inquiétante femme sans âge, aux longs cheveux frisés, aux lourds bijoux d’argent ciselés en un temps lointain et oublié de presque tous, son freux perché sur l’épaule, en seraient restés bouche bée en découvrant la « tanière » d’Igraine. Il est vrai que la mage ne tolérait l’intrusion que de deux personnes : Béatrice et, tout récemment, Clotilde. Nul animal empaillé, gueule ouverte, babines retroussées. Nul récipient dans lequel macéraient des cadavres de crapauds ou de vipères. Nulle odeur nauséabonde. Pas le moindre crâne humain accueillant le visiteur de ses orbites béantes. De plaisants effluves d’encens, mélange de cannelle et de muscade, flottaient au contraire dans la longue pièce. De joyeux bouquets de fleurs champêtres égayaient la grande table, ponctuant des piles de livres. Le freux Arthur s’était perché sur le dossier du fauteuil où sa maîtresse avait pris place. Il surveillait le ciel par la large fenêtre vitrée de losanges de verre, ouvrant parfois le bec sur un croassement muet, tendant une patte puis l’autre en signe d’impatience, saluant l’espace infini de hochements de tête.

Igraine tourna la tête pour observer son manège, le même chaque après-midi après none. Elle caressa les plumes fortes de ses ailes en murmurant d’une voix presque enfantine :

— L’heure n’est pas encore arrivée, mon tout beau. Ne t’inquiète, elle se rapproche. Prenons notre mal en patience. Après tout, nous attendons depuis si longtemps.

Le freux la considéra de ses prunelles sombres comme le néant. Il se rapprocha en sautillant sur le dossier et frôla la chevelure frisée de son bec.

Soudain, le beau visage émacié de la mage se figea. Elle se redressa et expliqua à l’animal :

— Tiens… j’ai le sentiment que certains des pouvoirs qui m’avaient désertée me reviennent. L’heure s’approche, en vérité. Je vois Clotilde. Elle ne tardera pas à frapper à notre porte.

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De fait, quelques instants plus tard, un grattement discret se fit entendre.

Igraine déverrouilla le battant et fit pénétrer la servante qui jetait des regards inquiets autour d’elle.

— Non, vous n’avez pas été suivie, ma bonne Clotilde. Je l’aurais senti, la rassura la grande femme. Vous semblez toute retournée.

— Madame Julienne… Je l’ai entendue annoncer au sieur Joliet qu’elle allait prier. J’ai… un peu honte, toutefois, j’ai plaqué mon oreille à sa porte. Elle nous la baille belle avec ses prières, la donzelle ! J’ai entendu le grincement des vantaux de son cabinet. Elle a fourragé dedans durant un bon moment. Ah, madame, je ne sais ce qu’elle y cache, mais je me méfie d’elle et de ses inventions. Il me faut l’apprendre. Je l’ai entendue chantonner.

— Chantonner ?

— Dame Igraine, un affreux pressentiment m’habite. Vous savez comme moi l’exécration qu’elle éprouve pour sa sœur d’alliance.

— Ah… mais Béatrice s’en distrait parce qu’elle la croit quantité négligeable, et lorsqu’on tente de la mettre en garde par des insinuations, elle les balaie d’un geste de main.

— Elle a tort, avec tout mon respect.

— Certes. Cela étant, Léon est également tombé dans le benoît panneau. Parce qu’elle est encore plus sotte qu’elle n’est laide, tous deux la croient inoffensive.

— Et vous, comment parvîntes-vous à un jugement contraire ?

Un joli sourire chaleureux découvrit les dents d’Igraine qui avoua :

— Voilà une question qu’il convient de poser à Arthur. Il flaire mes ennemis mieux que moi et n’aime pas Julienne. Je l’ai su dès notre première rencontre, lorsqu’il a enfoncé ses serres dans la chair de mon épaule à me faire mal, et aux mouvements exaspérés de sa tête qui me la désignaient.

— Il nous faut savoir ce que renferme ce cabinet, plaida Clotilde. Je puis forcer les serrures mais elle s’en rendra compte aussitôt.

— N’en faites surtout rien, ma bonne. Croyez-vous vraiment qu’une serrure de cabinet puisse me résister ?

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Pendant ce temps, dans la salle du château, Béatrice ordonnait :

— C’est exclu ! Vous voyez-vous, armé d’une doloire1 ou d’une fourche-fière2, faire le chemin seul jusqu’au village au soir échu ? Votre jument de Perche est certes robuste et d’allure imposante, mais la valeureuse bête n’est pas taillée pour un long galop de fuite !

— Je puis me défendre de ma courte épée, madame, insista Druon.

Les lèvres de la baronne se crispèrent de colère. Elle passa la main sur son front moite et tonna d’une voix rauque en s’avançant vers lui à le frôler :

— Seriez-vous devenu bien sourd ? C’est un ordre ! Mon devoir est de protéger mes gens. Or vous en faites partie, même s’il vous déplaît, et ceci jusqu’à ce que vous m’ayez remboursé vos vies, la vôtre et celle de votre galopin3. Léon vous accompagnera donc jusqu’aux abords du village, et vous laissera poursuivre seul votre route lorsqu’il jugera que vous ne pouvez plus être attaqué. Il vous attendra pour vous escorter durant le retour.

— Je…

À dire vrai, Druon était si inquiet par la tournure de la discussion, l’ire qu’il percevait chez la baronne, que son esprit enregistra un détail sans pour autant l’analyser.

— Il suffit ! Trêve de vos enfantillages. Ils nous lassent et sont indignes d’un mire qui se prétend aesculapius !

La rebuffade faite sur un ton de mépris mit le feu aux joues du jeune mire, qui se tient coi.

1- Hache à long tranchant et court collet dont se servaient les tonneliers et les charrons.

2- Fourche terminée de deux dents longues très aiguës.

3- Petit garçon à qui l’on donnait la pièce pour faire des courses.